Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/L’épervier

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 121-123).

L’ÉPERVIER

Quoique les nomenclateurs aient compté plusieurs espèces d’éperviers, nous croyons qu’on doit les réduire à une seule[NdÉ 1]. M. Brisson fait mention de quatre espèces ou variétés, savoir : l’épervier commun, l’épervier tacheté, le petit épervier et l’épervier des alouettes ; mais nous avons reconnu que cet épervier des alouettes n’est que la cresserelle femelle. Nous avons trouvé de même que le petit épervier n’est que le tiercelet ou mâle de l’épervier commun, en sorte qu’il ne reste plus que l’épervier tacheté, qui n’est qu’une variété accidentelle de l’espèce commune de l’épervier. M. Klein[1] est le premier qui ait indiqué cette variété ; il dit que cet oiseau lui fut envoyé du pays de Marienbourg. Il faut donc réduire à l’espèce commune le petit épervier aussi bien que l’épervier tacheté, et séparer de cette espèce l’épervier des alouettes, qui n’est que la femelle de la cresserelle.

On observera que le tiercelet-sors d’épervier diffère du tiercelet-hagard, en ce que le sors a la poitrine et le ventre beaucoup plus blancs et avec beaucoup moins de mélange de roux que le tiercelet-hagard, qui a ces parties presque entièrement rousses et traversées de bandes brunes ; au lieu que l’autre n’a sur la poitrine que des taches ou des bandes beaucoup plus irrégulières. Le tiercelet d’épervier s’appelle mouchet par les fauconniers ; il est d’autant plus brun sur le dos qu’il est plus âgé, et les bandes transversales de la poitrine ne sont bien régulières que quand il a passé sa première ou sa seconde mue. Il en est de même de la femelle, qui n’a des bandes régulières que lorsqu’elle a passé sa seconde mue ; et, pour donner une idée plus détaillée de ces différences et de ces changements dans la distribution des couleurs, nous remarquerons que sur le tiercelet-sors ces taches de la poitrine et du ventre sont presque toutes séparées les unes des autres, et qu’elles présentent plutôt la figure d’un cœur ou d’un triangle émoussé qu’une suite continue et uniforme de couleur brune, telle qu’on la voit dans les bandes transversales de la poitrine et du ventre du tiercelet-hagard d’épervier, c’est-à-dire du tiercelet qui a subi ses deux premières mues. Les mêmes changements arrivent dans la femelle ; ces bandes transversales brunes ne sont dans la première année que des taches séparées ; et l’on verra, dans l’article de l’autour, que ce changement est encore plus considérable que dans l’épervier ; rien ne prouve mieux combien sont fautives les indications que nos nomenclateurs ont voulu tirer de la distribution des couleurs, que de voir le même oiseau porter la première année des taches ou des bandes longitudinales brunes, descendant du haut en bas, et présenter, au contraire, dans la seconde année, des bandes transversales de la même couleur. Ce changement, quoique très singulier, est plus sensible dans l’autour et dans les éperviers, mais il se trouve aussi plus ou moins dans plusieurs autres espèces d’oiseaux ; de sorte que toutes les méthodes fondées sur l’énonciation des différences de couleur et de la distribution des taches se trouvent ici entièrement démenties.

L’épervier reste toute l’année dans notre pays ; l’espèce en est assez nombreuse : on m’en a apporté plusieurs dans la plus mauvaise saison de l’hiver, qu’on avait tués dans les bois ; ils sont alors très maigres et ne pèsent que six onces : le volume de leur corps est à peu près le même que celui du corps d’une pie ; la femelle est beaucoup plus grosse que le mâle ; elle fait son nid sur les arbres les plus élevés des forêts ; elle pond ordinairement quatre ou cinq œufs, qui sont tachés d’un jaune rougeâtre vers leurs bouts. Au reste l’épervier, tant mâle que femelle, est assez docile : on l’apprivoise aisément, et l’on peut le dresser pour la chasse des perdreaux et des cailles ; il prend aussi des pigeons séparés de leur compagnie et fait une prodigieuse destruction des pinsons et des autres petits oiseaux qui se mettent en troupes pendant l’hiver[NdÉ 2]. Il faut que l’espèce de l’épervier soit encore plus nombreuse qu’elle ne le paraît ; car, indépendamment de ceux qui restent toute l’année dans notre climat, il paraît que dans certaines saisons il en passe en grande quantité dans d’autres pays[2], et qu’en général l’espèce se trouve répandue dans l’ancien continent[3], depuis la Suède[4] jusqu’au cap de Bonne-Espérance[5].


Notes de Buffon
  1. Klein, Ordo Avium, p. 53.
  2. Je crois devoir rapporter ici en entier un assez long récit de Belon, qui prouve le passage de ces oiseaux et indique en même temps la manière dont on les prend. « Nous étions, dit-il, à la bouche du Pont-Euxin, où commence le détroit du Propontide ; nous étions montés sur la plus haute montagne, nous trouvâmes un oiseleur qui prenait des éperviers de belle manière ; et comme c’était vers la fin d’avril, lorsque tous oiseaux sont empêchés à faire leurs nids, il nous semblait étrange voir tant de milans et d’éperviers venir de la part de devers le côté dextre de la mer Majeure : l’oiseleur les prenait avec grande industrie et n’en faillait pas un ; il en prenait plus d’une douzaine à chaque heure ; il était caché derrière un buisson, au-devant duquel il avait fait une aire unie et carrée qui avait deux pas en diamètre, distante environ de deux ou trois pas du buisson ; il y avait six bâtons fichés autour de l’aire, qui étaient de la grosseur d’un pouce et de la hauteur d’un homme, trois de chaque côté, à la summité desquels il y avait en chacun une coche entaillée du côté de la place, tenant un rets de fil vert fort délié, qui était attaché aux coches des bâtons, tendus à la hauteur d’un homme, et au milieu de la place il y avait un piquet de la hauteur d’une coudée, au faîte duquel il y avait une cordelette attachée qui répondait à l’homme caché derrière le buisson ; il y avait aussi plusieurs oiseaux attachés à la cordelette qui paissaient le grain dedans l’aire, lesquels l’oiseleur faisait voler lorsqu’il avait advisé l’épervier de loin venant du côté de la mer ; et l’épervier ayant si bonne vue, dès qu’il les voyait d’une demi-lieue, lors prenait son vol à ailes déployées, et venait si roidement donner dans le filet, pensant prendre les petits oiseaux, qu’il demeurait encré léans enseveli dedans les rets ; alors l’oiseleur le prenait et lui fichait les ailes jusqu’au pli dedans un linge qui était là tout prêt expressément cousu, duquel il lui liait le bas des ailes avec les cuisses et la queue, et l’ayant cillé, laissait l’épervier contre terre qui ne pouvait ne se remuer ne se débattre. Nul ne saurait penser de quelle part venaient tant d’éperviers, car étant arrêté deux heures, il en print plus de trente ; tellement qu’en un jour un homme seul en prenait bien près d’une centaine. Les milans et les éperviers venaient à la file qu’on advisait d’aussi loin que la vue se pouvait étendre. » Belon, Hist. nat. des Oiseaux, p. 121.
  3. Les éperviers sont communs au Japon, de même que partout ailleurs dans les Indes orientales. Kæmpfer, Hist. du Japon, t. Ier, p. 113.
  4. Linnæus, Fauna Suecica, no 68.
  5. Kolbe, Descript. du cap de Bonne-Espérance, t. III, p. 167 et 168.
Notes de l’éditeur
  1. Accipiter nisus Briss., ou Nisus communis Cuv. [Note de Wikisource : actuellement Accipiter nisus Linnæus, vulgairement épervier d’Europe] de la famille des Accipitridés, sous-famille des Accipitriens. Les Nisus ont le bec court, fort, festonné sur les bords ; des ailes atteignant à peine la queue, qui est longue ; des tarses beaucoup plus longs que le doigt médian ; des griffes pointues.
  2. L’épervier est le plus redoutable ennemi des petits oiseaux. Il se livre à la chasse avec une hardiesse et une habileté remarquables ; mais les oiseaux dont il se nourrit rivalisent de ruse avec lui et parfois échappent ainsi à ses serres. « Je vis un jour, dit Brehm père, un épervier poursuivre un moineau le long d’une haie. Celui-ci, sachant bien qu’au vol il serait perdu, courait constamment au travers de la haie d’un côté à l’autre. L’épervier le suivait de son mieux : à la fin, fatigué de cette chasse infructueuse, il alla se percher sur un prunier voisin où je le tirai. Beaucoup d’oiseaux décrivent, pour l’éviter, des cercles très serrés autour des branches d’arbres. L’épervier ne pouvant les suivre assez vite, ils prennent sur lui une certaine avance, puis disparaissent au plus épais du fourré. D’autres se laissent tomber à terre, y demeurent immobiles et échappent souvent par cette manœuvre. Les plus agiles le poursuivent en poussant des cris et avertissent ainsi leurs compagnons. Les hirondelles de cheminées, notamment, troublent ses chasses, et il paraît en avoir conscience. Lorsqu’elles commencent à le pourchasser, il s’élève dans les airs, décrit quelques cercles, puis s’enfuit vers la forêt, furieux, sans doute, contre ces oiseaux trop agiles. »