Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le pygargue

LE PYGARGUE

L’espèce du pygargue me paraît être composée de trois variétés, savoir : le grand pygargue, le petit pygargue et le pygargue à tête blanche[NdÉ 1]. Les deux premiers ne diffèrent guère que par la grandeur, et le dernier ne diffère presque en rien du premier, la grandeur étant la même, et n’y ayant d’autre différence qu’un peu plus de blanc sur la tête et le cou. Aristote ne fait mention que de l’espèce[1], et ne dit rien des variétés : ce n’est même que du grand pygargue qu’il a entendu parler, puisqu’il lui donne pour surnom le mot hinnularia, qui indique que cet oiseau fait sa proie des faons (hinnulos), c’est-à-dire des jeunes cerfs, des daims et chevreuils ; attribut qui ne peut convenir au petit pygargue, trop faible pour attaquer d’aussi grands animaux.

Les différences entre les pygargues et les aigles sont : 1o la nudité des jambes ; les aigles les ont couvertes jusqu’au talon, les pygargues les ont nues dans toute la partie inférieure ; 2o la couleur du bec, les aigles l’ont d’un noir bleuâtre et les pygargues l’ont jaune ou blanc ; 3o la blancheur de la queue, qui a fait donner aux pygargues le nom d’aigles à queue blanche, parce qu’il a en effet la queue blanche en dessus et en dessous dans toute son étendue ; ils diffèrent encore des aigles par quelques habitudes naturelles, ils n’habitent pas les lieux déserts ni les hautes montagnes ; les pygargues se tiennent plutôt à portée des plaines et des bois qui ne sont pas éloignés des lieux habités. Il paraît que le pygargue, comme l’aigle commun, affecte les climats froids de préférence ; on le trouve dans toutes les provinces du nord de l’Europe[2]. Le grand pygargue est à peu près de la même grosseur et de la même force, si même il n’est pas plus fort que l’aigle commun ; il est au moins plus carnassier, plus féroce et moins attaché à ses petits ; car il ne les nourrit pas longtemps ; il les chasse hors du nid avant même qu’ils soient en état de se pourvoir, et l’on prétend que, sans le secours de l’orfraie[3], qui les prend alors sous sa protection, la plupart périraient : il produit ordinairement deux ou trois petits et fait son nid sur de gros arbres. On trouve la description d’un de ces nids dans Willughby et dans plusieurs autres auteurs qui l’ont traduit ou copié ; c’est une aire ou un plancher tout plat, comme celui du grand aigle, qui n’est abrité dans le dessus que par le feuillage des arbres, et qui est composé de petites perches et de branches, qui soutiennent plusieurs lits alternatifs de bruyères et d’autres herbes : ce sentiment contre nature, qui porte ces oiseaux à chasser leurs petits avant qu’ils puissent se procurer aisément leur subsistance, et qui est commun à l’espèce du pygargue et à celles du grand aigle et du petit aigle tacheté, indique que ces trois espèces sont plus voraces et plus paresseuses à la chasse que celle de l’aigle commun, qui soigne et nourrit largement ses petits, les conduit ensuite, les instruit à chasser, et ne les oblige à s’éloigner que quand ils sont assez forts pour se passer de tout secours ; d’ailleurs le naturel des petits tient de celui de leurs parents ; les aiglons de l’espèce commune sont doux et assez tranquilles, au lieu que ceux du grand aigle et du pygargue, dès qu’ils sont un peu grands, ne cessent de se battre et de se disputer la nourriture et la place dans le nid ; en sorte que souvent le père ou la mère en tue quelqu’un pour terminer le débat. On peut encore ajouter que, comme le grand aigle et le pygargue ne chassent ordinairement que de gros animaux, ils se rassasient souvent sur le lieu, sans pouvoir les emporter ; que, par conséquent, les proies qu’ils enlèvent sont moins fréquentes, et que, ne gardant point de chair corrompue dans leur nid, ils sont souvent au dépourvu ; au lieu que l’aigle commun, qui tous les jours prend des lièvres et des oiseaux, fournit plus aisément et plus abondamment la subsistance nécessaire à ses petits. On a aussi remarqué, surtout dans l’espèce des pygargues, qui fréquentent de près les lieux habités, qu’ils ne chassent que pendant quelques heures dans le milieu du jour, et qu’ils se reposent le matin, le soir et la nuit, au lieu que l’aigle commun (aquila valeria) est en effet plus valeureux, plus diligent et plus infatigable.


Notes de Buffon
  1. « Aquilarum plura sunt genera. Unum quod pygargus ab albicante caudâ dicitur, ac si albicillam nomines. Gaudet hæc planis, et lucis, et oppidis. Hinnularia a nonnullis vocata cognomine est. Montes etiam sylvasque suis freta viribus petit ; reliqua genera raro plana et lucos adeunt. » Aristot., Hist. anim., lib. ix, cap. xxxii.
  2. M. Linnæus dit que cet oiseau se trouve dans toutes les forêts de la Suède…, qu’il est de la grandeur d’une oie, et que la femelle est plus blanchâtre que le mâle.
  3. « Quæ ossifraga appellatur… nutricat bene et suos pullos et aquilæ ; cùm enim illa suos nido ejecerit, hæc recipit eos ac educat ; mittit namque suos aquila antequam tempus sit, adhuc parentis operam desiderantes, nec volandi adeptos facultatem… Pulli a parente ejiciuntur et pulsantur ; dejecti vociferantur, periclitanturque ; sed ossifraga recipit eos benignè et tuetur et alit dum, quantùm satis sit, adolescant. » Aristot., Hist. anim., lib. ix, cap. xxxiv.
Notes de l’éditeur
  1. De ces trois variétés les deux premières appartiennent à la même espèce, l’Haliaëtus ossifragus L. (H. albicilla Briss.) ou pygargue vulgaire, aigle de mer [Note de Wikisource : actuellement, Haliaeetus albicilla Linnæus]. Le grand pygargue de Buffon est la femelle et son petit pygargue le mâle. Quant au pygargue à tête blanche de Buffon, il constitue une véritable espèce, l’Haliaëtus leucocephalus Cuv. [Note de Wikisource : actuellement, Haliaeetus leucocephalus Linnæus]. Les Haliaëtus appartiennent à la sous-famille des Aquiliens. Ils se distinguent des aigles par un bec très gros, des ailes pointues, aussi longues que la queue, qui est légèrement échancrée.