Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le faucon

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 132-141).

LE FAUCON

Lorsqu’on jette les yeux sur les listes de nos nomenclateurs d’histoire naturelle[1], on serait porté à croire qu’il y a dans l’espèce du faucon[NdÉ 1] autant de variétés que dans celle du pigeon, de la poule ou des autres oiseaux domestiques : cependant rien n’est moins vrai ; l’homme n’a point influé sur la nature de ces animaux ; quelque utiles aux plaisirs, quelque agréables qu’il soient pour le faste des princes chasseurs, jamais on n’a pu en élever, en multiplier l’espèce ; on dompte à la vérité le naturel féroce de ces oiseaux par la force de l’art et des privations[2] ; on leur fait acheter leur vie par des mouvements qu’on leur commande ; chaque morceau de leur subsistance ne leur est accordé que pour un service rendu ; on les attache, on les garrotte, on les affuble, on les prive même de la lumière et de toute nourriture pour les rendre plus dépendants, plus dociles, et ajouter à leur vivacité naturelle l’impétuosité du besoin[3] ; mais ils servent par nécessité, par habitude et sans attachement ; ils demeurent captifs sans devenir domestiques ; l’individu seul est esclave, l’espèce est toujours libre, toujours également éloignée de l’empire de l’homme. Ce n’est même qu’avec des peines infinies qu’on en fait quelques-uns prisonniers, et rien n’est plus difficile que d’étudier leurs mœurs dans l’état de nature ; comme ils habitent les rochers les plus escarpés des plus hautes montagnes, qu’ils s’approchent très rarement de terre, qu’ils volent d’une hauteur et d’une rapidité sans égale, on ne peut avoir que peu de faits sur leurs habitudes naturelles. On a seulement remarqué qu’ils choisissent toujours pour élever leurs petits les rochers exposés au midi ; qu’ils se placent dans les trous et les anfractures les plus inaccessibles[NdÉ 2] ; qu’ils font ordinairement quatre œufs dans les derniers mois de l’hiver ; qu’ils ne couvent pas longtemps, car les petits sont adultes vers le 15 de mai ; qu’ils changent de couleur suivant le sexe, l’âge et la mue ; que les femelles sont considérablement plus grosses que les mâles ; que tous deux jettent des cris perçants, désagréables et presque continuels dans le temps qu’ils chassent leurs petits pour les dépayser : ce qui se fait, comme chez les aigles, par la dure nécessité, qui rompt les liens des familles et de toute société dès qu’il n’y a pas assez pour partager, ou qu’il y a impossibilité de trouver assez de vivres pour subsister ensemble dans les mêmes terres.

Le faucon est peut-être l’oiseau dont le courage est le plus franc, le plus grand, relativement à ses forces ; il fond sans détour et perpendiculairement sur sa proie, au lieu que l’autour et la plupart des autres arrivent de côté : aussi prend-on l’autour avec des filets dans lesquels le faucon ne s’empêtre jamais ; il tombe à plomb sur l’oiseau victime exposé au milieu de l’enceinte des filets, le tue, le mange sur le lieu s’il est gros, ou l’emporte s’il n’est pas trop lourd, en se relevant à plomb[NdÉ 3] ; s’il y a quelque faisanderie dans son voisinage, il choisit cette proie de préférence ; on le voit tout à coup fondre sur un troupeau de faisans comme s’il tombait des nues, parce qu’il arrive de si haut, et en si peu temps, que son apparition est toujours imprévue et souvent inopinée : on le voit fréquemment attaquer le milan, soit pour exercer son courage, soit pour lui enlever une proie ; mais il lui fait plutôt la honte que la guerre ; il le traite comme un lâche, le chasse, le frappe avec dédain, et ne le met point à mort, parce que le milan se défend mal, et que probablement sa chair répugne au faucon encore plus que sa lâcheté ne lui déplaît[NdÉ 4].

Les gens qui habitent dans le voisinage de nos grandes montagnes, en Dauphiné, Bugey, Auvergne et au pied des Alpes, peuvent s’assurer de tous ces faits[4]. On a envoyé de Genève à la fauconnerie du roi de jeunes faucons pris dans les montagnes voisines au mois d’avril, et qui paraissent avoir acquis toutes les dimensions de leur taille et toutes leurs forces avant le mois de juin. Lorsqu’ils sont jeunes, on les appelle faucons-sors, comme l’on dit harengs-sors, parce qu’ils sont alors plus bruns que dans les années suivantes ; et l’on appelle les vieux faucons hagards, qui ont beaucoup plus de blanc que les jeunes[5] ; le faucon qui est de la seconde année a encore un assez grand nombre de taches brunes sur la poitrine et sur le ventre ; à la troisième année, ces taches diminuent, et la quantité du blanc sur le plumage augmente.

Comme ces oiseaux cherchent partout les rochers les plus hauts, et que la plupart des îles ne sont que des groupes et des pointes de montagnes, il y en a beaucoup à Rhodes, en Chypre, à Malte et dans les autres îles de la Méditerranée, aussi bien qu’aux Orcades et en Islande ; mais on peut croire que, suivant les différents climats, ils paraissent subir des variétés différentes dont il est nécessaire que nous fassions quelque mention.

Le faucon qui est naturel en France est gros comme une poule : il a dix-huit pouces de longueur, depuis le bout du bec jusqu’à celui de la queue, et autant jusqu’à celui des pieds ; la queue a un peu plus de cinq pouces de longueur, et il a près de trois pieds et demi de vol ou d’envergure ; ses ailes, lorsqu’elles sont pliées, s’étendent presque jusqu’au bout de la queue ; je ne dirai rien des couleurs, parce qu’elles changent aux différentes mues, à mesure que l’oiseau avance en âge. J’observerai seulement que la couleur la plus ordinaire des pieds du faucon est verdâtre, et que quand il s’en trouve qui ont les pieds et la membrane du bec jaunes, les fauconniers les appellent faucons bec jaune et les regardent comme les plus laids et les moins nobles de tous les faucons, en sorte qu’ils les rejettent de l’école de la fauconnerie ; j’observerai encore qu’ils se servent du tiercelet de faucon, c’est-à-dire du mâle, lequel est d’un tiers plus petit que la femelle, pour voler les perdrix, pies, geais, merles et autres oiseaux de cette espèce, au lieu qu’on emploie la femelle au vol du lièvre, du milan, de la grue et des autres grands oiseaux.

Il paraît que cette espèce de faucon, qui est assez commune en France, se trouve aussi en Allemagne. M. Frisch[6] a donné la figure coloriée d’un faucon-sors à pieds et à membrane du bec jaunes, sous le nom de entenstosser ou schwartz-braune habigt, et il s’est trompé en lui donnant le nom d’autour brun, car il diffère de l’autour par la grandeur et par le naturel. Il paraît qu’on trouve aussi en Allemagne, et quelquefois en France, une espèce différente de celle-ci, qui est le faucon pattu à tête blanche, que M. Frisch appelle mal à propos vautour. « Ce vautour à pieds velus ou à culotte de plume est, dit-il, de tous les oiseaux de proie diurnes à bec crochu le seul qui ait des plumes jusqu’à la partie inférieure des pieds, auxquels elles s’appliquent exactement ; l’aigle des rochers a aussi des plumes semblables, mais qui ne vont que jusqu’à la moitié des pieds ; les oiseaux de proie nocturnes, comme les chouettes, en ont jusqu’aux ongles, mais ces plumes sont une espèce de duvet ; ce vautour poursuit toute sorte de proie, et on ne le trouve jamais auprès des cadavres[7]. » C’est parce que ce n’est pas un vautour, mais un faucon[NdÉ 5], qu’il ne se nourrit pas de cadavres, et ce faucon a paru à quelques-uns de nos naturalistes assez semblable à notre faucon de France[8] pour n’en faire qu’une variété ; s’il ne différait, en effet, de notre faucon que par la blancheur de la tête, tout le reste est assez semblable pour qu’on ne dût le considérer que comme variété ; mais le caractère des pieds couverts de plumes jusqu’aux ongles me paraît être spécifique, ou tout au moins l’indice d’une variété constante, et qui fait race à part dans l’espèce du faucon.

Une seconde variété est le faucon blanc, qui se trouve en Russie et peut-être dans les autres pays du Nord ; il y en a de tout à fait blancs et sans taches, à l’exception de l’extrémité des grandes plumes des ailes, qui sont noirâtres ; il y en a d’autres de cette espèce, qui sont aussi tout blancs, à l’exception de quelques taches brunes sur le dos et sur les ailes et de quelques raies brunes sur la queue[9] ; comme ce faucon blanc est de la même grandeur que notre faucon et qu’il n’en diffère que par la blancheur, qui est la couleur que les oiseaux, comme les autres animaux, prennent assez généralement dans les pays du Nord, on peut présumer avec fondement que ce n’est qu’une variété de l’espèce commune, produite par l’influence du climat ; cependant il paraît qu’en Islande il y a aussi des faucons de la même couleur que les nôtres, mais qui sont un peu plus gros et qui ont les ailes et la queue plus longues ; comme ils ressemblent presque en tout à notre faucon et qu’ils n’en diffèrent que par ces légers caractères, on ne doit pas les séparer de l’espèce commune. Il en est de même de celui qu’on appelle faucon gentil, que presque tous les naturalistes ont donné comme différent du faucon commun, tandis que c’est le même, et que le nom de gentil ne leur est appliqué que lorsqu’ils sont bien élevés, bien faits et d’une jolie figure ; aussi nos anciens auteurs de fauconnerie ne comptaient que deux espèces principales de faucons, le faucon gentil, ou faucon de notre pays, et le faucon pèlerin, ou étranger, et regardaient tous les autres comme de simples variétés de l’une ou de l’autre de ces deux espèces. Il arrive, en effet, quelques faucons des pays étrangers qui ne font que se montrer sans s’arrêter et qu’on prend au passage ; il en vient surtout du côté du Midi, que l’on prend à Malte, et qui sont beaucoup plus noirs que nos faucons d’Europe ; on en a pris même quelquefois de cette espèce en France ; c’est par cette raison que nous avons cru pouvoir l’appeler faucon passager ; il paraît que ce faucon noir passe en Allemagne comme en France, car c’est le même que M. Frisch a donné sous le nom de falco fuscus, faucon brun, et qu’il voyage beaucoup plus loin ; car c’est encore le même faucon que M. Edwards à décrit et représenté tome Ier, page 4, sous le nom de faucon noir de la baie d’Hudson, et qui, en effet, lui avait été envoyé de ce climat. J’observerai à ce sujet que le faucon passager ou pèlerin, décrit par M. Brisson, page 341, n’est point du tout un faucon étranger ni passager, et que c’est absolument le même que notre faucon-hagard ; en sorte que l’espèce du faucon commun ou passager ne nous est connue jusqu’à présent que par le faucon d’Islande, qui n’est qu’une variété de l’espèce commune, et par le faucon noir d’Afrique, qui en diffère assez, surtout par la couleur, pour pouvoir être regardé comme formant une espèce différente.

On pourrait peut-être rapporter à cette espèce le faucon tunisien ou punicien dont parle Belon[10], « et qu’il dit être un peu plus petit que le faucon pèlerin, qui a la tête plus grosse et ronde, et qui ressemble, par la grandeur et le plumage, au lanier » ; peut-être aussi le faucon de Tartarie[11], qui, au contraire, est un peu plus grand que le faucon pèlerin, et que Belon dit en différer encore en ce que le dessous de ses ailes est roux et que ses doigts sont plus allongés.

En rassemblant et resserrant les différents objets que nous venons de présenter en détail, il paraît : 1o qu’il n’y a en France qu’une seule espèce de faucon bien connue pour y faire son aire dans nos provinces montagneuses ; que cette même espèce se trouve en Suisse, en Allemagne, en Pologne et jusqu’en Islande vers le Nord, en Italie[12], en Espagne et dans les îles de la Méditerranée, et peut-être jusqu’en Égypte[13] vers le Midi ; 2o que le faucon blanc n’est dans cette même espèce qu’une variété produite par l’influence du climat du Nord ; 3o que le faucon gentil n’est pas d’une espèce différente de notre faucon commun[14] ; 4o que le faucon pèlerin ou passager est d’une espèce différente qu’on doit regarder comme étrangère et qui peut-être renferme quelques variétés, telles que le faucon de Barbarie, le faucon tunisien, etc. Il n’y a donc, quoi qu’en disent les nomenclateurs, que deux espèces réelles de faucons en Europe, dont la première est naturelle à notre climat et se multiplie chez nous, et l’autre qui ne fait qu’y passer et qu’on doit regarder comme étrangère. En rappelant donc à l’examen la liste la plus nombreuse de nos nomenclateurs, au sujet des faucons, et suivant article par article celle de M. Brisson, nous trouverons : 1o que le faucon-sors n’est que le jeune de l’espèce commune ; 2o que le faucon-hagard n’en est que le vieux ; 3o que le faucon à tête blanche et à pieds pattus est une variété ou race constante dans cette même espèce ; 4o sous le nom de faucon blanc, M. Brisson indique deux différentes espèces d’oiseaux, et peut-être trois, car le premier et le troisième pourraient être, absolument parlant, des faucons qui auraient subi la variété commune aux oiseaux du Nord, qui est le blanc ; mais pour le second, dont M. Brisson ne paraît parler que d’après M. Frisch, dont il cite la planche lxxx, ce n’est certainement pas un faucon, mais un oiseau de rapine, commun en France, auquel on donne le nom de harpaye ; 5o que le faucon noir est le véritable faucon pèlerin ou passager, qu’on doit regarder comme étranger ; 6o que le faucon tacheté n’est que le jeune de ce même faucon étranger ; 7o que le faucon brun est moins un faucon qu’un busard[NdÉ 6] ; M. Frisch est le seul qui en ait donné la représentation[15], et cet auteur nous dit que cet oiseau attrape quelquefois en volant les pigeons sauvages ; que son vol est très haut et qu’on le tire rarement, mais que néanmoins il guette les oiseaux aquatiques sur les étangs et dans les autres lieux marécageux ; ces indices réunis nous portent à croire que ce faucon brun de M. Brisson n’est vraisemblablement qu’une variété dans l’espèce des busards, quoiqu’il n’ait pas la queue aussi longue que les autres busards ; 8o que le faucon rouge n’est qu’une variété dans notre espèce commune du faucon, que Belon dit, avec quelques anciens fauconniers, se trouver dans les lieux marécageux, qu’il fréquente de préférence ; 9o que le faucon rouge des Indes est un oiseau étranger, dont nous parlerons dans la suite ; 10o que le faucon d’Italie, dont M. Brisson ne parle que d’après Jonston, peut encore être sans scrupule regardé comme une variété de l’espèce commune de notre faucon des Alpes ; 11o que le faucon d’Islande est, comme nous l’avons dit, une autre variété de l’espèce commune, dont il ne diffère que par un peu plus de grandeur ; 12o que le sacre n’est point, comme le dit M. Brisson, une variété du faucon, mais une espèce différente qu’il faut considérer à part ; 13o que le faucon gentil n’est point une espèce différente de celle de notre faucon commun, et que ce n’est que le faucon-sors de cette espèce commune que M. Brisson a décrit sous le nom de faucon gentil, mais dans un temps de mue, différent de celui qu’il a décrit sous le simple nom de faucon ; 14o que le faucon appelé pèlerin par M. Brisson n’est que notre même faucon commun, devenu par l’âge faucon-hagard, et que, par conséquent, ce n’est qu’une variété de l’âge et non pas une diversité d’espèce ; 15o que le faucon de Barbarie n’est qu’une variété dans l’espèce du faucon étranger, que nous avons nommé faucon passager ; 16o qu’il en est de même du faucon de Tartarie ; 17o que le faucon à collier n’est point un faucon, mais un oiseau d’un tout autre genre, auquel nous avons donné le nom de soubuse ; 18o que le faucon de roche n’est point encore un faucon, puisqu’il approche beaucoup plus du hobereau et de la cresserelle, et que, par conséquent, c’est un oiseau qu’il faut considérer à part ; 19o que le faucon de montagne n’est qu’une variété du rochier ; 20o que le faucon de montagne cendré n’est qu’une variété de l’espèce commune du faucon ; 21o que le faucon de la baie d’Hudson est un oiseau étranger, d’une espèce différente de celle d’Europe, et dont nous parlerons dans l’article suivant ; 22o que le faucon étoilé est un oiseau d’un autre genre que le faucon ; 23o que le faucon huppé des Indes, le faucon des Antilles, le faucon pêcheur des Antilles et le faucon pêcheur de la Caroline sont encore des oiseaux étrangers, dont il sera fait mention dans la suite. On peut voir par cette longue énumération qu’en séparant même les oiseaux étrangers, et qui ne sont pas précisément des faucons, et en ôtant encore le faucon pattu, qui n’est peut-être qu’une variété ou une espèce très voisine de celle du faucon commun, il y en a dix-neuf que nous réduisons à quatre espèces, savoir : le faucon commun, le faucon passager, le sacre et le busard, dont il n’y en a plus que deux qui soient en effet des faucons.

Après cette réduction faite de tous les prétendus faucons aux deux espèces du faucon commun ou gentil, et du faucon passager ou pèlerin[NdÉ 7], voici les différences que nos anciens fauconniers trouvaient dans leur nature et mettaient dans leur éducation. Le faucon gentil mue dès le mois de mars, et même plus tôt ; le faucon pèlerin ne mue qu’au mois d’août ; il est plus plein sur les épaules et il a les yeux plus grands, plus enfoncés, le bec plus gros, les pieds plus longs et mieux fendus que le faucon gentil[16] ; ceux qu’on prend au nid s’appellent faucons niais ; lorsqu’ils sont pris trop jeunes, ils sont souvent criards et difficiles à élever ; il ne faut donc pas les dénicher avant qu’ils soient un peu grands, ou, si l’on est obligé de les ôter de leur nid, il ne faut point les manier, mais les mettre dans un nid le plus semblable au leur qu’on pourra, et les nourrir de chair d’ours, qui est une viande assez commune dans les montagnes où l’on prend ces oiseaux ; et, au défaut de cette nourriture, on leur donnera de la chair de poulet ; si l’on ne prend pas ces précautions, les ailes ne leur croissent pas[17], et leurs jambes se cassent ou se déboîtent aisément ; les faucons-sors, qui sont les jeunes, et qui ont été pris en septembre, octobre et novembre, sont les meilleurs et les plus aisés à élever ; ceux qui ont été pris plus tard, en hiver et au printemps suivant, et qui par conséquent ont neuf ou dix mois d’âge, sont déjà trop accoutumés à leur liberté pour subir aisément la servitude, et demeurer en captivité sans regret, et l’on n’est jamais sûr de leur obéissance et de leur fidélité dans le service ; ils trompent souvent leur maître, et quittent lorsqu’il s’y attend le moins. On prend tous les ans les faucons pèlerins au mois de septembre, à leur passage dans les îles ou sur les falaises de la mer. Ils sont, de leur naturel, prompts, propres à tout faire, dociles et fort aisés à instruire[18] ; on peut les faire voler pendant tout le mois de mai et celui de juin, parce qu’ils sont tardifs à muer ; mais aussi, dès que la mue commence, ils se dépouillent en peu de temps. Les lieux où l’on prend le plus de faucons pèlerins sont non seulement les côtes de Barbarie, mais toutes les îles de la Méditerranée, et particulièrement celle de Candie, d’où nous venaient autrefois les meilleurs faucons.

Comme les arts n’appartiennent point à l’histoire naturelle, nous n’entrerons point ici dans les détails de l’art de la fauconnerie : on les trouvera dans l’Encyclopédie[19], dont nous avons déjà emprunté deux notes. « Un bon faucon, dit M. Leroy, auteur de l’article Fauconnerie, doit avoir la tête ronde, le bec court et gros, le cou fort long, la poitrine nerveuse, les mahutes larges, les cuisses longues, les jambes courtes, la main large, les doigts déliés, allongés et nerveux aux articles, les ongles fermes et recourbés, les ailes longues ; les signes de force et de courage sont les mêmes pour le gerfaut et pour le tiercelet, qui est le mâle dans toutes les espèces d’oiseaux de proie, et qu’on appelle ainsi, parce qu’il est d’un tiers plus petit que la femelle ; une marque de bonté moins équivoque dans un oiseau est de chevaucher contre le vent, c’est-à-dire de se roidir contre, et se tenir ferme sur le poing lorsqu’on l’y expose : le pennage d’un faucon doit être brun et tout d’une pièce, c’est-à-dire de même couleur ; la bonne couleur des mains est de vert d’eau ; ceux dont les mains et le bec sont jaunes, ceux dont le plumage est semé de taches sont moins estimés que les autres : on fait cas des faucons noirs ; mais, quel que soit leur plumage, ce sont toujours les plus forts en courage qui sont les meilleurs… Il y a des faucons lâches et paresseux ; il y en a d’autres si fiers qu’ils s’irritent contre tous moyens de les apprivoiser ; il faut abandonner les uns et les autres, etc. »

M. Forget, capitaine du vol à Versailles, a bien voulu me communiquer la notice suivante :

« Il n’y a, dit-il, de différence essentielle entre les faucons de différents pays que par la grosseur ; ceux qui viennent du Nord sont ordinairement plus grands que ceux des montagnes, des Alpes et des Pyrénées ; ceux-ci se prennent, mais dans leurs nids ; les autres se prennent au passage dans tous les pays ; ils passent en octobre et en novembre, et repassent en février et mars… L’âge des faucons se désigne très distinctement la seconde année, c’est-à-dire à la première mue ; mais dans la suite les connaissances deviennent bien plus difficiles ; indépendamment des changements de couleur, on peut les distinguer jusqu’à la troisième mue, c’est-à-dire par la couleur des pieds et celle de la membrane du bec. »


Notes de Buffon
  1. M. Brisson compte treize variétés dans cette première espèce, savoir : le faucon-sors, le faucon-hagard ou bossu, le faucon à tête blanche, le faucon blanc, le faucon noir, le faucon tacheté, le faucon brun, le faucon rouge, le faucon rouge des Indes, le faucon d’Italie, le faucon d’Islande et le sacre ; et en même temps il compte douze autres espèces ou variétés de faucons différentes de la première, savoir : le faucon-gentil, le faucon-pèlerin, dont le faucon de Barbarie et le faucon de Tartarie sont des variétés ; le faucon à collier, le faucon de roche ou rochier ; le faucon de montagne ou montagner, dont le faucon de montagne cendré est une variété ; le faucon de la baie d’Hudson, le faucon étoilé, le faucon huppé des Indes, le faucon des Antilles et le faucon pêcheur de la Caroline. M. Linnæus comprend sous l’indication générique de faucon vingt-six espèces différentes ; mais il est vrai qu’il confond sous ce même nom, comme il fait en tout, les espèces éloignées aussi bien que les espèces voisines, car on trouve dans cette liste de faucons les aigles, les pygargues, les orfraies, les cresserelles, les buses, etc. Au moins la liste de M. Brisson, quoique d’un tiers trop nombreuse, est faite avec plus de circonspection et de discernement.
  2. Pour dresser le faucon, l’on commence par l’armer d’entraves appelées jets, au bout desquelles on met un anneau sur lequel est écrit le nom du maître ; on y ajoute des sonnettes qui servent à indiquer le lieu où il est lorsqu’il s’écarte de la chasse ; on le porte continuellement sur le poing ; on l’oblige de veiller : s’il est méchant et qu’il cherche à se défendre, on lui plonge la tête dans l’eau ; enfin on le contraint par la faim et par la lassitude à se laisser couvrir la tête d’un chaperon qui lui enveloppe les yeux ; cet exercice dure souvent trois jours et trois nuits de suite : il est rare qu’au bout de ce temps les besoins qui le tourmentent et la privation de la lumière ne lui fassent pas perdre toute idée de liberté ; on juge qu’il a oublié sa fierté naturelle lorsqu’il se laisse aisément couvrir la tête, et que découvert il saisit le pât ou la viande qu’on a soin de lui présenter de temps en temps ; la répétition de ces leçons en assure peu à peu le succès : les besoins étant le principe de la dépendance, on cherche à les augmenter en lui nettoyant l’estomac par des cures ; ce sont de petites pelotes de filasse qu’on lui fait avaler et qui augmentent son appétit ; on le satisfait après l’avoir excité, et la reconnaissance attache l’oiseau à celui même qui l’a tourmenté. Encyclopédie, à l’article de la Fauconnerie.
  3. Lorsque les premières leçons ont réussi et que l’oiseau montre de la docilité, on le porte sur le gazon dans un jardin : là on le découvre, et, avec l’aide de la viande, on le fait sauter de lui-même sur le poing ; quand il est assuré à cet exercice, on juge qu’il est temps de lui donner le vif et de lui faire connaître le leurre ; c’est une représentation de proie, un assemblage de pieds et d’ailes dont les fauconniers se servent pour réclamer les oiseaux et sur lequel on attache leur viande ; il est important qu’ils soient non seulement accoutumés, mais affriandés à ce leurre ; dès que l’oiseau a fondu dessus et qu’il a pris seulement une beccade, quelques fauconniers sont dans l’usage de retirer le leurre, mais par cette méthode on court risque de rebuter l’oiseau ; il est plus sûr, lorsqu’il a fait ce qu’on attend de lui, de le paître tout à fait, et ce doit être la récompense de sa docilité ; le leurre est l’appât qui doit le faire revenir lorsqu’il sera élevé dans les airs, mais il ne serait pas suffisant sans la voix du fauconnier qui l’avertit de se tourner de ce côté-là ; il faut que ces leçons soient souvent répétées… Il faut chercher à bien connaître le caractère de l’oiseau, parler souvent à celui qui paraît moins attentif à la voix, laisser jeûner celui qui revient le moins avidement au leurre ; laisser aussi veiller plus longtemps celui qui n’est pas assez familier, couvrir souvent du chaperon celui qui craint ce genre d’assujettissement : lorsque la familiarité et la docilité de l’oiseau sont suffisamment confirmées dans un jardin, on le porte en pleine campagne, mais toujours attaché à la filière, qui est une ficelle longue d’une dizaine de toises ; on le découvre, et, en l’appelant à quelques pas de distance, on lui montre le leurre ; lorsqu’il fond dessus, on se sert de la viande et on lui en laisse prendre bonne gorge ; pour continuer de l’assurer, le lendemain on la lui montre d’un peu plus loin, et il parvient enfin à fondre dessus du bout de la filière ; c’est alors qu’il faut faire connaître et manier plusieurs fois à l’oiseau le gibier auquel on le destine ; on en conserve de privés pour cet usage : cela s’appelle donner l’escap ; c’est la dernière leçon, mais elle doit se répéter jusqu’à ce qu’on soit parfaitement assuré de l’oiseau : alors on le met hors de filière, et on le vole pour lors. Encyclopédie, article de la Fauconnerie.
  4. Ils m’ont été rendus par des témoins oculaires, et particulièrement par M. Hébert, que j’ai déjà cité plus d’une fois, et qui a chassé pendant cinq ans dans les montagnes du Bugey.
  5. Puisque le faucon-sors et le faucon-hagard ou bossu ne sont que le même faucon, jeune et vieux, on ne doit pas en faire des variétés dans l’espèce.
  6. Voici ce que M. Frisch dit de cet oiseau, qu’il appelle l’ennemi des canards ou l’autour d’un brun noir ; « Il a été pourvu par la nature de longues ailes et de plumes serrées les unes sur les autres… C’est des oiseaux de proie l’un des plus vigoureux ; il poursuit de préférence les canards, les poules d’eau et autres oiseaux d’eau. » Pl. lxxiv.
  7. Frisch, pl. lxxv, avec une figure coloriée. — Le faucon à tête blanche. Brisson, t. Ier, p. 325, et t. VI, Supplément, p. 22, pl. i.
  8. Voyez l’Ornithologie de M. Brisson, p. 325.
  9. Brisson, t. Ier, p. 326.
  10. Belon, Hist. nat. des Oiseaux, p. 117.
  11. Belon, p. 116.
  12. Aldrov., Avi., t. Ier, p. 429.
  13. Prosper Alpin, Ægypt., t. Ier, p. 200.
  14. Jean de Franchières, qui est l’un des plus anciens et peut-être le meilleur de nos auteurs sur la fauconnerie, ne compte que sept espèces d’oiseaux auxquels il donne le nom de faucon, savoir : le faucon gentil, le faucon pèlerin, le faucon tartaret, le gerfaut, le sacre, le lanier et le faucon tunisien ou tunicien : en retranchant de cette liste le gerfaut, le sacre et le lanier, qui ne sont pas proprement des faucons, il ne reste que le faucon gentil et le faucon pèlerin, dont le tartaret et le tunisien sont deux variétés. Cet auteur ne connaissait donc qu’une seule espèce de faucon naturelle en France, qu’il indique sous le nom de faucon gentil, et cela prouve encore ce que j’ai avancé, que le faucon gentil et le faucon commun ne font tous deux qu’une seule et même espèce.
  15. Frisch, t. I, pl. lxxvi.
  16. Fauconnerie d’Artelouche, imprimée à la suite de la Vénerie de du Fouilloux, et des Fauconneries de Jean de Franchières et de Guillaume Tardif. Paris, 1614, p. 89.
  17. Recueil de tous les oiseaux de proie qui servent à la fauconnerie, par G. B., imprimé à la suite des Fauconneries citées dans la note précédente, p. 114, verso.
  18. Fauconnerie de Jean de Franchières, p. 2, recto.
  19. Voyez cet article, Fauconnerie, au sujet de l’éducation des faucons, de ses maladies et des soins propres à les prévenir, ou des remèdes nécessaires pour les guérir, par M. Leroy, lieutenant des chasses de S. M., à Versailles.
Notes de l’éditeur
  1. Falco communis Gmel. ou Falco peregrinus L. [Note de Wikisource : actuellement Falco peregrinus Tunstall, vulgairement faucon pèlerin]. Les faucons sont des Rapaces de la famille des Accipitridés, de la sous-famille des Falconiens. Ils sont caractérisés par un bec court, très recourbé, armé d’une dent très proéminente ; par des ailes longues, atteignant ou même dépassant l’extrémité de la queue. Les faucons sont les plus rapides voiliers de tous les Rapaces. Le faucon commun est répandu à peu près sur toute la surface du globe et se déplace sans cesse.
  2. Le faucon habite les grandes forêts, particulièrement celles qui possèdent des rochers très escarpés. On le trouve aussi très fréquemment dans les villes, où il niche dans les tours et les clochers. Dans les forêts dépourvues de rochers il construit, sur le haut des arbres, des nids grossiers, formés de branches ou bien il s’empare des nids des corneilles.
  3. Le faucon commun ne se nourrit guère que d’oiseaux qu’il chasse, surtout au vol, et poursuit avec une rapidité telle que l’œil ne peut le suivre. « L’impétuosité de cette attaque, dit Brehm, est la cause, sans doute, pour laquelle le faucon ne s’en prend pas volontiers aux oiseaux perchés ou arrêtés sur le sol, car il est exposé à se tuer en se heurtant contre un objet résistant. On a des exemples de faucons qui se sont ainsi assommés contre des branches d’arbres. Pallas assure même qu’ils se noient souvent en poursuivant des canards ; leur vitesse acquise est telle, qu’ils plongent fort avant dans l’eau et ne peuvent revenir à la surface. »
  4. Le faucon détruit un nombre d’oiseaux d’autant plus considérable que, d’après divers observateurs, il ne chasse pas seulement pour lui-même, mais entretient un certain nombre d’autres espèces de Rapaces et surtout des milans. « Ces oiseaux paresseux et inhabiles, dit Naumann, cité par Brehm, se tiennent perchés sur les tours, les points culminants du terrain ; ils observent le faucon, et dès qu’ils lui voient une proie, ils accourent et la lui enlèvent. Le faucon, d’ordinaire si courageux, si hardi, lorsqu’il voit venir ces hôtes indiscrets abandonne sa proie, et, répétant son cri kiah, kiah, remonte dans les airs. Le milan noir (Hydroictinia atra [Note de Wikisource : actuellement Milvus migrans]) lui-même, que met en fuite une poule défendant ses poussins, lui ravit sa capture. » Brehm ajoute qu’il a vu lui-même un faucon voyageur capturer successivement trois oies dans l’espace de quelques minutes, et les abandonner toutes trois à des milans parasites (Hydroictinia parasitica [Note de Wikisource : actuellement Milvus aegyptius parasiticus]).
  5. C’est le Falco lagopus Gmel. [Note de Wikisource : actuellement Buteo lagopus Pontoppidan, vulgairement buse pattue].
  6. C’est la buse commune (Buteo communis [Note de Wikisource : actuellement Buteo buteo — cf. l’article de la Buse]).
  7. Ces deux oiseaux appartiennent en réalité à la même espèce.