Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/L’effraie ou la fresaie

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 188-191).

L’EFFRAIE OU LA FRESAIE

L’effraie[NdÉ 1], qu’on appelle communément la chouette des clochers, effraie en effet par ses soufflements, che, chei, cheu, chiou, ses cris âcres et lugubres, grei, gre, crei, et sa voix entrecoupée, qu’elle fait souvent retentir dans le silence de la nuit ; elle est pour ainsi dire domestique, et habite au milieu des villes les mieux peuplées ; les tours, les clochers, les toits des églises et des autres bâtiments élevés lui servent de retraite pendant le jour, et elle en sort à l’heure du crépuscule ; son soufflement, qu’elle réitère sans cesse, ressemble à celui d’un homme qui dort la bouche ouverte ; elle pousse aussi, en volant et en se reposant, différents sons aigres tous si désagréables, que cela, joint à l’idée du voisinage des cimetières et des églises, et encore à l’obscurité de la nuit, inspire de l’horreur et de la crainte aux enfants, aux femmes, et même aux hommes soumis aux mêmes préjugés, et qui croient aux revenants, aux sorciers, aux augures ; ils regardent l’effraie comme l’oiseau funèbre, comme le messager de la mort ; ils croient que, quand il se fixe sur une maison et qu’il y fait retentir une voix différente de ses cris ordinaires, c’est pour appeler quelqu’un au cimetière[NdÉ 2].

On la distingue aisément des autres chouettes par la beauté de son plumage ; elle est à peu près de la même grandeur que le chat-huant, plus petite que la hulotte, et plus grande que la chouette proprement dite, dont nous parlerons dans l’article suivant ; elle a un pied ou treize pouces de longueur depuis le bout du bec jusqu’à l’extrémité de la queue, qui n’a que cinq pouces de longueur ; elle a le dessus du corps jaune, ondé de gris et de brun et taché de points blancs ; le dessous du corps blanc, marqué de points noirs ; les yeux environnés très régulièrement d’un cercle de plumes blanches et si fines, qu’on les prendrait pour des poils ; l’iris d’un beau jaune, le bec blanc, excepté le bout du crochet, qui est brun ; les pieds couverts de duvet blanc, les doigts blancs et les ongles noirâtres ; il y en a d’autres qui, quoique de la même espèce, paraissent au premier coup d’œil être assez différentes ; elles sont d’un beau jaune sur la poitrine et sur le ventre, marquées de même de points noirs ; d’autres sont parfaitement blanches sur ces mêmes parties, sans la plus petite tache noire ; d’autres enfin sont parfaitement jaunes et sans aucune tache[NdÉ 3].

J’ai eu plusieurs de ces chouettes vivantes : il est fort aisé de les prendre en opposant un petit filet, une trouble à poissons, aux trous qu’elles occupent dans les vieux bâtiments ; elles vivent dix ou douze jours dans les volières où elles sont renfermées, mais elles refusent toute nourriture, et meurent d’inanition au bout de ce temps[NdÉ 4]. Le jour elles se tiennent sans bouger au bas de la volière ; le soir elles montent au sommet des juchoirs, où elles font entendre leur soufflement, che, chei, par lequel elles semblent appeler les autres : j’ai vu plusieurs fois, en effet, d’autres effraies arriver au soufflement de l’effraie prisonnière, se poser au-dessus de la volière, y faire le même soufflement, et s’y laisser prendre au filet. Je n’ai jamais entendu leur cri âcre (stridor) crei, grei dans les volières ; elles ne poussent ce cri qu’en volant et lorsqu’elles sont en pleine liberté ; la femelle est un peu plus grosse que le mâle, et a les couleurs plus claires et plus distinctes ; c’est de tous les oiseaux nocturnes celui dont le plumage est le plus agréablement varié.

L’espèce de l’effraie est nombreuse[NdÉ 5], et partout très commune en Europe ; comme on la voit en Suède aussi bien qu’en France[1], elle a pu passer d’un continent à l’autre ; aussi la trouve-t-on en Amérique depuis les terres du nord jusqu’à celles du midi. Marcgrave l’a vue et reconnue au Brésil, où les naturels du pays l’appellent tuidara[2].

L’effraie ne va pas, comme la hulotte et le chat-huant, pondre dans des nids étrangers ; elle dépose ses œufs à cru dans des trous de muraille ou sur des solives sous les toits, et aussi dans des creux d’arbres ; elle n’y met ni herbes ni racines, ni feuilles pour les recevoir ; elles pond de très bonne heure au printemps, c’est-à-dire dès la fin de mars ou le commencement d’avril ; elle fait ordinairement cinq œufs et quelquefois six et même sept, d’une forme allongée et de couleur blanchâtre ; elle nourrit ses petits d’insectes et de morceaux de chair de souris ; ils sont tout blancs dans le premier âge, et ne sont pas mauvais à manger au bout de trois semaines, car ils sont gras et bien nourris ; les pères et mères purgent les églises de souris ; ils boivent aussi assez souvent ou plutôt mangent l’huile des lampes, surtout si elle vient à se figer. Ils avalent les souris et les mulots, les petits oiseaux tout entiers, et en rendent par le bec les os, les plumes et les peaux roulées ; leurs excréments sont blancs et liquides comme ceux de tous les autres oiseaux de proie ; dans la belle saison la plupart de ces oiseaux vont le soir dans les bois voisins, mais ils reviennent tous les matins à leur retraite ordinaire, où ils dorment et ronflent jusqu’aux heures du soir ; et quand la nuit arrive ils se laissent tomber de leur trou et volent en culbutant presque jusqu’à terre[NdÉ 6]. Lorsque le froid est rigoureux on les trouve quelquefois cinq ou six dans le même trou, ou cachées dans les fourrages ; elles y cherchent l’abri, l’air tempéré et la nourriture ; les souris sont en effet alors en plus grand nombre dans les granges que dans les lieux où l’on a tendu des rejettoires[3] et des lacets pour prendre des bécasses et des grives ; elles tuent les bécasses qu’elles trouvent suspendues et les mangent sur le lieu, mais elles emportent quelquefois les grives et les autres petits oiseaux qui sont pris aux lacets ; elles les avalent souvent entiers et avec la plume, mais elles déplument ordinairement avant de les manger ceux qui sont un peu plus gros. Ces dernières habitudes, aussi bien que celle de voler de travers, c’est-à-dire comme si le vent les emportait, et sans faire aucun bruit des ailes, sont communes à l’effraie, au chat-huant, à la hulotte, et à la chouette proprement dite dont nous allons parler[NdÉ 7].


Notes de Buffon
  1. « Strix capite lævi, corpore luteo. » Linn., Faun. Suec., no 49. — Nota. M. Salerne s’est trompé lorsqu’il a dit que Linnæus n’en parle point, et qu’apparemment la fresaie ne se trouve point en Suède. Voyez Salerne, Ornithol., p. 50.
  2. « Tuidara Brasiliensibus ; ululæ est species, Germanis Schleier eule, Belgis kerkuyle… Describitur et à Gesnero. » Marcgr., Hist. nat. Brasil., p. 205.
  3. Rejettoire, baguette de bois vert courbée, au bout de laquelle on attache un lacet, et qui par son ressort en serre le nœud coulant et enlève l’oiseau.
Notes de l’éditeur
  1. C’est le Strix flammea L. [Note de Wikisource : actuellement Tyto alba Scopoli, vulgairement chouette effraie]. Les Strix sont des Rapaces nocturnes de la famille des Strigidés, à corps allongé, à cou long, à tête grande et large, à queue de moyenne taille, à bec droit à la base, recourbé seulement près de l’extrémité, à doigts couverts de plumes, à ongles longs, minces et aigus, à oreilles vastes et pourvues d’une valvule, à disque périophthalmiques complets.
  2. En Espagne, on croit que l’effraie entre dans les églises pour y boire l’huile des lampes qui brûlent auprès de l’autel. Dans certains pays on admet qu’en faisant avaler à une personne un œuf d’effraie délayé dans de l’eau-de-vie, on donne à cette personne une aversion désormais invincible pour le vin.
  3. L’effraie est rendue très remarquable par sa face en forme de cœur allongé.
  4. Pendant le jour l’effraie vit absolument immobile dans son trou et ne se laisse distraire par aucun bruit.
  5. Elle paraît être répandue à peu près dans le monde entier. Dans notre pays elle habite les clochers, les vieux châteaux ; dans le nord elle habite surtout les grandes forêts ; dans les montagnes elle ne s’élève pas au-dessus de la région des arbres. Pendant l’hiver elle émigre parfois par petites troupes, composées de jeunes et de femelles qui descendent vers le midi.
  6. D’après Naumann l’effraie vit souvent en bonne intelligence avec les pigeons dont le colombier lui sert de retraite. « Maintes fois, dit-il, je l’ai vue voler au milieu de mes pigeons. Habitués bientôt à sa présence, ceux-ci ne perdirent jamais ni un de leurs œufs, ni un de leurs petits ; jamais je ne la vis attaquer un pigeon adulte. Au printemps, on remarqua dans ma cour une paire d’effraies, qui y arrivaient presque chaque soir et qui finirent par s’établir dans le colombier. Dès que la nuit commençait à se faire, elles volaient tout autour ; elles entraient et sortaient sans qu’un seul pigeon bougeât. Le jour, en s’approchant avec précaution, on pouvait les voir dans un coin du colombier, dormant tranquillement parmi les pigeons et au milieu d’un tas de souris. Quand elles ont fait une chasse heureuse, elles transportent, en effet, leur proie dans leur demeure. Peut-être, amassent-elles ainsi des provisions pour avoir de quoi se nourrir pendant le mauvais temps, lorsque, par exemple, les nuits sombres et les tempêtes les empêchent de chasser. »
  7. L’effraie est un oiseau très utile parce qu’il détruit une grande quantité de rats, de souris et autres petits animaux nuisibles. Dans le Holstein, on ménage dans les pignons des granges, des trous obscurs pour les effraies. Ces oiseaux s’y établissent en toute liberté, chassent les rats dans la grange et vivent en bonne intelligence avec les paysans et même avec les chats.