Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le ganga ou gélinotte des Pyrénées

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 378-382).

LE GANGA

vulgairement la gelinotte des pyrénées[NdÉ 1]

Quoique les noms ne soient pas les choses, cependant il arrive si souvent, et surtout en histoire naturelle, qu’une erreur nominale entraîne une erreur réelle, qu’on ne peut, ce me semble, apporter trop d’exactitude à appliquer toujours à chaque objet les noms qui lui ont été imposés ; et c’est par cette raison que nous nous sommes fait une loi de rectifier, autant qu’il serait en nous, la discordance ou le mauvais emploi des noms.

M. Brisson, qui regarde la perdrix de Damas ou de Syrie de Belon[1] comme étant de la même espèce que sa gelinotte des Pyrénées, range parmi les noms donnés en différentes langues à cette espèce le nom grec συροπέρδιξ, et cite Belon, en quoi il se trompe doublement, car : 1o Belon nous apprend lui-même que l’oiseau qu’il a nommé perdrix de Damas est une espèce différente de celle que les auteurs ont appelée syroperdix, laquelle a le plumage noir et le bec rouge[2] ; 2o en écrivant ce nom syroperdix en caractères grecs, M. Brisson paraît vouloir lui donner une origine grecque ; et cependant Belon dit expressément que c’est un nom latin[3] ; enfin, il est difficile de comprendre les raisons qui ont porté M. Brisson à regarder l’œnas d’Aristote comme étant de la même espèce que la gelinotte des Pyrénées ; car Aristote met son œnas, qui est le vinago de Gaza, au nombre des pigeons, des tourterelles, des ramiers (en quoi il a été suivi par tous les Arabes), et il assure positivement qu’elle ne pond, comme ces oiseaux, que deux œufs à la fois[4] : or, nous avons vu ci-dessus que les gelinottes pondaient un beaucoup plus grand nombre d’œufs ; par conséquent l’œnas d’Aristote ne peut être regardé comme une gelinotte des Pyrénées ; ou, si l’on veut absolument qu’il en soit une, il faudra convenir que la gelinotte des Pyrénées n’est point une gelinotte.

Rondelet avait prétendu qu’il y avait erreur dans le mot grec ὄινας, et qu’il fallait lire inas, dont la racine signifie fibre, filet, et cela parce que cet oiseau a, dit-il, la chair, ou plutôt la peau si fibreuse et si dure, que pour la pouvoir manger il faut l’écorcher[5] ; mais s’il était véritablement de la même espèce que la gelinotte des Pyrénées, en adoptant la correction de Rondelet, on pourrait donner au mot inas une explication plus heureuse et plus analogue au génie de la langue grecque, qui peint tout ce qu’elle exprime, en lui faisant désigner des filets ou plumes étroites que les gelinottes des Pyrénées ont à la queue, et qui font son attribut caractéristique ; mais malheureusement Aristote ne dit pas un mot de ces filets qui ne lui auraient pas échappé, et Belon n’en parle pas non plus dans la description qu’il fait de sa perdrix de Damas : d’ailleurs le nom d’oinas ou vinago convient d’autant mieux à cet oiseau que, selon la remarque d’Aristote, il arrivait tous les ans en Grèce au commencement de l’automne[6], qui est le temps de la maturité des raisins, comme font en Bourgogne certaines grives, que par cette raison on appelle dans le pays des vinettes.

Il suit de ce que je viens de dire que le syroperdix de Belon et l’œnas d’Aristote ne sont point des gangas ou gelinottes des Pyrénées, non plus, que l’alchata, l’alfuachat, la filacotona, qui paraissent être autant de noms arabes de l’œnas, et qui certainement désignent un oiseau du genre des pigeons[7].

Au contraire, l’oiseau de Syrie que M. Edwards appelle petit coq de bruyère ayant deux filets à la queue[8], et que les Turcs nomment cata, est exactement le même que la gelinotte des Pyrénées : cet auteur dit que M. Shaw l’appelle kittaviah, et qu’il ne lui donne que trois doigts à chaque pied ; mais il excuse cette erreur, en ajoutant que le doigt postérieur avait pu échapper à M. Shaw à cause des plumes qui couvrent les jambes ; cependant il venait de dire plus haut dans sa description, et on voit, par sa figure, que c’est le devant des jambes seulement qui est couvert de plumes blanches semblables à du poil. Or, il est difficile de comprendre comment le doigt de derrière aurait pu se perdre dans ces plumes de devant : il était plus naturel de dire qu’il s’était dérobé à M. Shaw par sa petitesse, car il n’a pas en effet plus de deux lignes de longueur ; les deux doigts latéraux sont aussi fort courts, relativement au doigt du milieu, et tous sont bordés de petites dentelures comme dans le tétras. Le ganga ou la gelinotte des Pyrénées paraît avoir un naturel tout différent de celui de la vraie gelinotte : car, 1o il a les ailes beaucoup plus longues, relativement à ses autres dimensions ; il doit avoir le vol rapide ou léger, et conséquemment avoir d’autres habitudes, d’autres mœurs qu’un oiseau pesant ; car l’on sait combien les mœurs et le naturel d’un animal dépendent de ses facultés ; 2o nous voyons par les observations du docteur Roussel, citées dans la description de M. Edwards, que cet oiseau, qui vole par troupes, se tient la plus grande partie de l’année dans les déserts de la Syrie, et ne se rapproche de la ville d’Alep que dans les mois de mai et de juin, et lorsqu’il est contraint par la soif de chercher les lieux où il y a de l’eau : or nous avons vu dans l’histoire de la gelinotte que c’est un oiseau fort peureux, et qui ne se croit en sûreté contre la serre de l’autour que lorsqu’il est dans les bois les plus épais ; autre différence qui n’est peut-être qu’une suite de la première, et qui, jointe à plusieurs autres différences de détail faciles à saisir par la comparaison des figures et des descriptions, pourrait faire douter avec fondement si l’on a eu raison de rapporter à un même genre des natures aussi diverses. Le ganga, que les Catalans appellent aussi perdrix de Garrira[9], est à peu près de la grosseur d’une perdrix grise ; elle a le tour des yeux noir, et point de flammes ou sourcils rouges au-dessus des yeux ; le bec presque droit, l’ouverture des narines à la base du bec supérieur et joignant les plumes du front, le devant des pieds couverts de plumes jusqu’à l’origine des doigts, les ailes assez longues, la tige des grandes plumes des ailes noire ; les deux pennes du milieu de la queue une fois plus longues que les autres, et fort étroites dans la partie excédante ; les pennes latérales vont toujours en s’accourcissant de part et d’autre jusqu’à la dernière[10]. Il est à remarquer que de tous ces traits qui caractérisent cette prétendue gelinotte des Pyrénées, il n’y en a peut-être pas un seul qui convienne exactement à la gelinotte proprement dite.

La femelle est de la même grosseur que le mâle ; mais elle en diffère par son plumage, dont les couleurs sont moins belles, et par les filets de sa queue, qui sont moins longs : il paraît que le mâle a une tache noire sous la gorge, et que la femelle, au lieu de cette tache, a trois bandes de la même couleur qui lui embrassent le cou en forme de collier.

Je n’entre pas dans le détail des couleurs du plumage : elles se rapportent assez avec celles de l’oiseau connu à Montpellier sous le nom d’angel, et dont Jean Culmann avait communiqué la description à Gesner[11] ; mais les deux longues plumes de la queue ne paraissent point dans cette description, non plus que dans la figure, que Rondelet avait envoyée à Gesner, de ce même angel de Montpellier, qu’il prenait pour l’œnas d’Aristote[12] : en sorte qu’on est fondé à douter de l’identité de ces deux espèces (l’angel et le ganga), malgré la convenance du lieu et celle du plumage, à moins qu’on ne suppose que les sujets décrits par Culmann, et dessinés par Rondelet, étaient des femelles qui ont les filets de la queue beaucoup plus courts et par conséquent moins remarquables.

Cette espèce se trouve dans la plupart des pays chauds de l’ancien continent : en Espagne, dans les parties méridionales de la France, en Italie, en Syrie, en Turquie et Arabie, en Barbarie et même au Sénégal ; car l’oiseau représenté sous le nom de gelinotte de Sénégal[NdÉ 2] n’est qu’une variété du ganga ou gelinotte des Pyrénées : il est seulement un peu plus petit, mais il a de même les deux longues plumes ou filets à la queue, les plumes latérales toujours plus courtes par degrés, à mesure qu’elles s’éloignent de celles du milieu, les ailes fort longues, les pieds couverts par devant d’un duvet blanc, le doigt du milieu beaucoup plus long que les latéraux, et celui de derrière extrêmement court ; enfin point de peau rouge au-dessus des yeux, et il ne diffère du ganga d’Europe que par un peu moins de grosseur et un peu plus de rougeâtre dans le plumage : ce n’est donc qu’une variété dans la même espèce, produite par l’influence du climat ; et ce qui prouve que cet oiseau est très différent de la gelinotte et doit par conséquent porter un autre nom, c’est que, indépendamment des caractères distinctifs de sa figure, il habite partout les pays chauds, et ne se trouve ni dans les climats froids, ni même dans les tempérés ; au lieu que la gelinotte ne se trouve en nombre que dans les climats froids.

C’est ici le lieu de rapporter ce que M. Shaw nous apprend du kittaviah[NdÉ 3] ou gelinotte de Barbarie[13], et qui est tout ce qu’on en sait, afin que le lecteur puisse comparer ses qualités avec celles du ganga ou gelinotte des Pyrénées, et juger si ce sont en effet deux individus de la même espèce.

« Le kittaviah, dit-il, est un oiseau carnivore et qui vole par troupe : il a la forme et la taille d’un pigeon ordinaire, les pieds couverts de petites plumes, et point de doigt postérieur ; il se plaît dans les terrains incultes et stériles ; la couleur de son corps est un brun bleuâtre tacheté de noir ; il a le ventre noirâtre et un croissant jaune sous la gorge ; chaque plume de la queue a une tache blanche à son extrémité, et celles du milieu sont longues et pointues comme dans le merops ou guespier ; du reste, sa chair est rouge sur la poitrine ; mais celle des cuisses est blanche, elle est bonne à manger et de facile digestion. »


Notes de Buffon
  1. Brisson, t. Ier, p. 195. Genre v, espèce 4.
  2. Belon, Nature des oiseaux, p. 258.
  3. Idem, ibidem.
  4. Aristote, Hist. animal., lib. vi, cap. i.
  5. Gesner, De naturâ Avium, p. 307.
  6. Aristote, Hist. animal., lib. viii, cap. iii.
  7. Voyez Gesner, De naturâ Avium, p. 307 et 311.
  8. Edwards, Glanures, planche xlix.
  9. Barrère, Ornithol. Class. iv, genre xv, espèce 5.
  10. Voyez les descriptions de MM. Edwards et Brisson, tant pour ce qui précède que pour ce qui suit.
  11. « Plumis ex fusco colore in nigrum vergentibus, et luteis in rufum », dit Gesner, en parlant de l’angel, p. 307. — « Olivaceo, flavicante nigro, et rufo varia », dit M. Brisson, en parlant de la gelinotte des Pyrénées.
  12. Voyez Gesner, De naturâ Avium, p. 307.
  13. M. Shaw a cru qu’on pouvait lui donner le nom de lagopus d’Afrique, quoiqu’il n’ait pas les pieds velus par-dessous comme le véritable lagopède. Travels… of Barbary and the Levant, p. 253.
Notes de l’éditeur
  1. Tetrao alchata L. [Note de Wikisource : actuellement Pterocles alchata Linnæus, vulgairement ganga cata ; comme Buffon l’a vu, cet oiseau n’a rien d’une gélinotte : il appartient à un ordre qui se rapproche plutôt des limicoles et des columbiformes que des gallinacés].
  2. Tetrao senegalus et Tetrao Namaqua Lath. [Note de Wikisource : actuellement Pterocles senegallus Linnæus, vulgairement ganga tacheté].
  3. Le kittaviah est le même oiseau que le ganga.