Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le bec-croisé

LE BEC-CROISÉ

L’espèce du bec-croisé[NdÉ 1] est très voisine de celle du gros bec ; ce sont des oiseaux de même grandeur, de même figure, ayant tous deux le même naturel, les mêmes appétits[1], et ne différant l’un de l’autre que par une espèce de difformité qui se trouve dans le bec ; et cette difformité du bec-croisé, qui seul distingue cet oiseau du gros-bec, le sépare aussi de tous les autres oiseaux, car il est l’unique qui ait ce caractère ou plutôt ce défaut : et la preuve que c’est plutôt un défaut, une erreur de nature, qu’un de ses traits constants, c’est que le type en est variable, tandis qu’en tout il est fixe, et que toutes ses productions suivent une loi déterminée dans leur développement et une règle invariable dans leur position, au lieu que le bec de cet oiseau se trouve croisé, tantôt à gauche et tantôt à droite, dans différents individus. Et comme nous ne devons supposer à la nature que des vues fixes et des projets certains, invariables dans leur exécution, j’aime mieux attribuer cette différence de position à l’usage que cet oiseau fait de son bec, qui serait toujours croisé du même côté si de certains individus ne se donnaient pas l’habitude de prendre leur nourriture à gauche au lieu de la prendre à droite, comme dans l’espèce humaine on voit des personnes se servir de la main gauche de préférence à la main droite. L’ambiguïté de position dans le bec de cet oiseau est encore accompagnée d’un autre défaut qui ne peut que lui être très incommode : c’est un excès d’accroissement dans chaque mandibule du bec ; les deux pointes ne pouvant se rencontrer, l’oiseau ne peut ni becqueter, ni prendre de petits grains, ni saisir sa nourriture autrement que de côté ; et c’est pour cette raison que, s’il a commencé à la prendre à droite, le bec se trouve croisé à gauche, et vice versâ.

Mais comme il n’existe rien qui n’ait des rapports[NdÉ 2] et ne puisse par conséquent avoir quelque usage, et que tout être sentant tire parti même de ses défauts, ce bec difforme, crochu en haut et en bas, courbé par ses extrémités en deux sens opposés, paraît fait exprès pour détacher et enlever les écailles de pommes de pin et tirer la graine qui se trouve placée sous chaque écaille : c’est de ces graines dont cet oiseau fait sa principale nourriture ; il place le crochet inférieur de son bec au-dessous de l’écaille pour la soulever, et il la sépare avec le crochet supérieur ; on lui verra exécuter cette manœuvre en suspendant dans sa cage une pomme de pin mûre[2]. Ce bec crochu est encore utile à l’oiseau pour grimper : on le voit s’en servir avec adresse lorsqu’il est en cage pour monter jusqu’au haut des juchoirs ; il monte aussi tout autour de la cage, à peu près comme le perroquet, ce qui, joint à la beauté de ses couleurs, l’a fait appeler par quelques-uns perroquet d’Allemagne.

Le bec-croisé n’habite que les climats froids ou les montagnes dans les pays tempérés. On le trouve en Suède, en Pologne, en Allemagne, en Suisse, dans nos Alpes et dans nos Pyrénées. Il est absolument sédentaire dans les contrées qu’il habite et y demeure toute l’année ; néanmoins ils arrivent quelquefois comme par hasard et en grandes troupes dans d’autres pays ; ils ont paru en 1756 et 1757 dans le voisinage de Londres en grande quantité ; il ne viennent point régulièrement et constamment à des saisons marquées, mais plutôt accidentellement par des causes inconnues[3] ; on est souvent plusieurs années sans en voir. Le casse-noix et quelques autres oiseaux sont sujets à ces mêmes migrations irrégulières et qui n’arrivent qu’une fois en vingt ou trente ans. La seule cause qu’on puisse s’imaginer, c’est quelque intempérie dans le climat qu’habitent ces oiseaux, qui, dans de certaines années, aurait détruit ou fait avorter les fruits et les graines dont ils se nourrissent ; ou bien quelque orage, quelque ouragan subit, qui les aura tous chassés du même côté, car ils arrivent en si grand nombre et en même temps si fatigués, si battus, qu’ils n’ont plus de souci de leur conservation, et qu’on les prend, pour ainsi dire, à la main sans qu’ils fuient.

Il est à présumer que l’espèce du bec-croisé, qui habite les climats froids de préférence, se trouve dans le nord du nouveau continent, comme dans celui de l’ancien ; cependant aucun voyageur en Amérique n’en fait mention ; mais ce qui me porte à croire qu’on doit l’y trouver, c’est qu’indépendamment de la présomption générale toujours avérée, confirmée par le fait, que tous les animaux qui ne craignent pas le froid ont passé d’un continent à l’autre et sont communs à tous deux, le bec-croisé se trouve en Groenland, d’où il a été apporté à M. Edwards par des pêcheurs de baleines[4], et ce naturaliste, plus versé que personne dans la connaissance des oiseaux, remarque avec raison que les oiseaux, tant aquatiques que terrestres, qui fréquentent les hautes latitudes du Nord, se répandent indifféremment dans les parties moins septentrionales de l’Amérique et de l’Europe[5].

Le bec-croisé est l’un des oiseaux dont les couleurs sont les plus sujettes à varier : à peine trouve-t-on, dans un grand nombre, deux individus semblables, car non seulement les couleurs varient par les teintes, mais encore par leur position, et dans le même individu, pour ainsi dire, dans toutes les saisons et dans tous les âges. M. Edwards, qui a vu un très grand nombre de ces oiseaux, et qui a cherché les extrêmes de ces variations, peint le mâle d’un rouge couleur de rose, et la femelle d’un vert jaunâtre ; mais, dans l’un et dans l’autre, le bec, les yeux, les jambes et les pieds sont absolument de la même forme et des mêmes couleurs. Gessner dit avoir nourri un de ces oiseaux, qui était noirâtre au mois de septembre, et qui prit du rouge dès le mois d’octobre[6] ; il ajoute que les parties où le rouge commence à paraître sont le dessous du cou, la poitrine et le ventre, qu’ensuite le rouge devient jaune, que c’est surtout pendant l’hiver que les couleurs changent, et qu’on prétend qu’en différents temps elles tirent sur le rouge, sur le jaune, sur le vert et sur le gris cendré. Il ne faut donc pas faire une espèce ou une variété particulière, comme l’ont fait nos nomenclateurs modernes[7], d’un bec-croisé verdâtre trouvé dans les Pyrénées, puisqu’il se trouve également ailleurs, et que dans certaines saisons il y en a partout de cette couleur. Selon Frisch, qui connaissait parfaitement ces oiseaux, qui sont communs en Allemagne, la couleur du mâle adulte est rougeâtre ou d’un vert mêlé de rouge ; mais ils perdent ce rouge, comme les linotes, lorsqu’on les tient en cage, et ne conservent que le vert, qui est la couleur la plus fixe, tant dans les jeunes que dans les vieux ; c’est par cette raison qu’on l’appelle en quelques endroits de l’Allemagne krinis ou grünitz, comme qui dirait oiseau verdâtre. Ainsi les deux extrêmes de couleur n’ont pas été bien saisis par M. Edwards : il n’est pas à présumer, comme ses figures coloriées l’indiquent, que le mâle soit rouge et la femelle verte, et tout porte à croire que, dans la même saison et au même âge, la femelle ne diffère du mâle qu’en ce qu’elle a les couleurs plus faibles.

Cet oiseau, qui a tant de rapport au gros-bec, lui ressemble encore par son peu de génie ; il est plus bête que les autres oiseaux, on l’approche aisément, on le tire sans qu’il fuie, on le prend quelquefois à la main ; et comme il est aussi peu agile que peu défiant, il est la victime de tous les oiseaux de proie : il est muet pendant l’été, et sa voix, qui est fort peu de chose, ne se fait entendre qu’en hiver[8] ; il n’a nulle impatience dans la captivité, il vit longtemps en cage ; on le nourrit avec du chènevis écrasé, mais cette nourriture contribue à lui faire perdre plus promptement son rouge[9]. Au reste on prétend qu’en été sa chair est assez bonne à manger[10].

Ces oiseaux ne se plaisent que dans les forêts noires de pins et de sapins ; ils semblent craindre le beau jour et ils n’obéissent point à la douce influence des saisons : ce n’est pas au printemps mais au fort de l’hiver que commencent leurs amours ; ils font leurs nids dès le mois de janvier, et leurs petits sont déjà grands lorsque les autres oiseaux ne commencent qu’à pondre ; ils établissent le nid sous les grosses branches des pins et l’y attachent avec la résine de ces arbres ; ils l’enduisent de cette matière, en sorte que l’humidité de la neige ou des pluies ne peut guère y pénétrer ; les jeunes ont, comme les autres oiseaux, le bec, ou plutôt les coins de l’ouverture du bec jaunes, et ils le tiennent toujours ouvert tant qu’ils sont dans l’âge de recevoir la becquée. On ne dit pas combien ils font d’œufs, mais on peut présumer par leur grandeur, leur taille et leurs autres rapports avec les gros-becs, qu’ils en pondent quatre ou cinq, et qu’ils ne produisent qu’une seule fois dans l’année.


Notes de Buffon
  1. L’espèce du bec-croisé a paru à M. Frisch si voisine de celle du gros-bec, qu’il dit expressément qu’on pourrait les apparier ensemble pour en tirer des mulets, mais que comme tous deux ne chantent pas ou chantent mal, ils ne méritent pas qu’on prenne cette peine. Frisch, t. Ier, pl. 2, art. 6.
  2. Frisch, pl. 3, art. 6.
  3. Edwards, Glanures, p. 197.
  4. Edwards, Glanures, p. 197.
  5. Idem, ibidem.
  6. Gessner, Avi., p. 591.
  7. « Loxia pyrenaïca, et sub rufo nigricans ; cervice et capite coccineis. » Barrère, Ornithol., cl. 3, gen. 18, sp. 2. — Loxia rufescens. Le bec-croisé roussâtre. Brisson, Ornithol., p. 332.
  8. Gessner, loco citato.
  9. Idem, ibidem.
  10. Gessner et Frisch, loco citato.
Notes de l’éditeur
  1. Loxia curvirostra Linn. [Note de Wikisource : actuellement Loxia curvirostra Linnæus, vulgairement bec-croisé des sapins, Fringillidé peu apparenté aux gros-becs, mais plutôt aux sizerins et aux linottes].
  2. Il est incontestable qu’il n’existe pas un seul caractère morphologique des êtres vivants qui n’ait des rapports avec quelque autre trait d’organisation présenté par ces êtres, mais il est inexact que tous les organes aient un usage actuel. Certains organes des animaux de notre époque n’existent que par hérédité, ils ont, chez les ancêtres, été utiles, mais peuvent être devenus inutiles, par suite de la transformation des autres parties de l’organisme. Cela ne s’applique pas, du reste, au Bec-croisé dont les mandibules sont admirablement disposées à l’usage qu’en fait cet oiseau ; on peut donc considérer la production de ce caractère comme due à une sélection déterminée par l’avantage que l’animal en retire.