Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/La chouette ou grande chevêche

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 191-193).

LA CHOUETTE OU GRANDE CHEVÈCHE

Cette espèce[NdÉ 1], qui est la chouette proprement dite et qu’on peut appeler la chouette des rochers ou la grande chevèche, est assez commune, mais elle n’approche pas aussi souvent de nos habitations que l’effraie ; elle se tient plus volontiers dans les carrières, dans les rochers, dans les bâtiments ruinés et éloignés des lieux habités[NdÉ 2] : il semble qu’elle préfère les pays de montagnes et qu’elle cherche les précipices escarpés et les endroits solitaires ; cependant on ne la trouve pas dans les bois et elle ne se loge pas dans des arbres creux[1] ; on la distinguera aisément de la hulotte et du chat-huant par la couleur des yeux, qui sont d’un très beau jaune, au lieu que ceux de la hulotte sont d’un brun presque noir, et ceux du chat-huant d’une couleur bleuâtre ; on la distinguera plus difficilement de l’effraie, parce que tous deux ont l’iris des yeux jaunes, environnés de même d’un grand cercle de petites plumes blanches, que toutes deux ont du jaune sous le ventre et qu’elles sont à peu près de la même grandeur ; mais la chouette des rochers est, en général, plus brune, marquée de taches plus grandes et longues comme de petites flammes, au lieu que les taches de l’effraie, lorsqu’elle en a, ne sont pour ainsi dire que des points ou des gouttes, et c’est par cette raison qu’on a appelé l’effraie noctua guttata, et la chouette des rochers dont il est ici question noctua flammeata ; elle a aussi les pieds bien plus garnis de plumes et le bec tout brun, tandis que celui de l’effraie est blanchâtre et n’a de brun qu’à son extrémité. Au reste, la femelle, dans cette espèce, a les couleurs plus claires et les taches plus petites que le mâle, comme nous l’avons aussi remarqué sur la femelle du chat-huant.

Belon dit que cette espèce s’appelle la grande chevèche ; ce nom n’est pas impropre, car cet oiseau ressemble assez par son plumage et par ses pieds bien garnis de duvet à la petite chevèche, que nous appelons simplement chevèche. Il paraît être aussi du même naturel, ne se tenant tous deux que dans les rochers, les carrières, et très peu dans les bois. Ces deux espèces ont aussi un nom particulier, kautz ou kautz-lein en allemand, qui répond au nom particulier chevèche en français. M. Salerne dit que la chouette du pays d’Orléans est certainement la grande chevèche de Belon ; qu’en Sologne on l’appelle chevèche, et plus communément chavoche ou caboche ; que les laboureurs font grand cas de cet oiseau, en ce qu’il détruit quantité de mulots ; que dans le mois d’avril on l’entend crier jour et nuit gout, mais d’un ton assez doux, et que, quand il doit pleuvoir, elle change de cri et semble dire goyon ; qu’elle ne fait point de nid, ne pond que trois œufs tout blancs, parfaitement ronds et gros comme ceux d’un pigeon ramier ; il dit aussi qu’elle loge dans les arbres creux, et qu’Olina se trompe lourdement quand il avance qu’elle couve les deux derniers mois de l’hiver ; cependant ce dernier fait n’est pas éloigné du vrai : non seulement cette chouette, mais même toutes les autres, pondent au commencement de mars et couvent par conséquent dans ce même temps ; et à l’égard de la demeure habituelle de la chouette ou grande chevèche dont il est ici question, nous avons observé qu’elle ne la prend pas dans des arbres creux, comme l’assure M. Salerne, mais dans des trous de rochers et dans les carrières, habitude qui lui est commune avec la petite chevèche dont nous allons parler dans l’article suivant ; elle est aussi considérablement plus petite que la hulotte et même plus petite que le chat-huant, n’ayant guère que onze pouces de longueur depuis le bout du bec jusqu’aux ongles.

Il paraît que cette grande chevèche, qui est assez commune en Europe[NdÉ 3], surtout dans les pays de montagnes, se trouve en Amérique dans celles du Chili, et que l’espèce indiquée par le P. Feuillée sous le nom de chevèche-lapin[2], et à laquelle il a donné ce surnom de lapin parce qu’il l’a trouvée dans un trou fait dans la terre ; que cette espèce, dis-je, n’est qu’une variété de notre grande chevèche ou chouette des rochers d’Europe[NdÉ 4], car elle est de la même grandeur et n’en diffère que par la distribution des couleurs, ce qui n’est pas suffisant pour en faire une espèce distincte et séparée. Si cet oiseau creusait lui-même son trou, comme le P. Feuillée paraît le croire, ce serait une raison pour le juger d’une autre espèce que notre chevèche[3] et même que toutes nos autres chouettes ; mais il ne s’ensuit pas de ce qu’il a trouvé cet oiseau au fond d’un terrier, que ce soit l’oiseau qui l’ait creusé, et ce qu’on en peut seulement induire, c’est qu’il est du même naturel que nos chevèches d’Europe, qui préfèrent constamment les trous soit dans les pierres, soit dans les terres, à ceux qu’elles pourraient trouver dans les arbres creux[NdÉ 5].


Notes de Buffon
  1. Nous laisserons (dit M. Frisch) à cette chouette son nom distinctif stein-eule parce que je ne l’ai jamais trouvée dans des arbres creux, mais seulement dans des bâtiments en ruines ou du moins abandonnés depuis longtemps, et dans les rochers. (Frisch, article des oiseaux nocturnes.)
  2. Espèce de chevèche-lapin ou ulula cunicularia. Feuillée, Journal des observations physiques, p. 562. — La chouette de Coquimbo. Brisson, Ornithol., t. Ier, p. 525, où l’on peut en voir la description aussi bien que dans l’ouvrage du P. Feuillée.
  3. Le P. du Tertre, en parlant de l’oiseau nocturne appelé diable dans nos îles de l’Amérique, dit qu’il est gros comme un canard, qu’il a la vue affreuse, le plumage mêlé de blanc et de noir, qu’il repaire sur les plus hautes montagnes, qu’il territ comme le lapin dans les trous qu’il fait dans la terre, où il pond ses œufs, les y couve et élève ses petits…, qu’il ne descend jamais de la montagne que de nuit, et qu’en volant il fait un cri fort lugubre et effroyable. Hist. des Antilles, t. II, page 257. — Cet oiseau est certainement le même que celui du P. Feuillée, et quelques-uns des habitants de nos îles se trouveront peut-être à portée de vérifier s’il creuse en effet un terrier pour se loger et y élever ses petits. Tout le reste des indications que nous donnent ces deux auteurs, s’accorde à ce que cet oiseau soit de la même espèce que notre chevèche ou chouette des rochers.
Notes de l’éditeur
  1. Surnia Ulula Gmel. [Note de Wikisource : actuellement Asio flammeus Pontoppidan, vulgairement hibou brachyote ou hibou des marais ; cet oiseau est en réalité un véritable hibou, mais dont les aigrettes sont très courtes, et il ne peut donc être appelé chevêche, nom actuellement réservé au genre de chouettes Athene]. — Les Surnia sont des Rapaces nocturnes de la famille des Strigidés. Leur taille est petite, leurs ailes courtes, recouvrent à peine les deux tiers de la queue qui est courte, large, tronquée à angle droit. Le bec est recourbé dès la base, comprimé latéralement, couvert presque entièrement par les plumes, dépourvu de dents sur les bords. L’oreille externe est peu développée, dépourvue de touffe de plumes. Les pattes sont assez élevées, avec des doigts couverts de soies raides.
  2. La chevèche ne fréquente pas les grandes forêts ; elle préfère les petits bois, les bosquets, les vergers voisins des habitations, les toits, les tombeaux ; elle reste au repos pendant le jour. Elle est peu craintive, va au devant des feux, s’approche des fenêtres éclairées. Elle se laisse très facilement apprivoiser.
  3. La grande chevèche est répandue dans toute l’Europe centrale et dans une grande partie de l’Asie. Elle est très commune en Italie. C’est une de ces variétés qui constituait l’oiseau de Minerve des Grecs. [Note de Wikisource : On s’accorde plutôt aujourd’hui à considérer que c’est l’Athene noctua qui accompagne Minerve ; cf. l’article suivant.]
  4. Vieillard en a fait une espèce distincte sous le nom de Strix cunicularia qui doit se changer en Surnia cunicularia [Note de Wikisource : actuellement Athene cunicularia Molina, vulgairement chevèche des terriers].
  5. La grande chevèche est un oiseau utile ; elle se nourrit surtout de souris et autres petits mammifères destructeurs, d’insectes, et, dans une moindre proportion, de petits oiseaux. En Italie on la met, d’après Lévy, dans les jardins où elle détruit les limaces, les chenilles, les rongeurs. D’après Lévy, une chevèche peut détruire jusqu’à 1 460 rongeurs par an. Elle était autrefois employée pour la chasse à la pipée ; elle sert, paraît-il, encore à cet usage dans certaines parties de l’Italie, au moment du passage des alouettes.