Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/La tourterelle

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 532-535).

LA TOURTERELLE


La tourterelle[NdÉ 1] aime, peut-être plus qu’aucun autre oiseau, la fraîcheur en été et la chaleur en hiver : elle arrive dans notre climat fort tard au printemps, et le quitte dès la fin du mois d’août, au lieu que les bisets et les ramiers arrivent un mois plut tôt, et ne partent qu’un mois plus tard, plusieurs même restent pendant l’hiver. Toutes les tourterelles, sans en excepter une, se réunissent en troupes, arrivent, partent et voyagent ensemble ; elles ne séjournent ici que quatre ou cinq mois : pendant ce court espace de temps elles s’apparient, nichent, pondent et élèvent leurs petits au point de pouvoir les emmener avec elles. Ce sont les bois les plus sombres et les plus frais qu’elles préfèrent pour s’y établir ; elles placent leur nid, qui est presque tout plat, sur les plus hauts arbres, dans les lieux les plus éloignés de nos habitations. En Suède[1], en Allemagne, en France, en Italie, en Grèce[2], et peut-être encore dans des pays plus froids et plus chauds, elles ne séjournent que pendant l’été, et quittent également avant l’automne : seulement Aristote nous apprend qu’il en reste quelques-unes en Grèce, dans les endroits les plus abrités ; cela semble prouver qu’elles cherchent les climats très chauds pour y passer l’hiver. On les trouve presque partout[3] dans l’ancien continent ; on les retrouve dans le nouveau[4] et jusque dans les îles de la mer du Sud[5] : elles sont, comme les pigeons, sujettes à varier, et quoique naturellement plus sauvages, on peut néanmoins les élever de même, et les faire multiplier dans des volières. On unit aisément ensemble les différentes variétés ; on peut même les unir au pigeon et leur faire produire des métis ou des mulets, et former ainsi de nouvelles races ou de nouvelles variétés individuelles. « J’ai vu, m’écrit un témoin digne de foi[6], dans le Bugey, chez un chartreux, un oiseau né du mélange d’un pigeon avec une tourterelle ; il était de la couleur d’une tourterelle de France, il tenait plus de la tourterelle que du pigeon ; il était inquiet, et troublait la paix dans la volière. Le pigeon père était d’une très petite espèce, d’un blanc parfait, avec les ailes noires. » Cette observation, qui n’a pas été suivie jusqu’au point de savoir si le métis provenant du pigeon et de la tourterelle était fécond, ou si ce n’était qu’un mulet stérile, cette observation, dis-je, prouve au moins la très grande proximité de ces deux espèces : il est donc fort possible, comme nous l’avons déjà insinué, que les bisets, les ramiers et les tourterelles, dont les trois espèces paraissent se soutenir séparément et sans mélange dans l’état de nature, se soient néanmoins souvent unies dans celui de domesticité, et que de leur mélange soient issues la plupart des races de nos pigeons domestiques, dont quelques-uns sont de la grandeur du ramier, et d’autres ressemblent à la tourterelle par la petitesse, par la figure, etc., et dont plusieurs enfin tiennent du biset, ou participent de tous trois.

Et ce qui semble confirmer la vérité de notre opinion sur ces unions, qu’on peut regarder comme illégitimes, puisqu’elles ne sont pas dans le cours ordinaire de la nature, c’est l’ardeur excessive que ces oiseaux ressentent dans la saison de l’amour : la tourterelle est encore plus tendre, disons plus lascive, que le pigeon, et met aussi dans ses amours des préludes plus singuliers. Le pigeon mâle se contente de tourner en rond autour de sa femelle en piaffant et se donnant des grâces. Le mâle tourterelle, soit dans les bois, soit dans une volière, commence par saluer la sienne en se prosternant devant elle dix-huit ou vingt fois de suite ; il s’incline avec vivacité et si bas que son bec touche à chaque fois la terre ou la branche sur laquelle il est posé, il se relève de même ; les gémissements les plus tendres accompagnent ces salutations : d’abord la femelle y paraît insensible, mais bientôt l’émotion intérieure se déclare par quelques sons doux, quelques accents plaintifs qu’elle laisse échapper, et lorsqu’une fois elle a senti le feu des premières approches, elle ne cesse de brûler, elle ne quitte plus son mâle, elle lui multiplie les baisers, les caresses, l’excite à la jouissance et l’entraîne aux plaisirs jusqu’au temps de la ponte où elle se trouve forcée de partager son temps et de donner des soins à sa famille[NdÉ 2]. Je ne citerai qu’un fait qui prouve assez combien ces oiseaux sont ardents[7] ; c’est qu’en mettant ensemble dans une cage des tourterelles mâles et dans une autre des tourterelles femelles, on les verra se joindre et s’accoupler comme s’ils étaient de sexe différent ; seulement cet excès arrive plus promptement et plus souvent aux mâles qu’aux femelles : la contrainte et la privation ne servent donc souvent qu’à mettre la nature en désordre, et non pas à l’éteindre.

Nous connaissons dans l’espèce de la tourterelle deux races ou variétés constantes : la première est la tourterelle commune ; la seconde s’appelle tourterelle à collier, parce qu’elle porte sur le cou une sorte de collier noir. Toutes deux se trouvent dans notre climat, et lorsqu’on les unit ensemble elles produisent un métis : celui que Schwenckfeld décrit, et qu’il appelle turtur mixtus[8], provenait d’un mâle de tourterelle commune et d’une femelle de tourterelle à collier, et tenait plus de la mère que du père. Je ne doute pas que ces métis ne soient féconds, et qu’ils ne remontent à la race de la mère dans la suite des générations. Au reste, la tourterelle à collier est un peu plus grosse que la tourterelle commune, et ne diffère en rien pour le naturel et les mœurs ; on peut même dire qu’en général les pigeons, les ramiers et les tourterelles se ressemblent encore plus par l’instinct et les habitudes naturelles que par la figure : ils mangent et boivent de même sans relever la tête qu’après avoir avalé toute l’eau qui leur est nécessaire ; ils volent de même en troupes ; dans tous la voix est plutôt un gros murmure ou un gémissement plaintif qu’un chant articulé : tous ne produisent que deux œufs, quelquefois trois, et tous peuvent produire plusieurs fois l’année dans des pays chauds ou dans des volières.


Notes de Buffon
  1. Linnæus, Faun. Suec., no 175.
  2. « Nec hibernare apud nos patiuntur turtures… volant gregatim turtures, cùm accedunt et abeunt… coturnices quoque discedunt, nisi paucæ locis apricis remanserint : quod et turtures faciunt. » Arist., Hist. anim., lib. viii, p. 12.
  3. « Nous vîmes dans le royaume de Siam deux sortes de tourterelles : la première est semblable aux nôtres et la chair en est bonne ; la seconde a le plumage plus beau, mais la chair en est jaunâtre et de mauvais goût. Les campagnes sont pleines de ces tourterelles. » Second voyage de Siam, p. 248 ; et Geronier, Hist. nat. et polit. de Siam, p. 35. — Les pigeons ramiers et les tourterelles viennent aux îles Canaries des côtes de Barbarie. Hist. gén. des voyages, t. II, p. 241. — À Fida, en Afrique, il y a une si grande quantité de tourterelles, qu’un homme, qui tirait assez bien, voulait s’engager à en tuer cent en six heures de temps. Bosman, Voyage de Guinée, p. 416. — Il y a des tourterelles aux Philippines, aux îles de Pulo-Condor, à Sumatra. Dampier, t. Ier, p. 406 ; t. II, p. 82, et t. III, p. 155. — Il y a ici (à la Nouvelle-Hollande) quantité de tourterelles dodues et grasses, qui sont un très bon manger. Idem, t. IV, p. 139.
  4. Les campagnes du Chili sont peuplées d’une infinité d’oiseaux, particulièrement de pigeons ramiers et de beaucoup de tourterelles. Voyage de Frésier, p. 74… Les pigeons ramiers y sont amers, et les tourterelles n’y sont pas un grand régal. Idem, p. 111. — À la Nouvelle-Espagne il y a plusieurs oiseaux d’Europe, comme des pigeons, des tourterelles grandes comme celles d’Europe, et de petites comme des grives. Gemelli Careri, t. VI, p. 212. — Je n’ai vu en aucun endroit du monde une aussi grande quantité de tourterelles et de pigeons ramiers qu’à Areca, au Pérou. Le Gentil, t. Ier, p. 94. — Il y a dans les terres de la baie de Campêche trois sortes de tourterelles ; les unes ont le jabot blanc, le reste du plumage d’un gris tirant sur le bleu, ce sont les plus grosses, et elles sont bonnes à manger. Les autres sont de couleur brune par tout le corps, moins grasses et plus petites que les premières : ces deux espèces volent par paires et vivent des baies qu’elles cueillent sur les arbres. Les troisièmes sont d’un gris fort sombre, on les appelle tourterelles de terre, elles sont beaucoup plus grosses qu’une alouette, rondes et dodues ; elles vont par couple sur la terre. Voyage de Dampier, t. III, p. 310. — On croit communément qu’il y a à Saint-Domingue des perdrix rouges et des ortolans ; on se trompe, ce sont différentes espèces de tourterelles ; les nôtres y sont surtout fort communes. Charlevoix, Histoire de Saint-Domingue, t. Ier, p. 28 et 29. — À la Martinique et aux Antilles les tourterelles ne se trouvent guère que dans les endroits écartés, où elles sont peu chassées ; celles de l’Amérique m’ont paru un peu plus grosses que celles de France… Dans le temps qu’elles font leurs petits on en prend beaucoup de jeunes avec des filets, on les nourrit dans des volières, elles s’y engraissent parfaitement bien, mais elles n’ont pas le goût si fin que les sauvages ; il est presque impossible de les apprivoiser. Celles qui vivent en liberté se nourrissent de prunes de monbin et d’olives sauvages, dont les noyaux leur restent assez longtemps dans le jabot, ce qui a fait croire à quelques-uns qu’elles mangeaient de petites pierres : elles sont ordinairement fort grasses et de bon goût. Nouveau voyage aux îles de l’Amérique, t. II, p. 237.
  5. Dans les îles enchantées de la mer du Sud, nous vîmes des tourterelles qui étaient si familières, qu’elles venaient se percher sur nous. Hist. des navig. aux terres Australes, t. II, p. 52… Il y a force tourterelles aux îles Gallapagos, dans la mer du Sud ; elles sont si privées, qu’on en peut tuer cinq ou six douzaines en une après-midi avec un simple bâton. Nouveau voyage aux îles de l’Amérique, t. II, p. 67.
  6. M. Hébert, que j’ai déjà cité plus d’une fois.
  7. La tourterelle, m’écrit M. Leroy, diffère du ramier et du pigeon par son libertinage et son inconstance, malgré sa réputation. Ce ne sont pas seulement les femelles enfermées dans les volières qui s’abandonnent indifféremment à tous les mâles : j’en ai vu de sauvages, qui n’étaient ni contraintes ni corrompues par la domesticité, faire deux heureux de suite sans sortir de la même branche.
  8. Theriotrop. Sil., p. 365.
Notes de l’éditeur
  1. Turtur auritus Bp. [Note de Wikisource : actuellement Streptopelia turtur Linnæus, vulgairement tourterelle des bois]. « La Tourterelle a les plumes du dos d’un brun roux sur les bords, tachetées en leur milieu de noir et de gris cendré ; le sommet de la tête et le derrière du cou bleu ciel tournant au grisâtre ; le côté du cou marqué de quatre bandes transversales noires, bordées de blanc d’argent ; la gorge et la poitrine d’un rouge vineux ; le ventre rouge bleuâtre, tirant plus ou moins sur le grisâtre ; les rémiges primaires noirâtres, les secondaires de même teinte, à reflets d’un bleu cendré ; les scapulaires noirâtres, largement rayées de rouge brun ; l’œil jaune brunâtre, entouré d’un cercle rouge bleuâtre ; le bec noir ; les pattes rouge carmin. » (Brehm.) [Note de Wikisource : Buffon évoque à la fin de l’article une tourterelle à collier, qui correspond très probablement à notre tourterelle turque, actuellement Stretopelia decaocto Frivaldszky, et est devenue la forme majoritaire en France.]
  2. Le mâle et la femelle restent très étroitement unis l’un à l’autre pendant toute la saison des amours, et la perte de l’un des deux conjoints produit chez l’autre une douleur extrêmement vive. Ce fait, bien connu des chasseurs, est devenu légendaire au point que, d’après la croyance générale, la mort de l’un des deux individus unis par l’amour entraînerait fatalement celle de l’autre. Le mâle couve alternativement avec la femelle et prodigue, comme elle, les plus grands soins aux petits.