Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/L’attagas

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 382-387).

L’ATTAGAS

Cet oiseau[NdÉ 1] est le francolin de Belon, qu’il ne faut pas confondre, comme ont fait quelques ornithologistes, avec le francolin qu’a décrit Olina[1] : ce sont deux oiseaux très différents, soit par la forme du corps, soit par les habitudes naturelles. Le dernier se tient dans les plaines et les lieux bas ; il n’a point ces beaux sourcils couleur de feu qui donnent à l’autre une physionomie si distinguée ; il a le cou plus court, le corps plus ramassé, les pieds rougeâtres garnis d’éperons et sans plumes, comme les doigts sans dentelures, c’est-à-dire qu’il n’a presque rien de commun avec le francolin dont il s’agit ici, et auquel, pour prévenir toute équivoque, je conserverai le nom d’attagas, qui lui a été donné, dit-on, par onomatopée, et d’après son propre cri.

Les anciens ont beaucoup parlé de l’attagas ou attagen (car ils emploient indifféremment ces deux noms). Alexandre Myndien nous apprend, dans Athénée[2], qu’il était un peu plus gros qu’une perdrix, et que son plumage, dont le fond tirait au rougeâtre, était émaillé de plusieurs couleurs. Aristophane avait dit à peu près la même chose ; mais Aristote, selon son excellente coutume de faire connaître un objet ignoré par sa comparaison avec des objets communs, comparait le plumage de l’attagen avec celui de la bécasse, σκολόπαξ[3]. Alexandre Myndien ajoute qu’il a les ailes courtes et le vol pesant, et Théophraste observe qu’il a la propriété qu’ont tous les oiseaux pesants, tels que la perdrix, le coq, le faisan, etc., de naître avec des plumes, et d’être en état de courir au moment qu’il vient d’éclore : de plus, en sa même qualité d’oiseau pesant, il est encore pulvérateur et frugivore[4], vivant de baies et de grains qu’il trouve tantôt sur les plantes mêmes, tantôt en grattant la terre avec ses ongles[5] ; et, comme il court plus qu’il ne vole, on s’est avisé de le chasser au chien courant, et on y a réussi[6].

Pline, Élien et quelques autres, disent que ces oiseaux perdent la voix en perdant la liberté, et que la même raideur de naturel qui les rend muets dans l’état de captivité, les rend aussi très difficiles à apprivoiser[7]. Varron donne cependant la manière de les élever, et qui est à peu près la même que celle dont on élevait les paons, les faisans, les poules de Numidie, les perdrix, etc.[8].

Pline assure que cet oiseau, qui avait été fort rare, était devenu plus commun de son temps, qu’on en trouvait en Espagne, dans la Gaule et sur les Alpes, mais que ceux d’Ionie étaient les plus estimés[9] : il dit ailleurs qu’il n’y en avait point dans l’île de Crète[10]. Aristophane parle de ceux qui se trouvaient aux environs de Mégare, dans l’Achaïe[11]. Clément d’Alexandrie nous apprend que ceux d’Égypte étaient ceux dont les gourmands faisaient le plus de cas : il y en avait aussi en Phrygie, selon Aulu-Gelle, qui dit que c’est un oiseau asiatique. Apicius donne la manière d’apprêter le francolin, qu’il joint à la perdrix[12] ; et saint Jérôme en parle dans ses lettres comme d’un morceau fort recherché[13].

Maintenant, pour juger si l’attagen des anciens est notre attagas ou francolin, il ne s’agit que de faire l’histoire de cet oiseau d’après les mémoires des modernes et de comparer.

Je remarque d’abord que le nom d’attagen, tantôt bien conservé, tantôt corrompu[14], est le nom le plus généralement en usage parmi les auteurs modernes qui ont écrit en latin pour désigner cet oiseau. Il est vrai que quelques ornithologistes, tels que Sibbald, Ray, Willughby, Klein, ont voulu le retrouver dans la lagopus altera de Pline[15] ; mais outre que Pline n’en a parlé qu’en passant, et n’en a dit que deux mots, d’après lesquels il serait fort difficile de déterminer précisément l’espèce qu’il avait en vue, comment peut-on supposer que ce grand naturaliste, qui venait de traiter assez au long de l’attagen dans ce même chapitre, en parle quelques lignes plus bas sous un autre nom sans en avertir ? Cette seule réflexion démontre, ce me semble, que l’attagen de Pline et son lagopus altera sont deux oiseaux différents, et nous verrons plus bas quels ils sont. Gesner avait ouï dire qu’à Bologne il s’appelait vulgairement franguello[16] ; mais Aldrovande, qui était de Bologne, nous assure que ce nom de franguello (hinguello, selon Olina), était celui qu’on y donnait au pinson, et qui dérive assez clairement de son nom latin fringilla[17], Olina ajoute qu’en Italie son francolin, que nous avons dit être différent du nôtre, se nommait communément franguellina, mot corrompu de frangolino, et auquel on avait donné une terminaison féminine pour le distinguer du fringuello[18].

Je ne sais pourquoi Albin, qui a copié la description que Willughby a donnée du lagopus altera Plinii[19], a changé le nom de l’oiseau décrit par Willughby en celui de coq de marais, si ce n’est parce que Tournefort a dit du francolin de Samos qu’il fréquentait les marais ; mais il est facile de voir, en comparant les figures et les descriptions, que ce francolin de Samos est tout à fait différent de l’oiseau qu’il a plu à Albin ou à son traducteur d’appeler coq de marais[20], comme il avait déjà donné le nom de francolin au petit tétras à queue fourchue[21]. L’attagas se nomme chez les Arabes duraz ou alduragi, et chez les Anglais red game, à cause du rouge qu’il a soit à ses sourcils, soit dans son plumage ; on lui a encore donné le nom de perdix asclepica[22].

Cet oiseau est plus gros que la bartavelle, et pose environ dix-neuf onces ; ses yeux sont surmontés par deux sourcils rouges fort grands, lesquels sont formés d’une membrane charnue, arrondie et découpée par le dessus, et qui s’élève plus haut que le sommet de la tête ; les ouvertures des narines sont revêtues de petites plumes qui font un effet assez agréable ; le plumage est mêlé de roux, de noir et de blanc ; mais la femelle a moins de roux et plus de blanc que le mâle ; la membrane de ses sourcils est moins saillante et beaucoup moins découpée, d’un rouge moins vif, et, en général, les couleurs de son plumage sont plus faibles[23] ; de plus, elle est dénuée de ces plumes noires pointillées de blanc qui forment au mâle une huppe sur la tête, et sous le bec une espèce de barbe[24].

Le mâle et la femelle ont la queue à peu près comme la perdrix, mais un peu plus longue ; elle est composée de seize pennes, et les deux du milieu sont variées des mêmes couleurs que celles du dos, tandis que toutes les latérales sont noires ; les ailes sont fort courtes, elles ont chacune vingt-quatre pennes, et c’est la troisième à compter du bout de l’aile qui est la plus longue de toutes ; les pieds sont revêtus de plumes jusqu’aux doigts, selon M. Brisson, et jusqu’aux ongles, selon Willughby : ces ongles sont noirâtres, ainsi que le bec ; les doigts gris bruns, et bordés d’une bande membraneuse étroite et dentelée. Belon assure avoir vu dans le même temps, à Venise, des francolins (c’est ainsi qu’il nomme nos attagas) dont le plumage était tel qu’il vient d’être dit, et d’autres qui étaient tout blancs, et que les Italiens appelaient du même nom de francolins : ceux-ci ressemblaient exactement aux premiers, à l’exception de la couleur ; et, d’un autre côté, ils avaient tant de rapport avec la perdrix blanche de Savoie, que Belon les regarde comme appartenant à l’espèce que Pline a désignée sous le nom lagopus altera[25]. Selon cette opinion, qui me paraît fondée, l’attagen de Pline serait notre attagas à plumage varié ; et la seconde espèce de lagopus serait notre attagas blanc[NdÉ 2], qui diffère de l’autre attagas par la blancheur de son plumage, et de la première espèce de lagopus, appelée vulgairement perdrix blanche, soit par sa grandeur, soit par ses pieds, qui ne sont pas velus en dessous.

Tous ces oiseaux, selon Belon, vivent de grains et d’insectes : la Zoologie britannique ajoute les sommités de bruyère[26] et les baies des plantes qui croissent sur les montagnes.

L’attagas est en effet un oiseau de montagne ; Willughby assure qu’il descend rarement dans les plaines et même sur le penchant des coteaux[27], et qu’il ne se plaît que sur les sommets les plus élevés ; on le trouve sur les Pyrénées, les Alpes, les montagnes d’Auvergne, de Dauphiné, de Suisse, du pays de Foix, d’Espagne, d’Angleterre, de Sicile, du pays de Vicence, dans la Laponie[28] ; enfin sur l’Olympe, en Phrygie, où les Grecs modernes l’appellent en langue vulgaire taginari[29], mot évidemment formé de ταγρυάριος que l’on trouve dans Suidas, et qui vient lui-même de attagen ou attagas, lequel est le nom primitif.

Quoique cet oiseau soit d’un naturel très sauvage, on a trouvé dans l’île de Chypre, comme autrefois à Rome, le secret de le nourrir dans des volières[30], si toutefois l’oiseau dont parle Alexander Benedictus est notre attagas : ce qui m’en ferait douter, c’est que le francolin représenté planche ccxlvi d’Edwards, et qui venait certainement de l’île de Chypre, a beaucoup moins de rapport au nôtre qu’à celui d’Olina, et que nous savons d’ailleurs que celui-ci pouvait s’élever et se nourrir dans les volières[31].

Ces attagas domestiques peuvent être plus gros que les sauvages ; mais ceux-ci sont toujours préférés pour le bon goût de leur chair ; on les met au-dessus de la perdrix ; à Rome, un francolino s’appelle par excellence un morceau de cardinal[32] : au reste, c’est une viande qui se corrompt très promptement et qu’il est difficile d’envoyer au loin ; aussi les chasseurs ne manquent-ils pas, dès qu’ils les ont tués, de les vider et de leur remplir le ventre de bruyère verte[33]. Pline dit la même chose du lagopus[34], et il faut avouer que tous ces oiseaux ont beaucoup de rapports les uns avec les autres.

Les attagas se recherchent et s’accouplent au printemps : la femelle pond sur la terre comme tous les oiseaux pesants ; sa ponte est de huit ou dix œufs, aigus par l’un des bouts, longs de dix-huit ou vingt lignes, pointillés de rouge brun, excepté en une ou deux places aux environs du petit bout. Le temps de l’incubation est d’une vingtaine de jours ; la couvée reste attachée à la mère et la suit tout l’été ; l’hiver, les petits, ayant pris la plus grande partie de leur accroissement, se forment en troupes de quarante ou cinquante et deviennent singulièrement sauvages : tant qu’ils sont jeunes, ils sont fort sujets à avoir les intestins farcis de vers ou lombrics ; quelquefois on les voit voltiger ayant de ces sortes de vers qui leur pendent de l’anus de la longueur d’un pied[35].

Présentement, si l’on compare ce que les modernes ont dit de notre attagas avec ce que les anciens en avaient remarqué, on s’apercevra que les premiers ont été plus exacts à tout dire ; mais en même temps on reconnaîtra que les principaux caractères avaient été très bien indiqués par les anciens ; et l’on conclura de la conformité de ces caractères que l’attagen des anciens et notre attagas sont un seul et même oiseau.

Au reste, quelque peine que j’aie prise pour démêler les propriétés qui ont été attribuées pêle-mêle aux différentes espèces d’oiseaux auxquelles on a donné le nom de francolin et pour ne donner à notre attagas que celles qui lui convenaient réellement, je dois avouer que je ne suis pas sûr d’avoir toujours également réussi à débrouiller ce chaos ; et mon incertitude à cet égard ne vient que de la licence que se sont donnée plusieurs naturalistes d’appliquer un même nom à des espèces différentes, et plusieurs noms à la même espèce ; licence tout à fait déraisonnable et contre laquelle on ne peut trop s’élever, puisqu’elle ne tend qu’à obscurcir les matières et à préparer des tortures infinies à quiconque voudra lier ses propres connaissances et celles de son siècle avec les découvertes des siècles précédents.


Notes de Buffon
  1. Olina, Uccellaria, p. 33.
  2. Athénée, lib. ix.
  3. Aristote, Hist. animal., lib. ix, cap. xxvi.
  4. Les anciens ont appelé pulvératrices les oiseaux qui ont l’instinct de gratter la terre, d’élever la poussière avec leurs ailes ; et en se poudrant, pour ainsi dire, avec cette poussière, de se délivrer de la piqûre des insectes qui les tourmentent, de même que les oiseaux aquatiques s’en délivrent en arrosant leurs plumes avec de l’eau.
  5. Aristote, Hist. animal., lib. ix, cap. xlix.
  6. Oppien, In Ixenticis. Cet auteur ajoute qu’ils aiment les cerfs, et qu’ils ont au contraire de l’antipathie pour les coqs.
  7. Pline, Hist. nat., lib. x, cap. xlviii. Socrate et Élien, dans Athénée.
  8. Varron, Geopon. Græc. à l’article du faisan.
  9. Pline, Hist. nat., lib. x, cap. xlix.
  10. Idem, lib. viii, cap. lviii.
  11. Aristophane, in Acharnensibus.
  12. Apicius, vi, 3.
  13. « Attagenem eructas et comesto ansere gloriaris », disait saint Jérôme à un hypocrite qui faisait gloire de vivre simplement, et qui se rassasiait en secret de bons morceaux.
  14. « Attago, Actago, Atago, Atchemigi, Atacuigi, Tagenarios, Taginari, voces corruptæ ab Attagene, quæ leguntur apud Sylvaticum. » Voyez Gesner, p. 226 ; et les observations de Belon, fol. 2.
  15. Pline, Hist. nat., lib. x, cap. xlviii.
  16. Gesner, De naturâ Avium, p. 225.
  17. Aldrovande, de Avibus, t. II, p. 73.
  18. Olina, Uccellaria, p. 33.
  19. Albin, Ornithologia, p. 128.
  20. Idem, Hist. nat. des oiseaux, t. Ier, p. 22.
  21. Ibidem, p. 21.
  22. Jonston, Charleton, etc.
  23. British Zoology, p. 85.
  24. Aldrovande, de Avibus, t. II, p. 76.
  25. Belon, Nature des oiseaux, p. 242.
  26. British Zoology, p. 85.
  27. Willughby, Ornithologia, p. 128.
  28. Voyez Klein, Hist. avium, p. 173.
  29. Belon, Nature des oiseaux, p. 242.
  30. Gesner, de Naturâ Avium, p. 227.
  31. Olina, Uccellaria, p. 33.
  32. Gesner, p. 228.
  33. Willughby, p. 128.
  34. Pline, lib. x, cap. xlviii.
  35. Willughby, à l’endroit cité ; et Britisch Zoology, p. 86. Mais ne serait-ce pas la verge de ces oiseaux qu’on aurait prise pour un ver, comme j’ai vu des poulets s’y méprendre à l’égard de la verge des canards ?
Notes de l’éditeur
  1. Cuvier dit de cet oiseau : « L’attagas de Buffon, attagen d’Aldrovande, gelinotte huppée de Brisson, ne me paraît, après de longues recherches, faites même en Italie, qu’une gelinotte jeune ou femelle… Le tetrao canus Gmel. n’est qu’une variété albine de la gelinotte. Je ne crois pas non plus à l’authenticité du Tetrao nemesianus ni du Tetrao betulinus de Scopoli. Ce ne sont que des femelles ou des jeunes du Tetrao Tetrix, ou des gelinottes défigurées. »
  2. Cuvier considère le Lagopus de Pline comme représentant notre Lagopède, et son Attagen comme répondant à notre Ganga.