Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le dindon

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 324-339).

LE DINDON[1]


Si le coq ordinaire est l’oiseau le plus utile de la basse-cour, le dindon[NdÉ 1] domestique est le plus remarquable, soit par la grandeur de sa taille, soit par la forme de sa tête, soit par certaines habitudes naturelles qui ne lui sont communes qu’avec un petit nombre d’autres espèces : sa tête, qui est fort petite à proportion du corps, manque de la parure ordinaire aux oiseaux ; car elle est presque entièrement dénuée de plumes, et seulement recouverte, ainsi qu’une partie du cou, d’une peau bleuâtre, chargée de mamelons rouges dans la partie antérieure du cou, et de mamelons blanchâtres sur la partie postérieure de la tête, avec quelques petits poils noirs, clairsemés entre les mamelons, et de petites plumes plus rares au haut du cou, et qui deviennent plus fréquentes dans la partie inférieure, chose qui n’avait pas été remarquée par les naturalistes : de la base du bec descend sur le cou, jusqu’à environ le tiers de sa longueur, une espèce de barbillon charnu, rouge et flottant qui paraît simple aux yeux, quoiqu’il soit en effet composé d’une double membrane, ainsi qu’il est facile de s’en assurer en le touchant ; sur la base du bec supérieur s’élève une caroncule charnue, de forme conique, et sillonnée par des rides transversales assez profondes ; cette caroncule n’a guère plus d’un pouce de hauteur dans son état de contraction ou de repos, c’est-à-dire lorsque le dindon ne voyant autour de lui que les objets auxquels il est accoutumé, et n’éprouvant aucune agitation intérieure, se promène tranquillement en prenant sa pâture ; mais si quelque objet étranger se présente inopinément, surtout dans la saison des amours, cet oiseau, qui n’a rien dans son port ordinaire que d’humble et de simple, se rengorge tout à coup avec fierté ; sa tête et son cou se gonflent, la caroncule conique se déploie, s’allonge et descend deux ou trois pouces plus bas que le bec, qu’elle recouvre entièrement ; toutes ces parties charnues se colorent d’un rouge plus vif ; en même temps les plumes du cou et du dos se hérissent, et la queue se relève en éventail tandis que les ailes s’abaissent en se déployant jusqu’à traîner par terre. Dans cette attitude, tantôt il va piaffant autour de sa femelle, accompagnant son action d’un bruit sourd que produit l’air de la poitrine s’échappant par le bec, et qui est suivi d’un long bourdonnement ; tantôt il quitte sa femelle comme pour menacer ceux qui viennent le troubler ; dans ces deux cas sa démarche est grave, et s’accélère seulement dans le moment où il fait entendre ce bruit sourd dont j’ai parlé : de temps en temps il interrompt cette manœuvre pour jeter un autre cri plus perçant, que tout le monde connaît, et qu’on peut lui faire répéter tant que l’on veut, soit en sifflant, soit en lui faisant entendre des sons aigus quelconques ; il recommence ensuite à faire la roue qui, suivant qu’elle s’adresse à sa femelle ou aux objets qui lui font ombrage, exprime tantôt son amour et tantôt sa colère ; et ces espèces d’accès seront beaucoup plus violents si on paraît devant lui avec un habit rouge ; c’est alors qu’il s’irrite et devient furieux ; il s’élance, il attaque à coups de bec, et fait tous ses efforts pour éloigner un objet dont la présence semble lui être insupportable.

Il est remarquable et très singulier que cette caroncule conique, qui s’allonge et se relâche lorsque l’animal est agité d’une passion vive, se relâche de même après sa mort.

Il y a des dindons blancs, d’autres variés de noir et de blanc, d’autres de blanc et d’un jaune roussâtre, et d’autres d’un gris uniforme, qui sont les plus rares de tous ; mais le plus grand nombre a le plumage tirant sur le noir, avec un peu de blanc à l’extrémité des plumes : celles qui couvrent le dos et le dessus des ailes sont carrées par le bout ; et parmi celles du croupion, et même de la poitrine, il y en a quelques-unes de couleurs changeantes, et qui ont différents reflets, selon les différentes incidences de la lumière ; et plus ils vieillissent, plus leurs couleurs paraissent être changeantes et avoir des reflets différents. Bien des gens croient que les dindons blancs sont les plus robustes ; et c’est par cette raison que dans quelques provinces on les élève de préférence : on en voit de nombreux troupeaux dans le Perthois en Champagne.

Les naturalistes ont compté vingt-huit pennes ou grandes plumes à chaque aile, et dix-huit à la queue. Mais un caractère bien plus frappant, et qui empêchera à jamais de confondre cette espèce avec une autre espèce actuellement connue, c’est un bouquet de crins durs et noirs, long de cinq à six pouces, lequel, dans nos climats tempérés, sort de la partie inférieure du cou au dindon mâle adulte dans la seconde année, quelquefois même dès la fin de la première ; et, avant que ce bouquet paraisse, l’endroit d’où il doit sortir est marqué par un tubercule charnu. M. Linnæus dit que ces crins ne commencent à paraître qu’à la troisième année dans les dindons qu’on élève en Suède : si ce fait est bien avéré, il s’ensuivrait que cette espèce de production se ferait d’autant plus tard que la température du pays est plus rigoureuse ; et, à la vérité, l’un des principaux effets du froid est de ralentir toute sorte de développements. C’est cette touffe de crins qui a valu au dindon le titre de barbu (pectore barbato[2]), expression impropre à tous égards, puisque ce n’est pas de la poitrine mais de la partie inférieure du cou que ces crins prennent naissance, et que d’ailleurs ce n’est pas assez d’avoir des crins ou des poils pour avoir une barbe, il faut encore qu’ils soient autour du menton ou de ce qui en tient lieu, comme dans le vautour barbu d’Edwards, planche cvi.

On se ferait une fausse idée de la queue du coq d’Inde, si l’on s’imaginait que toutes les plumes dont elle est formée fussent susceptibles de se relever en éventail. À proprement parler, le dindon a deux queues, l’une supérieure et l’autre inférieure ; la première est composée de dix-huit grandes plumes implantées autour du croupion, et que l’animal relève lorsqu’il piaffe, la seconde ou l’inférieure consiste en d’autres plumes moins grandes, et reste toujours dans la situation horizontale : c’est encore un attribut propre au mâle d’avoir un éperon à chaque pied ; ces éperons sont plus ou moins longs, mais ils sont toujours beaucoup plus courts et plus mous que dans le coq ordinaire.

La poule d’Inde diffère du coq non seulement en ce qu’elle n’a pas d’éperons aux pieds, ni de bouquet de crins dans la partie inférieure du cou ; en ce que la caroncule conique du bec supérieur est plus courte et incapable de s’allonger ; que cette caroncule, le barbillon de dessous le bec et la chair glanduleuse qui recouvre la tête sont d’un rouge plus pâle ; mais elle en diffère encore par les attributs propres au sexe le plus faible dans la plupart des espèces, elle est plus petite, elle a moins de caractère dans la physionomie, moins de ressort à l’intérieur, moins d’action au dehors, son cri n’est qu’un accent plaintif, elle n’a de mouvement que pour chercher sa nourriture ou pour fuir le danger ; enfin la faculté de faire la roue lui a été refusée : ce n’est pas qu’elle n’ait la queue double comme le mâle, mais elle manque apparemment des muscles releveurs propres à redresser les plus grandes plumes dont la queue supérieure est composée.

Dans le mâle, comme dans la femelle, les orifices des narines sont dans le bec supérieur ; et ceux des oreilles sont en arrière des yeux, fort couverts et comme ombragés par une multitude de petites plumes décomposées qui ont différentes directions.

On comprend bien que le meilleur mâle sera celui qui aura plus de force, plus de vivacité, plus d’énergie dans toute son action : on pourra lui donner cinq ou six poules d’Inde. S’il y a plusieurs mâles ils se battront, mais non pas avec l’acharnement des coqs ordinaires : ceux-ci, ayant plus d’ardeur pour leurs femelles, sont aussi plus animés contre leurs rivaux, et la guerre qu’ils se font entre eux est ordinairement un combat à outrance ; on en a vu même attaquer des coqs d’Inde deux fois plus gros qu’eux, et les mettre à mort ; les sujets de guerre ne manquent pas entre les coqs des deux espèces, si, comme le dit Sperling, le coq d’Inde privé de ses femelles s’adresse aux poules ordinaires, et que les poules d’Inde, dans l’absence de leur mâle, s’offrent au coq ordinaire, et le sollicitent même assez vivement[3].

La guerre que les coqs d’Inde se font entre eux est beaucoup moins violente ; le vaincu ne cède pas toujours le champ de bataille, quelquefois même il est préféré par les femelles : on a remarqué qu’un dindon blanc ayant été battu par un dindon noir, presque tous les dindonneaux de la couvée furent blancs.

L’accouplement des dindons se fait à peu près de la même manière que celui des coqs, mais il dure plus longtemps ; et c’est peut-être par cette raison qu’il faut moins de femelles au mâle, et qu’il s’use beaucoup plus vite : j’ai dit plus haut, sur la foi de Sperling, qu’il se mêlait quelquefois avec les poules ordinaires ; le même auteur prétend que, quand il est privé de ses femelles, il s’accouple aussi, non seulement avec la femelle du paon (ce qui peut être), mais encore avec les canes (ce qui me paraît moins vraisemblable ).

La poule d’Inde n’est pas aussi féconde que la poule ordinaire : il faut lui donner de temps en temps du chènevis, de l’avoine, du sarrasin, pour l’exciter à pondre ; et avec cela elle ne fait guère qu’une seule ponte par an d’environ quinze œufs ; lorsqu’elle en fait deux, ce qui est très rare, elle commence la première sur la fin de l’hiver, et la seconde dans le mois d’août. Ces œufs sont blancs, avec quelques petites taches d’un jaune rougeâtre ; et du reste, ils sont organisés à peu près comme ceux de la poule ordinaire ; la poule d’Inde couve aussi les œufs de toutes sortes d’oiseaux : on juge qu’elle demande à couver lorsque, après avoir fait sa ponte, elle reste dans le nid ; pour que ce nid lui plaise il faut qu’il soit en lieu sec, à une bonne exposition selon la saison, et point trop en vue, car son instinct la porte ordinairement à se cacher avec grand soin lorsqu’elle couve.

Ce sont les poules de l’année précédente qui, d’ordinaire, sont les meilleures couveuses ; elles se dévouent à cette occupation avec tant d’ardeur et d’assiduité, qu’elles mourraient d’inanition sur leurs œufs, si l’on n’avait le soin de les lever une fois tous les jours pour leur donner à boire et à manger ; cette passion de couver est si forte et si durable, qu’elles font quelquefois deux couvées de suite et sans aucune interruption ; mais, dans ce cas, il faut les soutenir par une meilleure nourriture : le mâle a un instinct bien contraire ; car s’il aperçoit sa femelle couvant, il casse ses œufs, qu’il voit apparemment comme un obstacle à ses plaisirs[4], et c’est peut-être la raison pourquoi la femelle se cache alors avec tant de soin.

Le temps venu où ces œufs doivent éclore, les dindonneaux percent avec leur bec la coquille de l’œuf qui les renferme ; mais cette coquille est quelquefois si dure ou les dindonneaux si faibles, qu’ils périraient si on ne les aidait à la briser, ce que néanmoins il ne faut faire qu’avec beaucoup de circonspection, et en suivant autant qu’il est possible les procédés de la nature ; ils périraient encore bientôt, pour peu que dans ces commencements on les maniât avec rudesse, qu’on leur laissât endurer la faim, ou qu’on les exposât aux intempéries de l’air ; le froid, la pluie, et même la rosée, les morfond ; le grand soleil les tue presque subitement, quelquefois même ils sont écrasés sous les pieds de leur mère : voilà bien des dangers pour un animal si délicat ; et c’est pour cette raison, et à cause de la moindre fécondité des poules d’Inde en Europe, que cette espèce est beaucoup moins nombreuse que celle des poules ordinaires.

Dans les premiers temps il faut tenir les jeunes dindons dans un lieu chaud et sec où l’on aura étendu une litière de fumier long, bien battue ; et lorsque dans la suite on voudra les faire sortir en plein air, ce ne sera que par degrés et en choisissant les plus beaux jours.

L’instinct des jeunes dindonneaux est d’aimer mieux à prendre leur nourriture dans la main que de toute autre manière : on juge qu’ils ont besoin d’en prendre lorsqu’on les entend piauler, et cela leur arrive fréquemment ; il faut leur donner à manger quatre ou cinq fois par jour ; leur premier aliment sera du vin et de l’eau qu’on leur soufflera dans le bec ; on y mêlera ensuite un peu de mie de pain ; vers le quatrième jour, on leur donnera les œufs gâtés de la couvée, cuits et hachés d’abord avec de la mie de pain, et ensuite avec des orties ; ces œufs gâtés, soit de dindes, soit de poules, seront pour eux une nourriture très salutaire[5] ; au bout de dix à douze jours on supprime les œufs, et on mêle les orties hachées avec du millet ou avec la farine de turquis, d’orge, de froment ou de blé sarrasin, ou bien, pour épargner le grain sans faire tort aux dindonneaux, avec le lait caillé, la bardane, un peu de camomille puante, de graine d’ortie et du son : dans la suite on pourra se contenter de leur donner toute sorte de fruits pourris coupés par morceaux[6], et surtout des fruits de ronces ou de mûriers blancs, etc. Lorsqu’on leur verra un air languissant, on leur mettra le bec dans du vin pour leur en faire boire un peu, et on leur fera avaler aussi un grain de poivre ; quelquefois ils paraissent engourdis et sans mouvement, lorsqu’ils ont été surpris par une pluie froide, et ils mourraient certainement, si on n’avait le soin de les envelopper de linges chauds, et de leur souffler à plusieurs reprises un air chaud par le bec : il ne faut pas manquer de les visiter de temps en temps, et de leur percer les petites vessies qui leur viennent sous la langue et autour du croupion, et de leur donner de l’eau de rouille ; on conseille même de leur laver la tête avec cette eau pour prévenir certaines maladies auxquelles ils sont sujets[7] ; mais, dans ce cas, il faut donc les essuyer et les sécher bien exactement, car on sait combien toute humidité est contraire aux dindons du premier âge.

La mère les mène avec la même sollicitude que la poule mène ses poussins ; elle les réchauffe sous ses ailes avec la même affection, elle les défend avec le même courage ; il semble que sa tendresse pour ses petits rende sa vue plus perçante ; elle découvre l’oiseau de proie d’une distance prodigieuse, et lorsqu’il est encore invisible à tous les autres yeux : dès qu’elle l’a aperçu, elle jette un cri d’effroi qui répand la consternation dans toute la couvée ; chaque dindonneau se réfugie dans les buissons ou se tapit dans l’herbe, et la mère les y retient en répétant le même cri d’effroi autant de temps que l’ennemi est à portée ; mais le voit-elle prendre son vol d’un autre côté, elle les en avertit aussitôt par un autre cri bien différent du premier, et qui est pour tous le signal de sortir du lieu où ils se sont cachés, et de se rassembler autour d’elle.

Lorsque les jeunes dindons viennent d’éclore, ils ont la tête garnie d’une espèce de duvet, et n’ont encore ni chair glanduleuse ni barbillons ; ce n’est qu’à six semaines ou deux mois que ces parties se développent, et, comme on le dit vulgairement, que les dindons commencent à pousser le rouge. Le temps de ce développement est un temps critique pour eux, comme celui de la dentition pour les enfants, et c’est alors surtout qu’il faut mêler du vin à leur nourriture pour les fortifier : quelque temps avant de pousser le rouge il commencent déjà à se percher.

Il est rare que l’on soumette les dindonneaux à la castration comme les poulets ; ils engraissent fort bien sans cela, et leur chair n’est pas moins bonne : nouvelle preuve qu’ils sont d’un tempérament moins chaud que les coqs ordinaires.

Lorsqu’ils sont devenus forts, ils quittent leur mère, ou plutôt ils en sont abandonnés, parce qu’elle cherche à faire une seconde ponte ou une seconde couvée. Plus les dindonneaux étaient faibles et délicats dans le premier âge, plus ils deviennent avec le temps robustes et capables de soutenir toutes les injures du temps : ils aiment à se percher en plain air, et passent ainsi les nuits les plus fraîches de l’hiver, tantôt se soutenant sur un seul pied, et retirant l’autre dans les plumes de leur ventre comme pour le réchauffer, tantôt, au contraire, s’accroupissant sur leur bâton et s’y tenant en équilibre : ils se mettent la tête sous l’aile pour dormir, et pendant leur sommeil ils ont le mouvement de la respiration sensible et très marqué.

La meilleure façon de conduire les dindons devenus forts, c’est de les mener paître par la campagne, dans les lieux où abondent les orties et autres plantes de leur goût, dans les vergers lorsque les fruits commencent à tomber, etc. ; mais il faut éviter soigneusement les pâturages où croissent les plantes qui leur sont contraires, telles que la grande digitale à fleurs rouges : cette plante est un véritable poison pour les dindons ; ceux qui en ont mangé éprouvent une sorte d’ivresse, des vertiges, des convulsions ; et, lorsque la dose a été un peu forte, ils finissent par mourir étiques. On ne peut donc apporter trop de soin à détruire cette plante nuisible dans les lieux où l’on élève des dindons[8].

On doit aussi avoir attention, surtout dans les commencements, de ne les faire sortir le matin qu’après que le soleil a commencé de sécher la rosée, de les faire rentrer avant la chute du serein, et de les mettre à l’abri pendant la plus grande chaleur des jours d’été : tous les soirs, lorsqu’ils reviennent, on leur donne de la pâtée, du grain ou quelque autre nourriture, excepté seulement au temps des moissons où ils trouvent suffisamment à manger par la campagne. Comme ils sont fort craintifs, ils se laissent aisément conduire ; il ne faut que l’ombre d’une baguette pour en mener des troupeaux même très considérables, et souvent ils prendront la fuite devant un animal beaucoup plus petit et plus faible qu’eux : cependant il est des occasions où ils montrent du courage, surtout lorsqu’il s’agit de se défendre contre les fouines et autres ennemis de la volaille ; on en a vu même quelquefois entourer en troupe un lièvre au gîte, et chercher à le tuer à coups de bec[9].

Ils ont différents tons, différentes inflexions de voix, selon l’âge, le sexe, et suivant les passions qu’ils veulent exprimer : leur démarche est lente et leur vol pesant ; ils boivent, mangent, avalent de petits cailloux, et digèrent à peu près comme les coqs ; et, comme eux, ils ont double estomac, c’est-à-dire un jabot et un gésier[NdÉ 2] ; mais, comme ils sont plus gros, les muscles de leur gésier ont aussi plus de force.

La longueur du tube intestinal est à peu près quadruple de la longueur de l’animal, prise depuis la pointe du bec jusqu’à l’extrémité du croupion ; ils ont deux cæcums, dirigés l’un et l’autre d’arrière en avant, et qui, pris ensemble, font plus du quart de tout le conduit intestinal ; ils prennent naissance assez près de l’extrémité de ce conduit, et les excréments contenus dans leur cavité ne diffèrent guère de ceux que renferme la cavité du colon et du rectum : ces excréments ne séjournent point dans le cloaque commun, comme l’urine et ce sédiment blanc qui se trouve plus ou moins abondamment partout où passe l’urine, et ils ont assez de consistance pour se mouler en sortant par l’anus.

Les parties de la génération se présentent dans les dindons à peu près comme dans les autres gallinacés ; mais, à l’égard de l’usage qu’ils en font, ils paraissent avoir beaucoup moins de puissance réelle, les mâles étant moins ardents pour leurs femelles, moins prompts dans l’acte de la fécondation, et leurs approches étant beaucoup plus rares ; et, d’autre côté, les femelles pondent plus tard et bien plus rarement, du moins dans nos climats.

Comme les yeux des oiseaux sont, dans quelques parties, organisés différemment de ceux de l’homme et des animaux quadrupèdes, je crois devoir indiquer ici ces principales différences : outre les deux paupières supérieure et inférieure, les dindons, ainsi que la plupart des autres oiseaux, en ont encore une troisième nommée paupière interne, membrana nictitans, qui se retire et se plisse en forme de croissant dans le grand coin de l’œil, et dont les cillements fréquents et rapides s’exécutent par une mécanique musculaire curieuse : la paupière supérieure est presque entièrement immobile, mais l’inférieure est capable de fermer l’œil en s’élevant vers la supérieure, ce qui n’arrive guère que lorsque l’animal dort ou lorsqu’il ne vit plus. Ces deux paupières ont chacune un point lacrymal, et n’ont pas de rebords cartilagineux ; la cornée transparente est environnée d’un cercle osseux, composé de quinze pièces, plus ou moins, posées l’une sur l’autre en recouvrement comme les tuiles ou les ardoises d’un couvert ; le cristallin est plus dur que celui de l’homme, mais moins dur que celui des quadrupèdes et des poissons[10], et sa plus grande courbure est en arrière[11] ; enfin il sort du nerf optique, entre la rétine et la choroïde, une membrane noire de figure rhomboïde et composée de fibres parallèles, laquelle traverse l’humeur vitrée, et va s’attacher quelquefois immédiatement par son angle antérieur, quelquefois par un filet qui part de cet angle, à la capsule du cristallin ; c’est à cette membrane subtile et transparente que MM. les anatomistes de l’Académie des Sciences ont donné le nom de bourse[NdÉ 3], quoiqu’elle n’en ait guère la figure dans le dindon non plus que dans la poule, l’oie, le canard, le pigeon, etc. : son usage est, selon M. Petit, d’absorber les rayons de lumière qui partent des objets qui sont à côté de la tête et qui entrent directement dans les yeux[12] ; mais, quoi qu’il en soit de cette idée, il est certain que l’organe de la vue est plus composé dans les oiseaux que dans les quadrupèdes ; et comme nous avons prouvé ailleurs que les oiseaux l’emportaient par ce sens sur les autres animaux, et que nous avons même eu occasion de remarquer plus haut combien la poule d’Inde avait la vue perçante, on ne peut guère se refuser à cette conjecture si naturelle que la supériorité de l’organe de la vue, dans les oiseaux, est due à la différence de la structure de leurs yeux et à l’artifice particulier de leur organisation : conjecture très vraisemblable, mais de laquelle néanmoins la valeur précise ne pourra être déterminée que par l’étude approfondie de l’anatomie comparée et de la mécanique animale.

Si l’on compare les témoignages des voyageurs, on ne peut s’empêcher de reconnaître que les dindons sont originaires d’Amérique et des îles adjacentes, et qu’avant la découverte de ce nouveau continent ils n’existaient point dans l’ancien.

Le P. du Tertre remarque qu’ils sont dans les Antilles comme dans leur pays naturel, et que, pourvu qu’on en ait un peu de soin, ils couvent trois à quatre fois l’année[13] : or, c’est une règle générale pour tous les animaux, qu’ils multiplient plus dans le climat qui leur est propre que partout ailleurs ; ils y deviennent aussi plus grands et plus forts, et c’est précisément ce que l’on observe dans les dindons d’Amérique. On en trouve une multitude prodigieuse chez les Illinois, disent les missionnaires jésuites ; ils y vont par troupes de cent, quelquefois même de deux cents ; ils sont beaucoup plus gros que ceux que l’on voit en France, et pèsent jusqu’à trente-six livres[14] ; Josselin dit jusqu’à soixante livres[15] : ils ne se trouvent pas en moindre quantité dans le Canada (où, selon le P. Théodat, récollet, les sauvages les appelaient ondettoutaques), dans le Mexique, dans la Nouvelle-Angleterre, dans cette vaste contrée qu’arrose le Mississipi, et chez les Brésiliens où ils sont connus sous le nom de arignanoussou[16]. Le docteur Hans Sloane en a vu à la Jamaïque : il est à remarquer que dans presque tous ces pays les dindons sont dans l’état de sauvages, et qu’ils y fourmillent partout, à quelque distance néanmoins des habitations, comme s’ils ne cédaient le terrain que pied à pied aux colons européens.

Mais si la plupart des voyageurs et témoins oculaires s’accordent à regarder cet oiseau comme naturel, appartenant en propre au continent de l’Amérique, surtout de l’Amérique septentrionale, ils ne s’accordent pas moins à déposer qu’il ne s’en trouve point, ou que très peu, dans toute l’Asie.

Gemelli Careri nous apprend que non seulement il n’y en a point aux Philippines, mais que ceux même que les Espagnols y avaient apportés de la Nouvelle-Espagne n’avaient pu y prospérer[17].

Le P. du Halde assure qu’on ne trouve à la Chine que ceux qui y ont été transportés d’ailleurs : il est vrai que dans le même endroit ce jésuite suppose qu’ils sont fort communs dans les Indes orientales ; mais il paraît que ce n’est en effet qu’une supposition fondée sur des ouï-dire, au lieu qu’il était témoin oculaire de ce qu’il dit de la Chine[18].

Le P. de Bourzes, autre jésuite, raconte qu’il n’y en a point dans le royaume de Maduré, situé en la presqu’île en deçà du Gange ; d’où il conclut avec raison que ce sont apparemment les Indes occidentales qui ont donné leur nom à cet oiseau[19].

Dampier n’en a point vu non plus à Mindanao[20] ; Chardin[21] et Tavernier, qui ont parcouru l’Asie[22], disent positivement qu’il n’y a point de dindons dans tout ce vaste pays : selon le dernier de ces voyageurs, ce sont les Arméniens qui les ont portés en Perse, où ils ont mal réussi, comme ce sont les Hollandais qui les ont portés à Batavia, où ils ont beaucoup mieux prospéré.

Enfin Bosman et quelques autres voyageurs nous disent que, si l’on voit les dindons au pays de Congo, à la côte d’Or, au Sénégal et autres lieux de l’Afrique, ce n’est que dans les comptoirs et chez les étrangers, les naturels du pays en faisant peu d’usage ; et, selon les mêmes voyageurs, il est visible que ces dindons sont provenus de ceux que les Portugais et autres Européens avaient apportés dans les commencements avec la volaille ordinaire[23].

Je ne dissimulerai pas que Aldrovande, Gesner, Belon et Ray ont prétendu que les dindons étaient originaires d’Afrique ou des Indes orientales ; et, quoique leur sentiment soit peu suivi aujourd’hui, je crois devoir à de si grands noms de ne point le rejeter sans quelque discussion.

Aldrovande a voulu prouver fort au long que les dindons étaient les véritables méléagrides des anciens, autrement les poules d’Afrique ou de Numidie, dont le plumage est couvert de taches rondes en forme de gouttes (gallinæ Numidicæ guttata) ; mais il est évident, et tout le monde convient aujourd’hui, que ces poules africaines ne sont autre chose que nos peintades, qui en effet nous viennent d’Afrique et sont très différentes des dindons ; ainsi il serait inutile de discuter plus en détail cette opinion d’Aldrovande, qui porte avec elle sa réfutation, et que néanmoins M. Linnæus semble avoir voulu perpétuer ou renouveler en appliquant au dindon le nom de meleagris.

Ray, qui fait venir les dindons d’Afrique ou des Indes orientales, semble s’être laissé tromper par les noms : celui d’oiseau de Numidie, qu’il adopte, suppose une origine africaine, et ceux de turkey et d’oiseau de Calicut, une origine asiatique ; mais un nom n’est pas toujours une preuve, surtout un nom populaire appliqué par des gens peu instruits, et même un nom scientifique appliqué par des savants, qui ne sont pas toujours exempts de préjugés : d’ailleurs, Ray lui-même avoue, d’après Hans Sloane, que ces oiseaux se plaisent beaucoup dans les pays chauds de l’Amérique, et qu’ils y multiplient prodigieusement[24].

À l’égard de Gesner, il dit, à la vérité, que la plupart des anciens, et entre autres Aristote et Pline, n’ont pas connu les dindons ; mais il prétend que Élien les a eus en vue dans le passage suivant : In India gallinacei nascuntur maximi ; non rubram habent cristam, ut nostri, sed ita variam et floridam veluti coronam floribus contextam ; caudæ pennas non inflexas habent, neque revolutas in orbem, sed latas ; quas cum non erigunt, ut pavones trahunt : eorum pennæ smaragdi colorem ferunt. « Les Indes produisent de très gros coqs dont la crête n’est point rouge comme celle des nôtres, mais de couleurs variées, comme serait une couronne de fleurs ; leur queue n’a pas non plus de plumes recourbées en arc ; lorsqu’ils ne la relèvent pas, ils la portent comme des paons (c’est-à-dire horizontalement) ; leurs pennes sont de la couleur de l’émeraude. » Mais je ne vois pas que ce passage soit applicable aux dindons : 1o la grosseur de ces coqs ne prouve point que ce soient des dindons, car on sait qu’il y a en effet dans l’Asie, et notamment en Perse et au Pégu, de véritables coqs qui sont très gros ;

2o Cette crête, de couleurs variées, suffirait seule pour exclure les dindons qui n’eurent jamais de crête ; car il s’agit ici non d’une aigrette de plumes, mais d’une crête véritable analogue à celle du coq, quoique de couleur différente ;

3o Le port de la queue, semblable à celui du paon, ne prouve rien non plus, parce que Élien dit positivement que l’oiseau dont il s’agit porte sa queue comme le paon, lorsqu’il ne la relève point ; et s’il l’eût relevée comme le paon, en faisant la roue, Élien n’aurait pu oublier de faire mention d’un caractère aussi singulier, et d’un trait de ressemblance si marqué avec le paon, auquel il le comparait dans ce moment même ;

4o Enfin les pennes, couleur d’émeraude, ne sont rien moins que suffisantes pour déterminer ici l’espèce des dindons, bien que quelques-unes de leurs plumes aient des reflets smaragdins ; car on sait que le plumage de plusieurs autres oiseaux a la même couleur et les mêmes reflets.

Belon ne me paraît pas mieux fondé que Gesner à retrouver les dindons dans les ouvrages des anciens ; Columelle avait dit dans son livre De re rusticâ[25] : Africana est meleagridi similis, nisi quod rutilam galeam et cristam capite gerit, quæ utraque in meleagride sunt cærulea. « La poule d’Afrique ressemble à la méléagride, excepté qu’elle a la crête et le casque rouges, rutila, au lieu que ces mêmes parties sont bleues dans la méléagride. » Belon a pris cette poule africaine pour la peintade, et la méléagride pour le dindon ; mais il est évident, par le passage même, que Columelle parle ici de deux variétés de la même espèce, puisque les deux oiseaux dont il s’agit se ressemblent de tout point, excepté par la couleur, laquelle est en effet sujette à varier dans la même espèce, et notamment dans celle de la peintade, où les mâles ont les appendices membraneux qui leur pendent aux deux côtés des joues, de couleur bleue, tandis que les femelles ont ces mêmes appendices de couleur rouge : d’ailleurs, comment supposer que Columelle, ayant à désigner deux espèces aussi différentes que celles de la peintade et du dindon, se fût contenté de les distinguer par une variété aussi superficielle que celle de la couleur d’une petite partie, au lieu d’employer des caractères tranchés qui lui sautaient aux yeux ?

C’est donc mal à propos que Belon a cru pouvoir s’appuyer de l’autorité de Columelle pour donner aux dindons une origine africaine ; et ce n’est pas avec plus de succès qu’il a cherché à se prévaloir du passage suivant de Ptolémée pour leur donner une origine asiatique : Triglyphon Regia in quâ galli gallinacei barbati esse dicuntur[26]. Cette Triglyphe est en effet située dans la presqu’île au delà du Gange ; mais on n’a aucune raison de croire que ces coqs barbus soient des dindons, car : 1o il n’y a pas jusqu’à l’existence de ces coqs qui ne soit incertaine, puisqu’elle n’est alléguée que sur la loi d’un on dit (dicuntur) ; 2o on ne peut donner aux dindons le nom de coqs barbus ; comme je l’ai dit plus haut, ce mot de barbe appliqué à un oiseau ne pouvant signifier qu’une touffe de plumes ou de poils placés sous le bec, et non ce bouquet de crins durs que les dindons ont au bas du cou ; 3o Ptolémée était astronome et géographe, mais point du tout naturaliste ; et il est visible qu’il cherchait à jeter quelque intérêt dans ses Tables géographiques, en y mêlant sans beaucoup de critique les singularités de chaque pays ; dans la même page où il fait mention de ces coqs barbus, il parle des trois îles des Satyres, dont les habitants avaient des queues, et de certaines îles Manioles au nombre de dix, situées à peu près dans le même climat, où l’aimant abonde au point que l’on n’ose y employer le fer dans la construction des navires de peur qu’ils ne soient attirés et retenus par la force magnétique ; mais ces queues humaines, quoique attestées par des voyageurs et par les missionnaires jésuites, selon Gemelli Careri[27], sont au moins fort douteuses ; ces montagnes d’aimant ou plutôt leurs effets sur la ferrure des vaisseaux ne le sont pas moins, et l’on ne peut guère compter sur des faits qui se trouvent mêlés avec de pareilles incertitudes ; 4o enfin Ptolémée, à l’endroit cité, parle positivement des coqs ordinaires (galli gallinacei), qui ne peuvent être confondus avec les coqs d’Inde ni pour la forme extérieure, ni pour le plumage, ni pour le chant, ni pour les habitudes naturelles, ni pour la couleur des œufs, ni pour le temps de l’incubation, etc. Il est vrai que Scaliger, tout en avouant que la méléagride d’Athénée ou plutôt de Clytus, cité par Athénée, était un oiseau d’Étolie, aimant les lieux aquatiques, peu attaché à sa couvée, et dont la chair sentait le marécage, tous caractères qui ne conviennent point au dindon, qui ne se trouve point en Étolie, fuit les lieux aquatiques, a le plus grand attachement pour ses petits, et la chair de bon goût, n’en prétend pas moins que la méléagride est un dindon[28] ; mais les anatomistes de l’Académie des Sciences, qui d’abord, étaient du même avis lorsqu’ils firent la description du coq indien, ayant examiné les choses de plus près, ont reconnu et prouvé ailleurs que la pintade était la vraie méléagride des anciens ; en sorte qu’il doit demeurer pour constant qu’Athénée ou Clytus, Élien, Columelle et Ptolémée, n’ont pas plus parlé des dindons qu’Aristote et Pline, et que ces oiseaux ont été inconnus aux anciens.

Nous ne voyons pas même qu’il en soit fait mention dans aucun ouvrage moderne, écrit avant la découverte de l’Amérique : une tradition populaire fixe dans le xvie siècle, sous François Ier, l’époque de leur première apparition en France ; car c’est dans ce temps que vivait l’amiral Chabot. Les auteurs de la Zoologie britannique avancent, comme un fait notoire, qu’ils ont été apportés en Angleterre sous le règne de Henri VIII, contemporain de François Ier[29], ce qui s’accorde très bien avec notre sentiment ; car l’Amérique ayant été découverte par Christophe Colomb, sur la fin du xve siècle, et les rois François Ier et Henri VIII étant montés sur le trône au commencement du xvie siècle, il est tout naturel que ces oiseaux apportés d’Amérique aient été introduits comme nouveautés soit en France, soit en Angleterre, sous le règne de ces princes ; et cela est confirmé par le témoignage précis de J. Sperling, qui écrivait avant 1660, et qui assure expressément qu’ils avaient été transportés des Nouvelles-Indes en Europe plus d’un siècle auparavant[30].

Tout concourt donc à prouver que l’Amérique est le pays natal des dindons ; et comme ces sortes d’oiseaux sont pesants, qu’ils n’ont pas le vol élevé et qu’ils ne nagent point, ils n’ont pu en aucune manière traverser l’espace qui sépare les deux continents pour aborder en Afrique, en Europe ou en Asie : ils se trouvent donc dans le cas des quadrupèdes, qui, n’ayant pu sans le secours de l’homme passer d’un continent à l’autre, appartiennent exclusivement à l’un des deux ; et cette considération donne une nouvelle force au témoignage de tant de voyageurs qui assurent n’avoir jamais vu de dindons sauvages, soit en Asie, soit en Afrique, et n’y en avoir vu de domestiques que ceux qui y avaient été apportés d’ailleurs.

Cette détermination du pays naturel des dindons influe beaucoup sur la solution d’une autre question qui, au premier coup d’œil, ne semble pas y avoir du rapport. J. Sperling, dans sa Zoologia physica, page 369, prétend que le dindon est un monstre (il aurait dû dire un mulet), provenant du mélange de deux espèces, celles du paon et du coq ordinaire ; mais s’il est bien prouvé, comme je le crois, que les dindons soient d’origine américaine, il n’est pas possible qu’ils aient été produits par le mélange de deux espèces asiatiques telles que le coq et le paon ; et ce qui achève de démontrer qu’en effet cela n’est pas, c’est que dans toute l’Asie on ne trouve point de dindons sauvages, tandis qu’ils fourmillent en Amérique ; mais, dira-t-on, que signifie donc ce nom de gallo-pavus (coq-paon), si anciennement appliqué au dindon ? Rien de plus simple : le dindon était un oiseau étranger, qui n’avait point de nom dans nos langues européennes ; et comme on lui a trouvé des rapports assez marqués avec le coq et le paon, on a voulu indiquer ces rapports par le nom composé de gallo-pavus, d’après lequel Sperling et quelques autres auront cru que le dindon était réellement le produit du mélange de l’espèce du paon avec celle du coq, tandis qu’il n’y avait que les noms de mêlés ; tant il est dangereux de conclure du mot à la chose ; tant il est important de ne point appliquer aux animaux de ces noms composés qui sont presque toujours susceptibles d’équivoque.

M. Edwards parle d’un autre mulet qu’il dit être le mélange de l’espèce du dindon avec celle du faisan ; l’individu sur lequel il a fait sa description[31] avait été tué d’un coup de fusil dans les bois voisins de Handford, dans la province de Dorset, où il fut aperçu, au mois d’octobre 1759, avec deux ou trois autres oiseaux de la même espèce : il était en effet d’une grosseur moyenne entre le faisan et le dindon, ayant trente-deux pouces de vol ; une petite aigrette de plumes noires assez longues, s’élevait sur la base du bec supérieur ; la tête n’était point nue comme celle du dindon, mais couverte de petites plumes fort courtes ; les yeux étaient entourés d’un cercle de peau rouge, mais moins large que dans le faisan : on ne dit point si cet oiseau relevait les grandes plumes de la queue pour faire la roue ; il paraît seulement par la figure qu’il la portait ordinairement comme la porte le dindon lorsqu’il est tranquille : au reste, il est à remarquer qu’il n’avait la queue composée que de seize plumes comme celle du coq de bruyère ; tandis que celle des dindons et des faisans en a dix-huit : d’ailleurs chaque plume du corps était double sur une même racine, l’une ferme et plus grande, l’autre petite et duvetée, caractère qui ne convient ni au faisan ni au dindon, mais bien au coq de bruyère et au coq commun. Si cependant l’oiseau dont il s’agit tirait son origine du mélange du faisan avec le dindon, il semble qu’on aurait dû retrouver en lui comme dans les autres mulets : premièrement les caractères communs aux deux espèces primitives ; en second lieu, des qualités moyennes entre leurs qualités opposées, ce qui n’a point lieu ici, puisque le prétendu mulet de M. Edwards avait des caractères qui manquaient absolument aux deux espèces primitives (les plumes doubles), et qu’il manquait d’autres caractères qui se trouvaient dans ces deux espèces (les dix-huit plumes de la queue) ; et si l’on voulait absolument une espèce métisse, il y aurait plus de fondement à croire qu’elle dérive du mélange du coq de bruyère et du dindon, qui, comme je l’ai remarqué, n’a que seize pennes à la queue, et qui a les plumes doubles comme notre prétendu mulet.

Les dindons sauvages ne diffèrent des domestiques qu’en ce qu’ils sont beaucoup plus gros et plus noirs[32] : du reste, ils ont les mêmes mœurs, les mêmes habitudes naturelles, la même stupidité ; ils se perchent dans les bois sur les branches sèches, et lorsqu’on en fait tomber quelqu’un d’un coup d’arme à feu, les autres restent toujours perchés, et pas un seul ne s’envole. Selon Fernandès, leur chair, quoique bonne, est plus dure et moins agréable que celle des dindons domestiques, mais ils sont deux fois plus gros : hucxolotl est le nom mexicain du mâle, et cihuatotolin le nom de la femelle[33]. Albin nous apprend qu’un grand nombre de seigneurs anglais se plaisent à élever des dindons sauvages, et que ces oiseaux réussissent assez bien partout où il y a de petits bois, des parcs ou autres enclos[34].

Le dindon huppé n’est qu’une variété du dindon commun, semblable à celle du coq huppé dans l’espèce du coq ordinaire ; la huppe est quelquefois noire et d’autres fois blanche, telle que celle du dindon décrit par Albin[35] : il était de la grosseur des dindons ordinaires ; il avait les pieds couleur de chair, la partie supérieure du corps d’un brun foncé, la poitrine, le ventre, les cuisses et la queue blanches, ainsi que les plumes qui formaient son aigrette ; du reste, il ressemblait exactement à nos dindons communs, et par la chair spongieuse et glanduleuse qui recouvrait la tête et la partie supérieure du cou, et par le bouquet de crins durs naissant (en apparence) de la poitrine, et par les éperons courts qu’il avait à chaque pied, et par son antipathie singulière pour le rouge, etc.


Notes de Buffon
  1. Comme cet oiseau n’est connu que depuis la découverte de l’Amérique, il n’a de nom ni en grec ni en latin. Les Espagnols lui donnèrent le nom de pavon de las Indias, c’est-à-dire paon des Indes occidentales ; et ce nom ne lui était pas mal appliqué d’abord, parce qu’il étend sa queue comme le paon, et qu’il n’y avait point de paons en Amérique. Les Catalans l’ont nommé indiot, gall-d’indi ; les Italiens, gallô-d’india ; les Allemands, indianisch han ; les Polonais, indiyk ; les Suédois, kalkon ; les Anglais, turkey.
  2. Linn. {{lang|la|Faun. Suecica, et Systema nat., édit. X.
  3. Zoologia Physica, p. 367.
  4. Sperling, loco citato.
  5. Voyez Journal économique, août 1757, p. 69 et 73.
  6. Journal économique, loco citato.
  7. La figère et les ourles, selon la Maison Rustique, t. I, p. 117.
  8. Voyez Histoire de l’Académie royale des sciences de Paris, année 1748, p. 84.
  9. Ornithologie de Salerne, p. 132.
  10. Mémoires de l’Académie royale des sciences, année 1726, p. 83.
  11. Ibidem, année 1730, p. 10.
  12. Ibidem, année 1735, p. 123.
  13. Histoire générale des Antilles, t. II, p. 266.
  14. Lettres édifiantes, XXIIIe Recueil, p. 237.
  15. Raretés de la Nouvelle-Angleterre.
  16. Voyage au Brésil, recueilli par de Léry, p. 171.
  17. Voyages, t. V, p. 271 et 272.
  18. Histoire générale des voyages, t. VI, p. 487.
  19. Lettre du 21 septembre 1713, parmi les Lettres édifiantes.
  20. Nouveau voyage, t. I, p. 406.
  21. Voyages de Chardin, t. II, p. 29.
  22. Voyages de Tavernier, t. II, p. 22.
  23. Voyages de Bosman, p. 242.
  24. Synopsis avium, Appendix, p. 182.
  25. Lib. viii, cap. ii.
  26. Geographia, lib. viii, cap. ii, tabula xi, Asiæ.
  27. Voyage, t. V, p. 68.
  28. In Cardanum exercit., 238.
  29. British Zoology, p. 87.
  30. Zoologia physica, p. 366.
  31. Glanures, planche cccxxxvii.
  32. La coloration du dindon sauvage de Virginie diffère beaucoup de celle de notre dindon domestique ; elle est d’un brun verdâtre glacé de cuivre. C’est bien cette couleur qui fait le fond du plumage des dindons domestiques, mais la coloration de ces derniers varie beaucoup ; elle est tantôt noire, tantôt grise, souvent blanchâtre ; il existe souvent des bandes alternativement blanches et grises avec des reflets brillants. Il s’est produit, chez le dindon, le même fait que dans tous les oiseaux domestiques, la coloration est devenue très variable, tandis que dans les formes sauvages elle reste fixe.
  33. Fr. Fernandès, Historia avium novæ Hispaniæ, p. 27.
  34. Albin, liv. ii, no xxxiii.
  35. Idem, ibidem.
Notes de l’éditeur
  1. Meleagris Gallo-pavo, L. [Note de Wikisource : actuellement Meleagris gallopavo Linnæus]. — Les Meleagris sont des Gallinacés, de la famille des Pénélopidés. Cette famille comprend des Gallinacés de grande taille, à pattes hautes, à rémiges bien développées ; à queue longue et arrondie ; à tarses très longs, revêtus antérieurement de doubles rangées de scutelles et dépourvues d’ergot ; à doigt postérieur bien développé et articulé au même niveau que les trois antérieurs dont le médian dépasse les autres ; à course rapide ; à vol lourd, pesant ; à pénis exsertile. Les Meleagris se distinguent particulièrement par un bec court, bombé au-dessus ; par la présence de fanons membraneux au niveau de la gorge et à la base de la mâchoire supérieure ; par une queue large, que le mâle étale à volonté.
  2. Les dindons ont un jabot comme tous les Gallinacés.
  3. C’est le peigne, dont nous avons parlé plus haut.