Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le balbuzard

LE BALBUZARD

Le balbuzard est l’oiseau que nos nomenclateurs appellent aigle de mer, et que nous appelons en Bourgogne craupêcherot, mot qui signifie corbeau-pêcheur[NdÉ 1]. Crau ou craw est le cri du corbeau ; c’est aussi son nom dans quelques langues, et particulièrement en anglais, et ce mot est resté en Bourgogne parmi les paysans, comme quantité d’autres termes anglais que j’ai remarqués dans leur patois, qui ne peuvent venir que du séjour des Anglais dans cette province sous les règnes de Charles V, Charles VI, etc. Gessner, qui le premier a dit que cet oiseau était appelé crospescherot par les Bourguignons, a mal écrit ce nom faute d’entendre le jargon de Bourgogne ; le vrai mot est crau et non pas cros, et la prononciation n’est ni cros, ni crau, mais craw, ou simplement crâ avec un â fort ouvert.

À tout considérer, on doit dire que cet oiseau n’est pas un aigle, quoiqu’il ressemble plus aux aigles qu’aux autres oiseaux de proie. D’abord il est bien plus petit[1], il n’a ni le port, ni la figure, ni le vol de l’aigle. Ses habitudes naturelles sont aussi très différentes, ainsi que ses appétits, ne vivant guère que de poisson qu’il prend dans l’eau, même à quelques pieds de profondeur[2] ; et ce qui prouve que le poisson est en effet sa nourriture la plus ordinaire, c’est que sa chair en a une très forte odeur. J’ai vu quelquefois cet oiseau demeurer pendant plus d’une heure perché sur un arbre, à portée d’un étang, jusqu’à ce qu’il aperçût un gros poisson sur lequel il pût fondre et l’emporter ensuite dans ses serres. Il a les jambes nues et ordinairement de couleur bleuâtre ; cependant il y en a quelques-uns qui ont les jambes et les pieds jaunâtres, les ongles noirs très grands et très aigus, les pieds et les doigts si raides qu’on ne peut les fléchir ; le ventre tout blanc, la queue large et la tête grosse et épaisse. Il diffère donc des aigles en ce qu’il a les pieds et le bas des jambes dégarnis de plumes, et que l’ongle de derrière est le plus court, tandis que dans les aigles cet ongle de derrière est le plus long de tous ; il diffère encore en ce qu’il a le bec plus noir que les aigles, et que les pieds, les doigts, et la peau qui recouvre la base du bec sont ordinairement bleus, au lieu que dans les aigles toutes ces parties sont jaunes. Au reste, il n’a pas de demi-membranes entre les doigts du pied gauche, comme le dit M. Linnæus[3], car les doigts des deux pieds sont également séparés et dénués de membranes. C’est une erreur populaire que cet oiseau nage avec un pied, tandis qu’il prend le poisson avec l’autre, et c’est cette erreur populaire qui a produit la méprise de M. Linnæus. Auparavant, M. Klein a dit la même chose de l’orfraie ou grand aigle de mer, et il s’est également trompé, car ni l’un ni l’autre de ces oiseaux n’a de membranes entre aucun doigt du pied gauche. La source commune de ces erreurs est dans Albert le Grand, qui a écrit que cet oiseau avait l’un des pieds pareil à celui d’un épervier, et l’autre semblable à celui d’une oie, ce qui est non seulement faux, mais absurde et contre toute analogie : en sorte qu’on ne peut qu’être étonné de voir que Gessner, Aldrovande, Klein et Linnæus, au lieu de s’élever contre cette fausseté, l’aient accréditée, et qu’Aldrovande nous dise froidement que cela n’est pas contre toute vraisemblance, puisque je sais, ajoute-t-il très positivement, qu’il y a des poules d’eau moitié palmipèdes et moitié fissipèdes, ce qui est encore un autre fait tout aussi faux que le premier.

Au reste, je ne suis pas surpris qu’Aristote ait appelé cet oiseau haliætos, aigle de mer ; mais je suis encore étonné que tous les naturalistes anciens et modernes aient copié cette dénomination sans scrupule, et, j’ose dire, sans réflexion ; car l’haliætus ou balbuzard ne fréquente pas de préférence les côtes de la mer : on le trouve plus souvent dans les terres méditerranéennes voisines des rivières, des étangs et des autres eaux douces ; il est peut-être plus commun en Bourgogne, qui est au centre de la France, que sur aucune de nos côtes maritimes. Comme la Grèce est un pays où il n’y a pas beaucoup d’eaux douces, et que les terres en sont traversées et environnées par la mer à d’assez petites distances, Aristote a observé dans son pays que ces oiseaux pêcheurs cherchaient leur proie sur les rivages de la mer, et par cette raison il les a nommés aigles de mer ; mais, s’il eût habité le milieu de la France ou de l’Allemagne[4], la Suisse[5] et les autres pays éloignés de la mer, où ils sont très communs, il les eût plutôt appelés aigles des eaux douces. Je fais cette remarque afin de faire sentir que j’ai eu d’autant plus de raison de ne pas adopter cette dénomination, aigle de mer et d’y substituer le nom spécifique de balbuzard, qui empêchera qu’on ne le confonde avec les aigles[6]. Aristote assure que cet oiseau a la vue très perçante[7] ; il force, dit-il, ses petits à regarder le soleil, et il tue ceux dont les yeux ne peuvent en supporter l’éclat ; ce fait, que je n’ai pu vérifier, me paraît difficile à croire, quoiqu’il ait été rapporté, ou plutôt répété par plusieurs autres auteurs, et qu’on l’ait même généralisé en l’attribuant à tous les aigles qui contraignent, dit-on, leurs petits à regarder fixement le soleil ; cette observation me paraît bien difficile à faire, et d’ailleurs il me semble qu’Aristote, sur le témoignage duquel seul le fait est fondé, n’était pas trop bien informé au sujet des petits de cet oiseau ; il dit qu’il n’en élève que deux, et qu’il tue celui qui ne peut regarder le soleil. Or nous sommes assurés qu’il pond souvent quatre œufs, et rarement moins de trois ; que, de plus, il élève tous ses petits. Au lieu d’habiter les rochers escarpés et les hautes montagnes comme les aigles, il se tient plus volontiers dans les terres basses et marécageuses, à portée des étangs et des lacs poissonneux ; et il me paraît encore que c’est à l’orfraie ou ossifrague, et non pas au balbuzard ou haliætus qu’il faut attribuer ce que dit Aristote de sa chasse aux oiseaux de mer[8], car le balbuzard pêche bien plus qu’il ne chasse, et je n’ai pas ouï dire qu’il s’éloignât du rivage à la poursuite des mouettes ou des autres oiseaux de mer ; il paraît au contraire qu’il ne vit que de poisson. Ceux qui ont ouvert le corps de cet oiseau n’ont trouvé que du poisson dans son estomac, et sa chair qui, comme je l’ai dit, a une très forte odeur de poisson, est un indice certain qu’il en fait au moins sa nourriture habituelle ; il est ordinairement très gras, et il peut, comme les aigles, se passer d’aliments pendant plusieurs jours sans en être incommodé ni paraître affaibli[9]. Il est aussi moins fier et moins féroce que l’aigle ou le pygargue, et l’on prétend qu’on peut assez aisément le dresser pour la pêche, comme l’on dresse les autres oiseaux pour la chasse.

Après avoir comparé les témoignages des auteurs, il m’a paru que l’espèce du balbuzard est l’une des plus nombreuses des grands oiseaux de proie, et qu’elle est répandue assez généralement en Europe, du nord au midi, depuis la Suède jusqu’en Grèce, et que même on la retrouve dans des pays plus chauds, comme en Égypte et jusqu’en Nigritie[10].

J’ai dit, dans une des notes de cet article, que MM. de l’Académie des Sciences avaient décrit un balbuzard ou haliætus femelle[11], et qu’ils lui avaient trouvé deux pieds neuf pouces depuis l’extrémité du bec jusqu’à celle de la queue, et sept pieds et demi de vol ou d’envergure, tandis que les autres naturalistes ne donnent au balbuzard que deux pieds de longueur de corps jusqu’au bout de la queue, et cinq pieds et demi de vol ; cette grande différence pourrait faire croire que ce n’est pas le balbuzard, mais un oiseau plus grand que MM. de l’Académie ont décrit : néanmoins, après avoir comparé leur description avec la nôtre, on ne peut guère en douter ; car de tous les oiseaux de ce genre, le balbuzard est le seul qui puisse être mis avec les aigles, le seul qui ait le bas des jambes et les pieds bleus, le bec tout noir, les jambes longues, et les pieds petits à proportion du corps ; je pense donc, avec MM. de l’Académie, que leur oiseau est le vrai haliætus d’Aristote, c’est-à-dire notre balbuzard, et que c’était une des plus grandes femelles de cette espèce qu’ils ont décrite et disséquée.

Les parties intérieures du balbuzard diffèrent peu de celles des aigles. MM. de l’Académie n’ont remarqué de différences considérables que dans le foie, qui est bien plus petit dans le balbuzard ; dans les deux cæcum de la femelle, qui sont aussi moins grands ; dans la position de la rate, qui est immédiatement adhérente au côté droit de l’estomac dans l’aigle, au lieu que dans le balbuzard elle était située sous le lobe droit du foie ; dans la grandeur des reins, le balbuzard les ayant à peu près comme les autres oiseaux, qui les ont ordinairement fort grands à proportion des autres animaux, et l’aigle les ayant au contraire plus petits.


Notes de Buffon
  1. Il y a une différence plus grande encore que dans les aigles entre la femelle et le mâle balbuzard : celui que M. Brisson a décrit, et qui sans doute était mâle, n’avait qu’un pied sept pouces de longueur jusqu’aux ongles, et cinq pieds trois pouces de vol ; et un autre que l’on m’a apporté n’avait qu’un pied neuf pouces de longueur de corps, et cinq pieds sept pouces de vol : au lieu que la femelle, décrite par MM. de l’Académie des sciences sous le nom d’haliætus, à l’article de l’aigle que nous avons cité, avait deux pieds neuf pouces de longueur de corps, y compris la queue, ce qui fait au moins deux pieds de longueur pour le corps seul, et sept pieds et demi de vol ; cette différence est si grande qu’on pourrait douter que cet oiseau décrit par MM. de l’Académie fût le balbuzard ou craupêcherot, si l’on n’en était assuré par les autres indications.
  2. Malgré toutes ces différences, Aristote a mis le balbuzard au nombre des aigles, et voici ce qu’il en dit : « Quintum (aquilæ) genus est quod haliætus, hoc est marina vocatur, cervice magnâ et crassâ, alis curvantibus, caudâ latâ ; moratur hæc in littoribus et oris. Accidit huic sæpius ut cùm ferre quod ceperit nequeat, in gurgitem demergatur. » Aristot., Hist. anim., lib. ix, cap. xxxii. Mais il faut observer que les Grecs comprenaient tous les oiseaux de proie qui volent de jour sous les noms génériques de aëtos, gyps et hierax, c’est-à-dire, aquila, vultur et accipiter ; aigle, vautour et épervier, et que dans ces trois genres ils en distinguaient peu par des noms spécifiques ; et c’est sans doute par cette raison qu’Aristote a mis le balbuzard au nombre des aigles. Je ne conçois pas pourquoi M. Ray, qui d’ailleurs est un écrivain savant et exact, assure que l’haliætus et l’ossifraga ne sont que le même oiseau, puisque Aristote les distingue si nettement tous deux et qu’il en traite dans deux chapitres séparés ; la seule raison que Ray donne de son opinion, c’est que le balbuzard étant trop petit pour être mis au nombre des aigles, il n’est pas l’haliætus ; mais il n’a pas fait attention que le morphnus ou petit aigle, auquel on peut faire le même reproche, a cependant été compté parmi les aigles, comme l’haliætus, par Aristote, et qu’il n’est pas possible que l’haliætus soit l’ossifraga, puisqu’il en assigne toutes les différences. Je fais cette remarque, parce que cette erreur de Ray a été adoptée et répétée par plusieurs auteurs, et surtout par les Anglais.
  3. « Haliætus… victitat piscibus, majoribus anatibus, pes sinister subpalmatus. » Linn. Syst. nat., édit. X, t. I, p. 91.
  4. « Hanc aquilam (haliætum) nuper accepi a nobili Dom. Nicolas Zedlitz, in Schildlau, quam servitor ejus bombardæ globulo, dum in Bobero pisces venaretur, interfecerat. Miræ pinguedinis avis quæ tota piscium odorem spirabat… non solum circa mare moratur, verum etiam ad flumina et stagna Silesiæ nostræ degit, et arboribus insidens piscibus insidiatur. » Schwenckfeld, Avi. Sil., p. 217.
  5. Gessner dit que cet oiseau se trouve en Suisse en plusieurs endroits, et qu’il fait son nid dans certains rochers près des eaux ou dans des vallées profondes : il ajoute qu’on peut l’apprivoiser et s’en servir dans la fauconnerie.
  6. M. Salerne a fait une méprise en disant que l’oiseau appelé en Bourgogne craupêcherot est l’ossifrague ou le grand aigle de mer ; c’est, au contraire, celui qu’il appelle le faucon de marais qui est le craupêcherot. Voyez l’Ornithol. de M. de Salerne, in-4o. Paris, 1767, p. 6 et 7, et corrigez cette erreur.
  7. « At vero marina illa (aquila) clarissimâ oculorum acie est, ac pullos adhuc implumes cogit adversos intueri solem, percutit eum qui recuset et vertit ad solem ; tum cujus oculi prius lacrymârint hunc occidit, reliquum educat. » Aristot., Hist. anim., lib. ix, cap. xxxiv.
  8. « Vagatur hæc (aquila) per mare et littora, unde nomen accepit. Vivitque avium marinarum venatu. Aggreditur singulas. » Aristot., lib. ix, cap. xxxiv.
  9. « Captus aliquando haliætus a doctissimo quodam medico, moribus satis placidus visus fuit, ac tractabilis et famis patientissimus. Vixit dies septem absque omni cibo et quidem in altâ quiete… Carnem oblatam recusavit, pisces sine dubio voraturus, si exhibiti fuissent, cùm certo constaret eum hisce vivere. » Aldrov. Ornithol., t. I, liv. ii, p. 495.
  10. Il me paraît que c’est au balbuzard qu’on doit rapporter le passage suivant : « On nous fit remarquer quantité d’oiseaux en Nigritie, entre autres des aigles de deux sortes, dont l’une vit de proie de terre et l’autre de poisson ; nous appelons celle-ci nonette, parce qu’elle a le plumage de couleur de l’habit d’une carmélite avec son scapulaire blanc. Leur vue surpasse en clarté celle de l’homme. » Relation de la Nigritie, par Gaby. Paris, 1689.
  11. Mémoires pour servir à l’Histoire des animaux, partie ii, article de l’aigle.
Notes de l’éditeur
  1. Le balbuzard de Buffon est le Pandion haliaëtos Cuv. [Note de Wikisource : actuellement, Pandion haliaetus Linnæus] de la sous-famille des Aquiliens. Les Pandions se distinguent des aigles par un bec court, déprimé, terminé par une longue pointe crochue. Les doigts sont dépourvus de membrane intermédiaire, et les doigts externes peuvent se diriger en arrière.