Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/La pie-grièche grise

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 155-157).

LA PIE-GRIÈCHE GRISE

Cette pie-grièche grise[NdÉ 1] est très commune dans nos provinces de France et paraît être naturelle à notre climat, car elle y passe l’hiver et ne le quitte en aucun temps[NdÉ 2] ; elle habite les bois et les montagnes en été, et vient dans les plaines et près des habitations en hiver ; elle fait son nid sur les arbres les plus élevés des bois ou des terres en montagnes : ce nid est composé au dehors de mousse blanche entrelacée d’herbes longues, et au dedans il est bien doublé et tapissé de laine ; ordinairement il est appuyé sur une branche à double et triple fourche ; la femelle, qui ne diffère pas du mâle par la grosseur, mais seulement par la teinte des couleurs, plus claires que celles du mâle, pond ordinairement cinq ou six et quelquefois sept ou même huit œufs gros comme ceux d’une grive ; elle nourrit ses petits de chenilles et d’autres insectes dans les premiers jours, et bientôt elle leur fait manger de petits morceaux de viande que leur père leur apporte avec un soin et une diligence admirables : bien différente des autres oiseaux de proie qui chassent leurs petits avant qu’ils soient en état de se pourvoir d’eux-mêmes, la pie-grièche garde et soigne les siens tout le temps du premier âge, et quand ils sont adultes elle les soigne encore ; la famille ne se sépare pas : on les voit voler ensemble pendant l’automne entier, et encore en hiver, sans qu’ils se réunissent en grandes troupes : chaque famille fait une petite bande à part, ordinairement composée du père, de la mère et de cinq ou six petits, qui tous prennent un intérêt commun à ce qui leur arrive, vivent en paix et chassent de concert, jusqu’à ce que le sentiment ou le besoin d’amour, plus fort que tout autre sentiment, détruise les liens de cet attachement et enlève les enfants à leurs parents ; la famille ne se sépare que pour en former de nouvelles.

Il est aisé de reconnaître les pies-grièches de loin, non seulement à cause de cette petite troupe qu’elles forment après le temps des nichées, mais encore à leur vol, qui n’est ni direct, ni oblique à la même hauteur, et qui se fait toujours de bas en haut et de haut en bas, alternativement et précipitamment ; on peut aussi les reconnaître, sans les voir, à leur cri aigu, trouî, trouî, qu’on entend de fort loin, et qu’elles ne cessent de répéter lorsqu’elles sont perchées au sommet des arbres.

Il y a, dans cette première espèce, variété pour la grandeur et variété pour la couleur : nous avons au Cabinet une pie-grièche qui nous a été envoyée d’Italie, et qui ne diffère de la pie-grièche commune que par une teinte de roux sur la poitrine et le ventre[NdÉ 3] ; on en trouve d’absolument blanches dans les Alpes[1], et ces pies-grièches blanches, aussi bien que celles qui ont une teinte de roux sur le ventre, sont de la même grandeur que la pie-grièche grise, qui n’est elle-même pas plus grosse que le mauvis[2], autrement la grive-mauviette[3] ; mais il s’en trouve d’autres en Allemagne et en Suisse qui sont un peu plus grandes, et dont quelques naturalistes ont voulu faire une espèce particulière, quoiqu’il n’y ait aucune autre différence entre ces oiseaux que celle d’un peu plus de grandeur, ce qui pourrait bien provenir de la nourriture, c’est-à-dire de l’abondance ou de la disette des pays qu’ils habitent : ainsi la pie-grièche grise varie, même dans nos climats d’Europe, par la grandeur et par les couleurs ; on ne doit donc pas être surpris si elle varie encore davantage dans des climats plus éloignés, tels que ceux de l’Amérique, de l’Afrique et des Indes ; la pie-grièche grise de la Louisiane est le même oiseau que la pie-grièche grise d’Europe, de laquelle elle paraît différer aussi peu que la pie-grièche d’Italie ; on n’y remarquerait même aucune différence bien sensible, si elle n’était pas un peu plus petite et un peu plus foncée de couleur sur les parties supérieures du corps.

La pie-grièche du cap de Bonne-Espérance[4], la pie-grièche grise du Sénégal, et la pie-grièche bleue de Madagascar, sont encore trois variétés très voisines l’une de l’autre, et appartiennent également à l’espèce commune de la pie-grièche grise d’Europe ; celle du Cap ne diffère de celle d’Europe qu’en ce qu’elle a toutes les parties supérieures du corps d’un brun noirâtre ; celle du Sénégal les a d’un brun plus clair, et celle de Madagascar a ces mêmes parties d’un beau bleu ; mais ces différences dans la couleur du plumage, tout le reste étant égal et semblable d’ailleurs, ne suffisent pas à beaucoup près pour en faire des espèces distinctes et séparées de la pie-grièche commune. Nous donnerons plusieurs exemples de changements de couleur tout aussi grands dans d’autres oiseaux, même dans notre climat ; à plus forte raison, ces changements doivent-ils arriver dans des climats différents et aussi éloignés les uns des autres : l’influence de la température se marque par des rapports que des gens attentifs ne doivent pas laisser échapper : par exemple, nous trouvons ici que la pie-grièche étrangère, qui ressemble le plus à notre pie-grièche d’Italie, est celle de la Louisiane[NdÉ 4] ; or la température de ces deux climats n’est pas fort inégale ; et nous trouvons au contraire que celle du Cap[NdÉ 5], du Sénégal et de Madagascar[NdÉ 6] ressemble moins, parce que ces climats sont en effet d’une température très différente de celle d’Italie.

Il en est de même du climat de Cayenne, où la pie-grièche[NdÉ 7] prend un plumage varié ou rayé de longues taches brunes ; mais, comme elle est de la même grandeur que notre pie-grièche grise et qu’elle lui ressemble à tous autres égards, nous avons cru pouvoir la rapporter avec fondement à cette espèce commune.


Notes de Buffon
  1. « Lanius albus. » Aldrov., Avi., t. Ier, p. 387. Cum icone.
  2. « Lanius major. » Gessner, Avi., p. 581. Cum icone. — « Pica cinerea seu lanius major. » Frisch, tab. lix, avec des figures coloriées du mâle et de la femelle.
  3. Elle diffère de la première en ce qu’elle est plus grande et plus grosse, et en ce qu’elle a les plumes scapulaires et les petites couvertures du dessus des ailes d’une couleur roussâtre ; mais comme elle ressemble pour tout le reste à la pie-grièche commune, ces différences, qui peut-être ne sont pas générales ni bien constantes, ne nous paraissent pas suffisantes pour établir une espèce distincte et séparée de la première.
  4. C’est à cette espèce qu’on doit aussi rapporter l’oiseau des Indes orientales, que les Anglais qui fréquentent les côtes du Bengale ont appelé dial-bird (l’horloge ou le cadran), et qui a été indiqué par Albin, t. III, p. 8, avec des figures coloriées du mâle (pl. xvii), et de la femelle (pl. xviii) : « Cette pie-grièche, dit-il, est grande à peu près comme notre pie-grièche grise, avec le bec noir, les coins de la bouche jaunes, l’iris des yeux de la même couleur, les jambes et les pieds bruns ; le mâle a la tête, le cou, le dos, le croupion, les couvertures du dessus de la queue, les plumes scapulaires, la gorge et la poitrine noires ; le ventre, les côtés et les couvertures du dessous de la queue blanches ; toutes les plumes de la queue également longues, noires en dessus et blanches en dessous : la femelle ne diffère du mâle qu’en ce que les couleurs sont moins foncées. »
Notes de l’éditeur
  1. Lanius excubitor L. [Note de Wikisource : actuellement Lanius excubitor Linnæus].
  2. La pie-grièche est répandue à peu près dans toute l’Europe ; elle existe aussi dans une grande partie de l’Asie, dans le nord de l’Afrique, où elle est de passage, et dans l’Amérique du Nord. En France, on la voit surtout en abondance pendant les mois de septembre à novembre, et de février en avril.
  3. Elle constitue cependant une espèce distincte, à laquelle on a donné le nom de Lanius minor [Note de Wikisource : actuellement Lanius minor Gmelin, vulgairement pie-grièche à poitrine rose].
  4. Lanius americanus Cuv. [Note de Wikisource : actuellement Lanius ludivicianus Linnæus, vulgairement pie-grièche migratrice].
  5. Lanius collaris Gmel. [Note de Wikisource : actuellement Lanius collaris Linnæus, vulgairement pie-grièche fiscale] et L. capensis Sh. [Note de Wikisource : actuellement Nilaus afer brubru Latham, vulgairement brubru africain], deux espèces distinctes.
  6. Lanius madagascariensis Gmel. [Note de Wikisource : actuellement Calicalicus madagascariensis Linnæus, vulgairement calicalic malgache]. Il existe encore à Madagascar deux ou trois autres espèces de pies-grièches.
  7. Lanius radiatus Cuv. [Note de Wikisource : actuellement Thamnophilus doliatus Linnæus, vulgairement batara rayé].