Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/La gélinotte

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 373-377).

LA GELINOTTE

Nous avons vu ci-dessus que, dans toutes les espèces de tétras, la femelle différait du mâle par les couleurs du plumage, au point que plusieurs naturalistes n’ont pu croire qu’ils fussent oiseaux de même espèce. Schwenckfeld[1], et, d’après lui, Rzaczynski[2], est tombé dans un défaut tout opposé en confondant dans une seule et même espèce la gelinotte[NdÉ 1] ou poule des coudriers, et le francolin, ce qu’il n’a pu faire que par une induction forcée et mal entendue, vu les nombreuses différences qui se trouvent entre ces deux espèces. Frisch est tombé dans une méprise de même genre, en ne faisant qu’un seul oiseau de l’attagen et de l’hasel-huhn, qui est la poule des coudriers ou gelinotte, et en ne donnant sous cette double dénomination que l’histoire de la gelinotte, tirée presque mot à mot de Gesner, erreur dont il aurait dû, ce me semble, être préservé par une autre qui lui avait fait confondre, d’après Charleton[3], le petit tétras avec la gelinotte, laquelle n’est autre que cette même poule des coudriers : à l’égard du francolin, nous verrons, à son article, à quelle autre espèce il pourrait se rapporter beaucoup plus naturellement.

Tout ce que dit Varron de sa poule rustique ou sauvage[4] convient très bien à la gelinotte, et Belon ne doute pas que ce ne soit la même espèce[5]. C’était, selon Varron, un oiseau d’une très grande rareté à Rome, qu’on ne pouvait élever que dans des cages tant il était difficile à apprivoiser, et qui ne pondait presque jamais dans l’état de captivité ; et c’est ce que Belon et Schwenckfeld disent de la gelinotte : le premier donne en deux mots une idée fort juste de cet oiseau, et plus complète qu’on ne pourrait faire par la description la plus détaillée. « Qui se feindra, dit-il, voir quelque espèce de perdrix métive entre la rouge et la grise, et tenir je ne sais quoi des plumes du faisan, aura la perspective de la gelinotte de bois[6]. »

Le mâle se distingue de la femelle par une tache noire très marquée qu’il a sous la gorge, et par ses flammes ou sourcils, qui sont d’un rouge beaucoup plus vif : la grosseur de ces oiseaux est celle d’une bartavelle ; ils ont environ vingt et un pouces d’envergure, les ailes courtes, et par conséquent le vol pesant, et ce n’est qu’avec beaucoup d’efforts et du bruit qu’ils prennent leur volée ; en récompense ils courent très vite[7]. Il y a dans chaque aile vingt-quatre pennes presque toutes égales, et seize à la queue ; Schwenckfeld dit quinze[8] ; mais c’est une erreur d’autant plus grossière, qu’il n’est peut-être pas un seul oiseau qui ait le nombre des pennes de la queue impair ; celle de la gelinotte est traversée vers son extrémité par une large bande noirâtre, interrompue seulement par les deux pennes du milieu. Je n’insiste sur cette circonstance que parce que, selon la remarque de Willughby, dans la plupart des oiseaux ces deux mêmes pennes du milieu n’observent point l’éloignement des pennes latérales, et sortent un peu plus bas[9], en sorte qu’ici la différente couleur de ces pennes semblerait dépendre de la différence de leur position. Les gelinottes ont, comme les tétras, les sourcils rouges, les doigts bordés de petites dentelures, mais plus courtes ; l’ongle du doigt du milieu tranchant, et les pieds garnis de plumes par devant, mais seulement jusqu’au milieu du tarse ; le ventricule ou gésier musculeux ; le tube intestinal long de trente et quelques pouces ; les appendices ou cæcums de treize à quatorze, et sillonnés par des cannelures[10] ; leur chair est blanche lorsqu’elle est cuite, mais cependant plus au dedans qu’au dehors ; et ceux qui l’ont examinée de plus près prétendent y avoir reconnu quatre couleurs différentes, comme on a trouvé trois goûts différents dans celle des outardes et des tétras : quoi qu’il en soit, celle des gelinottes est exquise, et c’est de là que lui vient, dit-on, son nom latin bonasa, et son nom hongrois tschasarmadar, qui veut dire oiseau de César, comme si un bon morceau devait être réservé exclusivement pour l’empereur : c’est en effet un morceau fort estimé, et Gesner remarque que c’est le seul qu’on se permettait de faire reparaître deux fois sur la table des princes[11].

Dans le royaume de Bohême on en mange beaucoup au temps de Pâques, comme on mange de l’agneau en France, et l’on s’en envoie en présent les uns aux autres[12].

Leur nourriture, soit en été, soit en hiver, est à peu près la même que celle des tétras : on trouve en été dans leur ventricule des baies de sorbier, de myrtille et de bruyère, des mûres de ronces, des graines de sureau des Alpes, des siliques de saltarella, des chatons de bouleau et de coudrier, etc., et en hiver des baies de genièvre, des boutons de bouleau, des sommités de bruyère, de sapin, de genévrier et de quelques autres plantes toujours vertes[13] : on nourrit aussi les gelinottes qu’on tient captives dans les volières avec du blé, de l’orge, d’autres grains, mais elles ont encore cela de commun avec les tétras, qu’elles ne survivent pas longtemps à la perte de leur liberté[14], soit qu’on les renferme dans des prisons trop étroites et peu convenables, soit que leur naturel sauvage, ou plutôt généreux, ne puisse s’accoutumer à aucune sorte de prison.

La chasse s’en fait en deux temps de l’année, au printemps et en automne ; mais elle réussit surtout dans cette dernière saison : les oiseleurs et même les chasseurs les attirent avec des appeaux qui imitent leur cri, et ils ne manquent pas d’amener des chevaux avec eux, parce que c’est une opinion commune que les gelinottes aiment beaucoup ces sortes d’animaux[15]. Autre remarque de chasseurs : si l’on prend d’abord un mâle, la femelle, qui le cherche constamment, revient plusieurs fois, amenant d’autres mâles à sa suite ; au lieu que si c’est la femelle qui est prise la première, le mâle s’attache tout de suite à une autre femelle et ne reparaît plus[16] : ce qu’il y a de plus certain, c’est que si on surprend un de ces oiseaux mâle ou femelle et qu’on le fasse lever, c’est toujours avec grand bruit qu’il part, et son instinct le porte à se jeter dans un sapin touffu, où il reste immobile avec une patience singulière pendant tout le temps que le chasseur le guette : ordinairement ces oiseaux ne se posent qu’au centre de l’arbre, c’est-à-dire dans l’endroit où les branches sortent du tronc.

Comme on a beaucoup parlé de la gelinotte, on a aussi débité beaucoup de fables à son sujet, et les plus absurdes sont celles qui ont rapport à la façon dont elle se perpétue. Encelius et quelques autres ont avancé que ces oiseaux s’accouplaient par le bec, que les coqs eux-mêmes pondaient, lorsqu’ils étaient vieux, des œufs qui, étant couvés par des crapauds, produisaient des basilics sauvages, de même que les œufs de nos coqs de basses-cours, couvés aussi par des crapauds, produisent, selon les mêmes auteurs, des basilics domestiques ; et de peur qu’on ne doutât de ces basilics, Encelius en décrit un qu’il avait vu[17] ; mais heureusement il ne dit pas qu’il l’eût vu sortir d’un œuf de gelinotte, ni qu’il eût vu un mâle de cette espèce pondre cet œuf ; et l’on sait à quoi s’en tenir sur ces prétendus œufs de coq ; mais comme les contes les plus ridicules sont souvent fondés sur une vérité mal vue ou mal rendue, il pourrait se faire que des ignorants, toujours amis du merveilleux, ayant vu les gelinottes, en amour, faire de leur bec le même usage qu’en font d’autres oiseaux en pareil cas, et préluder au véritable accouplement par des baisers de tourterelles, aient cru de bonne foi les avoir vu s’accoupler par le bec. Il y a dans l’histoire naturelle beaucoup de faits de ce genre qui paraissent ridiculement absurdes, et qui cependant renferment une vérité cachée ; il ne faut, pour la dégager, que savoir distinguer ce que l’homme a vu de ce qu’il a cru.

Selon l’opinion des chasseurs, les gelinottes entrent en amour et se couplent dès les mois d’octobre et de novembre ; et il est vrai que dans ce temps l’on ne tue que des mâles qu’on appelle avec une espèce de sifflet qui imite le cri très aigu de la femelle ; les mâles arrivent à l’appeau en agitant les ailes d’une façon fort bruyante, et on les tire dès qu’ils se sont posés.

Les gelinottes femelles, en leur qualité d’oiseaux pesants, font leur nid à terre, et le cachent d’ordinaire sous des coudriers ou sous la grande fougère de montagne : elles pondent ordinairement douze ou quinze œufs, et même jusqu’à vingt, un peu plus gros que des œufs de pigeons[18] ; elles les couvent pendant trois semaines, et n’amènent guère à bien que sept ou huit petits[19] qui courent dès qu’ils sont éclos, comme font la plupart des oiseaux brachyptères ou à ailes courtes[20].

Dès que ces petits sont élevés et qu’ils se trouvent en état de voler, les père et mère les éloignent du canton qu’ils se sont approprié, et ces petits, s’assortissant par paires, vont chercher chacun de leur côté un asile où ils puissent former leur établissement[21], pondre, couver et élever aussi des petits qu’ils traiteront ensuite de la même manière.

Les gelinottes se plaisent dans les forêts, où elles trouvent une nourriture convenable et leur sûreté contre les oiseaux de proie qu’elles redoutent extrêmement, et dont elles se garantissent en se perchant sur les basses branches[22]. Quelques-uns ont dit qu’elles préféraient les forêts en montagnes ; mais elles habitent aussi les forêts en plaines, puisqu’on en voit beaucoup aux environs de Nuremberg : elles abondent aussi dans les bois qui sont aux pieds des Alpes, de l’Apennin et de la montagne des Géants en Silésie, en Pologne, etc. Autrefois elles étaient en si grande quantité, selon Varron, dans une petite île de la mer Ligustique, aujourd’hui le golfe de Gênes, qu’on l’appelait pour cette raison l’île aux Gelinottes.


Notes de Buffon
  1. Schwenckfeld, Aviarium Silesiæ, p. 279.
  2. Rzaczynski, Auctuarium Poloniæ, p. 366.
  3. Charleton, Exercitationes, p. 82, no 7.
  4. Varron, De re rustica, lib. iii, cap. ix.
  5. Belon, Nature des oiseaux, p. 253.
  6. Idem, ibidem.
  7. Voyez Gesner, p. 229.
  8. Schwenckfeld, Aviarium Silesiæ, p. 278.
  9. Willughby, Ornithologia, p. 3.
  10. Idem, ibidem, p. 126.
  11. Gesner, Ornithologia, p. 231.
  12. Schwenckfeld, Aviarium, p. 279.
  13. Voyez Ray, Sinopsis avium p. 55 ; Schwenckfeld, p. 278 ; et Rzaczynski, Auctuarium, p. 366.
  14. Gesner, Schwenckfeld, etc., aux endroits cités.
  15. Gesner, p. 230.
  16. Gesner, Ornithologia, p. 230.
  17. Gesner, Ornithologia, p. 230.
  18. Schwenckfeld, p. 278.
  19. Léonard Frisch, planche cxii.
  20. M. de Bomare, qui d’ailleurs extrait et copie si fidèlement, dit que les gelinottes ne font que deux petits, l’un mâle et l’autre femelle. Voyez le Dictionnaire d’histoire naturelle, à l’article Gelinotte. Rien n’est moins vrai, ni même moins vraisemblable : cette erreur ne peut venir que de celle des nomenclateurs peu instruits, qui ont confondu la gelinotte avec l’oiseau œnas d’Aristote (vinago de Gaza), quoique ce soient des espèces très éloignées, l’œnas étant du genre des pigeons et ne pondant en effet que deux œufs.
  21. Gesner, Ornithologia, p. 23.
  22. Idem, ibidem, p. 229 et 230.
Notes de l’éditeur
  1. Tetrao Bonasia L. ou Bonasia sylvestris des ornithologistes modernes [Note de Wikisource : actuellement Tetrastes bonasia Linnæus, vulgairement gélinotte des bois].