Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le gros-bec

LE GROS-BEC[1]


Le gros-bec[NdÉ 1] est un oiseau qui appartient à notre climat tempéré, depuis l’Espagne et l’Italie jusqu’en Suède. L’espèce, quoique assez sédentaire, n’est pas nombreuse ; on voit toute l’année cet oiseau dans quelques-unes de nos provinces de France, où il ne disparaît que pour très peu de temps pendant les hivers les plus rudes[2] ; l’été il habite ordinairement les bois, quelquefois les vergers, et vient autour des hameaux et des fermes en hiver. C’est un animal silencieux dont on entend très rarement la voix, et qui n’a ni chant ni même aucun ramage décidé[3] ; il semble qu’il n’ait pas l’organe de l’ouïe aussi parfait que les autres oiseaux, et qu’il n’ait guère plus d’oreille que de voix, car il ne vient point à l’appeau, et, quoique habitant des bois, on n’en prend pas à la pipée. Gessner, et la plupart des naturalistes après lui, ont dit que la chair de cet oiseau est bonne à manger ; j’en ai voulu goûter et je ne l’ai trouvée ni savoureuse ni succulente.

J’ai remarqué qu’en Bourgogne il y a moins de ces oiseaux en hiver qu’en été, et qu’il en arrive un assez grand nombre vers le 10 d’avril ; ils volent par petites troupes et vont en arrivant se percher dans les taillis ; ils nichent sur les arbres et établissent ordinairement leur nid[4] à dix ou douze pieds de hauteur à l’insertion des grosses branches contre le tronc ; ils le composent comme les tourterelles avec des bûchettes de bois sec et quelques petites racines pour les entrelacer ; ils pondent communément cinq œufs bleuâtres tachetés de brun. On peut croire qu’ils ne produisent qu’une fois l’année, puisque l’espèce en est si peu nombreuse ; ils nourrissent leurs petits d’insectes, de chrysalides, etc., et, lorsqu’on veut les dénicher, ils les défendent courageusement et mordent bien serré ; leur bec épais et fort leur sert à briser les noyaux et autres corps durs ; et, quoiqu’ils soient granivores, ils mangent aussi beaucoup d’insectes : j’en ai nourri longtemps dans des volières, ils refusent la viande, mais mangent de tout le reste assez volontiers ; il faut les tenir dans une cage particulière, car sans paraître hargneux, et sans mot dire, ils tuent les oiseaux (plus faibles qu’eux) avec lesquels ils se trouvent enfermés ; ils les attaquent non en les frappant de la pointe du bec, mais en pinçant la peau et emportant la pièce. En liberté ils vivent de toutes sortes de grains, de noyaux ou plutôt d’amandes de fruits ; les loriots mangent la chair des cerises et les gros-becs cassent les noyaux et en mangent l’amande. Ils vivent aussi de graines de sapins, de pins, de hêtres, etc.[NdÉ 2].

Cet oiseau solitaire et sauvage, silencieux, dur d’oreille et moins fécond que la plupart des autres oiseaux, a toutes ses qualités plus concentrées en lui-même, et n’est sujet à aucune des variétés qui, presque toutes, proviennent de la surabondance de la nature. Le mâle et la femelle sont de la même grosseur et se ressemblent assez[5]. Il n’y a dans notre climat aucune race différente, aucune variété de l’espèce, mais il y a beaucoup d’espèces étrangères qui paraissent en approcher plus ou moins, et dont nous allons faire l’énumération dans l’article suivant.


Notes de Buffon
  1. Le gros-bec, ainsi nommé parce que son bec est plus gros que son corps ne paraît le comporter. On l’appelle aussi pinson à gros bec et mangeur de noyaux ; dans le Maine pinson royal ; en Picardie, grosse-tête ; en Sologne, malouasse ou amalouasse gare, pinson maillé ou ébourgeonneux ; de même que le bouvreuil, en Champagne, casse-rognon ; casse-noix ou casse-noyaux ; en Saintonge, gros pinson ou pinson d’Espagne ; en Périgord, durbec ; le tout selon M. Salerne. En quelques endroits, geai de bataille, coche-pierre ; suivant Gessner, qui a appliqué à cet oiseau le nom grec et latin, « coccothraustes, quod rostro suo coccos et interiora grana sive ossicula cerasorum confringere soleat ut nucleis vescatur ». Ce nom néanmoins pouvait appartenir à tout autre oiseau qui a ces mêmes habitudes ; car Hesychius et Varron, qui sont les seuls auteurs anciens où l’on trouve le nom des coccothraustes, ne le désignent en aucune façon et disent seulement, « coccothraustes avis quædam est ».
  2. On aurait peine à concilier cette observation dont je crois être sûr, avec ce que disent les auteurs de la Zoologie Britannique, qu’on le voit rarement en Angleterre, et qu’il n’y paraît jamais qu’en hiver ; à moins de supposer que comme il y a peu de bois en Angleterre il y a aussi très peu de ces oiseaux qui ne se plaisent que dans les bois, et que comme ils n’approchent des lieux habités que pendant l’hiver, les observateurs n’en auront vu que dans cette saison.
  3. M. Salerne dit que cet oiseau ne chante pas d’une manière désagréable, et un peu plus bas il ajoute que Belon a raison de dire qu’on le garde rarement en cage ; parce qu’il ne dit mot ou qu’il chante mal. Il faut écrire avec bien peu de soin pour dire ainsi deux choses contradictoires dans la même page ; ce que je puis dire moi-même, c’est que je n’ai jamais entendu chanter ou siffler aucun de ces oiseaux, que j’ai gardés longtemps dans des volières, et que les gens les plus accoutumés à fréquenter les bois m’ont assuré n’avoir que rarement entendu leur voix. Le mâle l’a néanmoins plus forte et plus fréquente que la femelle, qui ne rend qu’un son unique, un peu traîné et enroué, qu’elle répète de temps en temps.
  4. Nid de gros-bec trouvé le 24 avril 1774, sur un prunier à 10 ou 12 pieds de hauteur, dans une bifurcation de branche, de forme ronde hémisphérique, composé en dehors de petites racines et d’un peu de lichen ; en dedans de petites racines plus menues et plus fines ; contenant quatre œufs de forme ovoïde un peu pointue : grand diamètre 9 à 10 lignes ; petit diamètre 6 lignes : taches d’un brun olivâtre, et des traits irréguliers noirâtres peu marqués sur un fond vert-clair-bleuâtre. Note communiquée par M. Gueneau de Montbeillard.
  5. Quelqu’un qui n’aurait pas comparé ces oiseaux en nature, et qui s’en rapporterait à la description de M. Brisson, croirait qu’il y a de grandes différences entre la femelle et le mâle, d’autant que cet auteur dit positivement que « la femelle diffère du mâle par ses couleurs qui, « outre qu’elles ne sont pas si vives, sont différentes en quelques endroits, » et il ajoute à cela une page et demie d’écriture pour l’énumération de ces prétendues différences ; mais, dans le vrai et en peu de mots, toutes ces différences se réduisent, comme il le dit lui-même, à un peu moins de vivacité dans les couleurs de la femelle et en ce qu’elle a du grisblanc au lieu de noir depuis l’œil jusqu’à la base du bec ; au reste il y a bien peu d’oiseaux dans lesquels la différence des sexes en produise moins que dans celui-ci. — La première penne de l’aile n’est pas la plus longue de toutes, et elle a une tache blanche sur son côté intérieur comme la seconde et les suivantes où M. Brisson l’a vue sans parler de la première penne (t. III, p. 222). Cet oiseau a le vol un peu plus étendu que ne le dit M. Brisson ; le bec supérieur cendré mais d’une teinte plus claire près de la base ; le bec inférieur cendré sur les bords qui se resserrent, en sorte qu’ils s’emboîtent dans le bec supérieur ; le dessous est couleur de chair avec une teinte cendrée. La langue est charnue, petite et pointue ; le gésier très musculeux, précédé d’une poche contenant en été des grains de chénevis concassés, des chenilles vertes presque entières, de très petites pierres, etc. Dans un sujet que j’ai disséqué dernièrement, le tube intestinal du pharynx au jabot avait 3 pouces 1/2 de longueur, du gésier à l’anus environ un pied. Il n’y avait point de cæcum, ni de vésicule de fiel. Observations communiquées par M. Gueneau de Montbeillard, le 22 avril 1774.
Notes de l’éditeur
  1. Coccothraustes vulgaris (Loxia Coccothraustes L.) [Note de Wikisource : actuellement Coccothraustes coccothraustes Linnæus, vulgairement gros-bec casse-noyaux, de la famille des Fringillidés, qui comprend notamment, outre les gros-becs, durbecs et becs-croisés, les pinsons, bouvreuils, serins et roselins].
  2. Le Gros-bec, d’après Brehm père, entame les cerises, jette la pulpe, ouvre le noyau et mange la graine qui s’y trouve ; il fait cela en moins d’une minute et avec tant de force que l’on entend le bruit à une trentaine de pas. Il fait de même du fruit du charme. Il aime aussi les céréales et cause souvent de grands dégâts dans les champs et dans les jardins. On ne peut se figurer combien un seul de ces oiseaux peut détruire de pieds de plantes. C’est donc un oiseau à détruire avec soin.