Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le hibou ou moyen duc

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 177-182).

LE HIBOU OU MOYEN DUC

Le hibou[NdÉ 1], otus ou moyen duc, a, comme le grand duc, les oreilles fort ouvertes et surmontées d’une aigrette composée de six plumes tournées en avant[1] ; mais ces aigrettes sont plus courtes que celles du grand duc, et n’ont guère plus d’un pouce de longueur ; elles paraissent proportionnées à sa taille, car il ne pèse qu’environ dix onces, et n’est pas plus gros qu’une corneille ; il forme donc une espèce évidemment différente de celle du grand duc, qui est gros comme une oie, et de celle du scops ou petit duc, qui n’est pas plus grand qu’un merle, et qui n’a au-dessus des oreilles que des aigrettes très courtes. Je fais cette remarque parce qu’il y a des naturalistes qui n’ont regardé le moyen et le petit duc que comme de simples variétés d’une seule et même espèce : le moyen duc a environ un pied de longueur de corps depuis le bout du bec jusqu’aux ongles, trois pieds de vol ou d’envergure, et cinq ou six pouces de longueur de queue ; il a le dessus de la tête, du cou, du dos et des ailes rayé de gris, de roux et de brun ; la poitrine et le ventre sont roux, avec des bandes brunes irrégulières et étroites ; le bec est court et noirâtre, les yeux sont d’un beau jaune, les pieds sont couverts de plumes rousses jusqu’à l’origine des ongles, qui sont assez grands et d’un brun noirâtre ; on peut observer de plus qu’il a la langue charnue et un peu fourchue, les ongles très aigus et très tranchants, le doigt extérieur mobile et pouvant se tourner en arrière, l’estomac assez ample, la vésicule du fiel très grande, les boyaux longs d’environ vingt pouces, les deux cæcums de deux pouces et demi de profondeur, et plus gros à proportion que dans les autres oiseaux de proie. L’espèce en est commune et beaucoup plus nombreuse dans nos climats[2] que celle du grand duc, qu’on n’y rencontre que rarement en hiver, au lieu que le moyen duc y reste toute l’année, et se trouve même plus aisément en hiver qu’en été : il habite ordinairement dans les anciens bâtiments ruinés, dans les cavernes des rochers[3], dans le creux des vieux arbres, dans les forêts en montagne, et ne descend guère dans les plaines[NdÉ 2] ; lorsque d’autres oiseaux l’attaquent, il se sert très bien et des griffes et du bec ; il se retourne aussi sur le dos pour se défendre quand il est assailli par un ennemi trop fort.

Il paraît que cet oiseau, qui est commun dans nos provinces d’Europe, se trouve aussi en Asie, car Belon dit en avoir rencontré un dans les plaines de Cilicie.

Il y a dans cette espèce plusieurs variétés dont la première se trouve en Italie, et a été indiquée par Aldrovande ; ce hibou d’Italie est plus gros que le hibou commun, et en diffère aussi par les couleurs : voyez et comparez les descriptions qu’il a faites de l’un et de l’autre[4].

Ces oiseaux se donnent rarement la peine de faire un nid, ou se l’épargnent en entier, car tous les œufs et les petits qu’on m’a apportés ont toujours été trouvés dans des nids étrangers, souvent dans des nids de pies, qui, comme l’on sait, abandonnent chaque année leur nid pour en faire un nouveau, quelquefois dans des nids de buses, mais jamais on n’a pu me trouver un nid construit par un hibou ; ils pondent ordinairement quatre ou cinq œufs, et leurs petits, qui sont blancs en naissant, prennent des couleurs au bout de quinze jours.

Comme ce hibou n’est pas fort sensible au froid, qu’il passe l’hiver dans notre pays, et qu’on le trouve en Suède comme en France[5], il a pu passer d’un continent à l’autre ; il paraît qu’on le retrouve en Canada et dans plusieurs autres endroits de l’Amérique septentrionale[6] ; il se pourrait même que le hibou de la Caroline[NdÉ 3], décrit par Catesby[7], et celui de l’Amérique méridionale, indiqué par le P. Feuillée[8], ne fussent que des variétés de notre hibou, produites par la différence des climats, d’autant qu’ils sont à très peu près de la même grandeur, et qu’ils ne diffèrent que par les nuances et la distribution des couleurs.

On se sert du hibou et du chat-huant[9] pour attirer les oiseaux à la pipée, et l’on a remarqué que les gros oiseaux viennent plus volontiers à la voix du hibou, qui est une espèce de cri plaintif ou de gémissement grave et allongé, clow, cloud, qu’il ne cesse de répéter pendant la nuit, et que les petits oiseaux viennent en plus grand nombre à celle du chat-huant, qui est une voix haute, une espèce d’appel, hoho, hoho : tous deux font pendant le jour des gestes ridicules et bouffons en présence des hommes et des autres oiseaux. Aristote n’attribue cette espèce de talent ou de propriété qu’au hibou ou moyen duc, otus ; Pline la donne au scops, et appelle ces gestes bizarres motus satyricos ; mais ce scops de Pline est le même oiseau que l’otos d’Aristote, car les Latins confondaient sous le même nom, scops, l’otos et le scops des Grecs, le moyen duc et le petit duc, qu’ils réunissaient sous une seule espèce et sous le même nom, en se contentant d’avertir qu’il existait néanmoins de grands scops et de petits.

C’est en effet au hibou, otus, ou moyen duc, qu’il faut principalement appliquer ce que disent les anciens de ces gestes bouffons et mouvements satyriques ; et comme de très habiles physiciens et naturalistes ont prétendu que ce n’était point au hibou, mais à un autre oiseau d’un genre tout différent, qu’on appelle la demoiselle de Numidie[NdÉ 4], qu’il faut rapporter ces passages des anciens, nous ne pouvons nous dispenser de discuter ici cette question et de relever cette erreur.

Ce sont MM. les anatomistes de l’Académie des sciences, qui, dans la description qu’il nous ont donnée de la demoiselle de Numidie, ont voulu établir cette opinion, et s’expriment dans les termes suivants : « L’oiseau (disent-ils) que nous décrivons est appelé demoiselle de Numidie parce qu’il vient de cette province d’Afrique, et qu’il a certaines façons par lesquelles on a trouvé qu’il semblait imiter les gestes d’une femme qui affecte de la grâce dans son port et dans son marcher, qui semble tenir souvent quelque chose de la danse : il y a plus de deux mille ans que les naturalistes qui ont parlé de cet oiseau l’ont désigné par cette particularité de l’imitation des gestes et des contenances de la femme. Aristote lui a donné le nom de bateleur, de danseur et de bouffon, contrefaisant ce qu’il voit faire… Il y a apparence que cet oiseau danseur et bouffon était rare parmi les anciens, parce que Pline croit qu’il est fabuleux, en mettant cet animal, qu’il appelle satyrique, au rang des pégases, des griffons et des sirènes ; il est encore croyable qu’il a été jusqu’à présent inconnu aux modernes, puisqu’ils n’en ont point parlé comme l’ayant vu, mais seulement comme ayant lu dans les écrits des anciens la description d’un oiseau appelé scops et otus par les Grecs, et asio par les Latins, à qui ils avaient donné le nom de danseur, de bateleur et de comédien, de sorte qu’il s’agit de voir si notre demoiselle de Numidie peut passer pour le scops et pour l’otus des anciens ; la description qu’ils nous ont laissée de l’otus ou scops consiste en trois particularités remarquables… la première est d’imiter les gestes… la seconde est d’avoir des éminences de plumes aux deux côtés de la tête en forme d’oreilles… et la troisième est la couleur du plumage, qu’Alexandre Myndien, dans Athénée, dit être de couleur de plomb : or la demoiselle de Numidie a ces trois attributs, et Aristote semble avoir voulu exprimer leur manière de danser, qui est de sauter l’une devant l’autre, lorsqu’il dit qu’on les prend quand elles dansent l’une contre l’autre. Belon croit néanmoins que l’otus d’Aristote est le hibou, par la seule raison que cet oiseau, à ce qu’il dit, fait beaucoup de mines avec la tête ; la plupart des interprètes d’Aristote, qui sont aussi de notre opinion, se fondent sur le nom d’otus, qui signifie ayant des oreilles ; mais ces espèces d’oreilles dans ces oiseaux ne sont pas tout à fait particulières au hibou, et Aristote fait assez voir que l’otus n’est pas le hibou, quand il dit que l’otus ressemble au hibou, et il y a apparence que cette ressemblance ne consiste que dans ces oreilles : toutes les demoiselles de Numidie que nous avons disséquées avaient aux côtés des oreilles ces plumes qui ont donné le nom à l’otus des anciens… Leur plumage était d’un gris cendré, tel qu’il est décrit par Alexandre Myndien dans l’otus. »

Comparons maintenant ce qu’Aristote dit de l’otus avec ce qu’en disent ici MM. de l’Académie : « Otus noctuæ similis est, pinnulis circiter aures eminentibus præditus, unde nomen accepit, quasi auritum dicas ; nonnulli eum ululam appellant, alii asionem. Blatero hic est, et hallucinator et planipes, saltantes enim imitatur. Capitur intentus in altero aucupe, altero circumeunte ut noctua. » L’otus, c’est-à-dire le hibou ou moyen duc, est semblable au noctua, c’est-à-dire au chat-huant ; ils sont, en effet, semblables soit par la grandeur, soit par le plumage, soit par toutes les habitudes naturelles : tous deux ils sont oiseaux de nuit, tous deux du même genre et d’une espèce très voisine, au lieu que la demoiselle de Numidie est six fois plus grosse et plus grande, d’une forme toute différente et d’un genre très éloigné, et qu’elle n’est point du nombre des oiseaux de nuit ; l’otus ne diffère, pour ainsi dire, du noctua que par les aigrettes de plumes qu’il porte sur la tête, auprès des oreilles, et c’est pour distinguer l’un de l’autre qu’Aristote dit : « pinnulis circiter aures eminentibus præditus, unde nomen accepit quasi auritum dicas. » Ce sont de petites plumes, pinnulæ, qui s’élèvent droites et en aigrette auprès des oreilles, circiter aures eminentibus, et non pas de longues plumes qui se rabattent et qui pendent de chaque côté de la tête, comme dans la demoiselle de Numidie ; ce n’est donc pas de cet oiseau, qui n’a point d’aigrettes de plumes relevées et en forme d’oreilles, qu’a été tiré le nom de otus, quasi auritus ; c’est, au contraire, du hibou, qu’on pourrait appeler noctua aurita, que vient évidemment ce nom, et ce qui achève de le démontrer, c’est ce qui suit immédiatement dans Aristote : nonnulli eum (otum) ululam appellent, alii asionem. C’est donc un oiseau du genre des hiboux et des chouettes, puisque quelques-uns lui donnaient ces noms ; ce n’est donc point la demoiselle de Numidie, aussi différente de tous ces oiseaux qu’un dindon peut l’être d’un épervier. Rien, à mon avis, n’est donc plus mal fondé que tous ces prétendus rapports que l’on a voulu établir entre l’otus des anciens et l’oiseau appelé demoiselle de Numidie, et l’on voit bien que tout cela ne porte que sur les gestes et les mouvements ridicules que se donne la demoiselle de Numidie ; elle a, en effet, ces gestes bien supérieurement au hibou ; mais cela n’empêche pas que celui-ci, aussi bien que la plupart des oiseaux de nuit, ne soit blatero, bavard ou criard[10] ; hallucinator, se contrefaisant ; planipes, bouffon. Ce n’est encore qu’au hibou qu’on peut attribuer de se laisser prendre aussi aisément que les autres chouettes, comme le dit Aristote, etc. Je pourrais m’étendre encore plus sur cette critique en exposant et comparant ce que dit Pline à ce sujet ; mais en voilà plus qu’il n’en faut pour mettre la chose hors de doute et pour assurer que l’otos des Grecs n’a jamais pu désigner la demoiselle de Numidie et ne peut s’appliquer qu’à l’oiseau de nuit auquel nous donnons le nom de hibou ou moyen duc ; j’observerai seulement que tous ces mouvements bouffons ou satyriques attribués au hibou par les anciens appartiennent aussi à presque tous les oiseaux de nuit[11], et que dans le fait ils se réduisent à une contenance étonnée, à de fréquents tournements de cou, à des mouvements de tête en haut, en bas et de tous côtés, à des craquements de bec, à des trépidations de jambes et des mouvements de pieds, dont ils portent un doigt tantôt en arrière et tantôt en avant, et qu’on peut aisément remarquer tout cela en gardant quelques-uns de ces oiseaux en captivité ; mais j’observerai encore qu’il faut les prendre très jeunes lorsqu’on veut les nourrir ; les autres refusent toute la nourriture qu’on leur présente dès qu’ils sont enfermés.


Notes de Buffon
  1. Aldrovande dit avoir observé que chaque plume auriculaire qui compose l’aigrette peut se mouvoir séparément, et que la peau qui recouvre la cavité des oreilles naît de la partie intérieure la plus voisine de l’œil.
  2. Il est plus commun en France et en Italie qu’en Angleterre. On le trouve très fréquemment en Bourgogne, en Champagne, en Sologne et dans les montagnes de l’Auvergne.
  3. « Sta il gufo nelle grotte, per le buche degli alberi, nell’antriaglie o crepature di muri e tetti di case disabitate, ne dirupi e luaghi cremi. » Olina, Ucceller., fog. 56.
  4. Aldrov., Avi., t. Ier, p. 519.
  5. « Strix capile aurilo, pennis sex. » Linn., Faun. Suec., no 47.
  6. C’est au hibou commun ou moyen duc qu’il faut appliquer le passage suivant. « On entend durant la nuit, presque dans toutes nos îles, une sorte de chat-huant qu’on appelle canot, qui jette un cri lugubre comme qui crierait au canot, ce qui lui a fait porter ce nom ; ces oiseaux ne sont pas plus gros que des tourterelles, mais ils sont tout semblables en leur plumage aux hiboux que nous voyons communément en France ; ils ont deux ou trois petites plumes aux deux côtés de la tête, qui semblent être des oreilles : il se rassemble quelquefois sept ou huit de ces oiseaux au-dessus des toits, où ils ne cessent de crier pendant toute la nuit. » — Par la comparaison de la grandeur de ce hibou avec une tourterelle, il semblerait que c’est le scops ou petit duc ; mais s’il a, comme le dit l’auteur, plusieurs plumes éminentes aux côtés de la tête, ce ne peut être qu’une variété de l’espèce du moyen duc. Ce même auteur ajoute que le chat-huant canadien n’a de différence du français qu’une petite fraise blanche autour du cou et un cri particulier. Histoire de la Nouvelle-France, par Charlevoix, t. III, p. 56.
  7. Voyez la description et la figure coloriée de cet oiseau dans l’Histoire naturelle de la Caroline, par Catesby, p. 7, pl. vii.
  8. « Bubo ocro-cinereus pectore maculoso. » Feuillée, Obser. physiq., p. 59, avec une figure. — Il paraît qu’on peut rapporter à ce hibou de l’Amérique méridionale, indiqué par le P. Feuillée, celui dont Fernandès fait mention sous le nom de tecololt, qui se trouve au Mexique et à la Nouvelle-Espagne ; mais ceci n’est qu’une vraisemblance fondée sur les rapports de grandeur et de climat, car Fernandès n’a donné non seulement aucune figure des oiseaux dont il parle, mais même aucune description assez détaillée pour qu’on puisse les reconnaître.
  9. « Il gufo altramente barbagianni uccellaccio notturno in forma di civetta (chat-huant), grosso quanto una gallina, con le penne dal lato del capo che paion due cornicine, di color giallo, mesticato con profilatura di nero. Con questo succella a animali grossi come cutte cornachic et nibbii con la civetta a uccelletti d’ogni sorte. » Olina, Ucceller., fog. 56.
  10. M. Frisch, en parlant de ce hibou, dit que son cri est très fréquent et fort, qu’il ressemble aux huées des enfants lorsqu’ils poursuivent quelqu’un dont ils se moquent, que cependant ce cri est commun à plusieurs espèces de chouettes. (Voyez Frisch, à l’article des oiseaux nocturnes.)
  11. Tous les hiboux peuvent tourner leur tête comme l’oiseau appelé torcol. Si quelque chose d’extraordinaire arrive, ils ouvrent de grands yeux, dressent leurs plumes et paraissent une fois plus gros ; ils étendent aussi les ailes, se baissent ou s’accroupissent, mais ils se relèvent promptement, comme étonnes ; ils font craquer deux ou trois fois leur bec. Idem, ibidem.
Notes de l’éditeur
  1. Otus vulgaris L. [Note de Wikisource : actuellement Asio otus Linnæus, vulgairement hibou moyen-duc]. Les Otus se distinguent des Bubo par leur taille moins considérable, par un cercle complet, mais irrégulier, de plumes autour de l’œil, par des conques auditives plus grandes, étendues en demi-cercle du bec au sommet de la tête et par des ailes plus longues, atteignant ou même dépassant l’extrémité de la queue.
  2. Le hibou habite de préférence les forêts. Il ne se rapproche qu’accidentellement des villages, où on le trouve surtout dans les vergers. Il est, du reste, très peu craintif. Il ne vit par paires qu’au moment des amours. Pendant le reste de l’année il forme souvent des bandes de dix, quinze ou vingt individus. Il ne mange que peu d’oiseaux ; il fait surtout sa nourriture de rats, de mulots et autres petits mammifères. Il peut donc être classé parmi les oiseaux utiles et que l’on doit protéger. D’après Brehm, « lorsqu’on prend de jeunes hiboux encore couverts de leur duvet, et que l’on s’occupe d’eux, ils deviennent bientôt très privés et sont très plaisants. »
  3. Strix (Otus) nævia Lath. [Note de Wikisource : probablement la sous-espèce nævius de l’actuel Megascops asio Linnæus, vulgairement petit-duc maculé].
  4. C’est un héron, Ardea virgo L., oiseau de l’ordre des Échassiers [Note de Wikisource : cet oiseau est une grue, actuellement Grus virgo Linnæus, vulgairement grue demoiselle].