Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/L’autour

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 124-127).

L’AUTOUR

L’autour[NdÉ 1] est un bel oiseau beaucoup plus grand que l’épervier, auquel il ressemble néanmoins par les habitudes naturelles et par un caractère qui leur est commun, et qui, dans les oiseaux de proie, n’appartient qu’à eux et aux pies-grièches : c’est d’avoir les ailes courtes ; en sorte que, quand elles sont pliées, elles ne s’étendent pas à beaucoup près à l’extrémité de la queue ; il ressemble encore à l’épervier, parce qu’il a, comme lui, la première plume de l’aile courte, arrondie par son extrémité, et que la quatrième plume de l’aile est la plus longue de toutes. Les fauconniers distinguent les oiseaux de chasse en deux classes ; savoir : ceux de la fauconnerie proprement dite, et ceux qu’ils appellent de l’autourserie ; et dans cette seconde classe ils comprennent non seulement l’autour, mais encore l’épervier, les harpayes, les buses, etc.

L’autour, avant sa première mue, c’est-à-dire pendant la première année de son âge, porte sur la poitrine et sur le ventre des taches brunes, perpendiculairement longitudinales ; mais lorsqu’il a subi ses deux premières mues, ces taches longitudinales disparaissent et il s’en forme de transversales qui durent ensuite pour tout le reste de la vie : en sorte qu’il est très facile de se tromper sur la connaissance de cet oiseau qui, dans deux âges différents, est marqué si différemment.

Au reste, l’autour a les jambes plus longues que les autres oiseaux qu’on pourrait lui comparer et prendre pour lui[1], comme le gerfaut, qui est à très peu près de sa grandeur ; le mâle autour est, comme la plupart des oiseaux de proie, beaucoup plus petit que la femelle : tous deux sont des oiseaux de poing et non de leurre ; ils ne volent pas aussi haut que ceux qui ont les ailes plus longues à proportion du corps ; ils ont, comme je l’ai dit, plusieurs habitudes communes avec l’épervier ; jamais ils ne tombent à plomb sur leur proie : ils la prennent de côté. On a vu par le récit de Belon, que nous avons cité, comment on peut prendre les éperviers : on peut prendre les autours de la même manière ; on met un pigeon blanc, pour qu’il soit vu de plus loin, entre quatre filets de neuf ou dix pieds de hauteur, et qui renferment autour du pigeon, qui est au centre, un espace de neuf ou dix pieds de longueur sur autant de largeur ; l’autour arrive obliquement, et la manière dont il s’empêtre dans les filets indique qu’ils ne se précipitent point sur leur proie, mais qu’ils l’attaquent de côté pour s’en saisir ; les entraves du filet ne l’empêchent pas de dévorer le pigeon, et il ne fait de grands efforts pour s’en débarrasser que quand il est repu.

L’autour se trouve dans les montagnes de Franche-Comté, du Dauphiné, du Bugey, et même dans les forêts de la province de Bourgogne et aux environs de Paris ; mais il est encore plus commun en Allemagne qu’en France, et l’espèce paraît s’être répandue dans les pays du Nord jusqu’en Suède ; et dans ceux de l’Orient et du Midi, jusqu’en Perse et en Barbarie ; ceux de Grèce sont les meilleurs de tous pour la fauconnerie, selon Belon : « Ils ont, dit-il, la tête grande, le cou gros et beaucoup de plumes ; ceux d’Arménie, ajoute-t-il, ont les yeux verts ; ceux de Perse les ont clairs, concaves et enfoncés ; ceux d’Afrique, qui sont les moins estimés, ont les yeux noirs dans le premier âge et rouges après la première mue » ; mais ce caractère n’est pas particulier aux autours d’Afrique ; ceux de notre climat ont les yeux d’autant plus rouges qu’ils sont plus âgés ; il y a même dans les autours de France une différence ou variété de plumage et de couleur qui a induit les naturalistes en une espèce d’erreur[2] ; on a appelé busard un autour dont le plumage est blond et dont le naturel, plus lâche que celui de l’autour brun et moins susceptible d’une bonne éducation, l’a fait regarder comme une espèce de buse ou busard, et lui en a fait donner le nom : c’est néanmoins très certainement un autour, mais que les fauconniers rejettent de leur école. Il y a encore une variété assez légère dans cet autour blond, qui consiste en ce qu’il s’en trouve dont les ailes sont tachées de blanc, et ce caractère lui a fait donner le nom de busard varié ; mais cet oiseau varié, aussi bien que celui qui est blond, sont également des autours, et non pas des busards.

J’ai fait nourrir longtemps un mâle et une femelle de l’espèce de l’autour brun ; la femelle était au moins d’un tiers plus grosse que le mâle ; il s’en fallait plus de six pouces que les ailes, lorsqu’elles étaient pliées, ne s’étendissent jusqu’à l’extrémité de la queue ; elle était plus grosse dès l’âge de quatre mois, qui m’a paru être le terme de l’accroissement de ces oiseaux, qu’un gros chapon. Dans le premier âge, jusqu’à cinq ou six semaines, ces oiseaux sont d’un gris blanc ; ils prennent ensuite du brun sur tout le dos, le cou et les ailes ; le ventre et le dessous de la gorge changent moins et sont ordinairement blancs ou blanc jaunâtre, avec des taches longitudinales brunes dans la première année, et des bandes transversales brunes dans les années suivantes. Le bec est d’un bleu sale, et la membrane qui en couvre la base est d’un bleu livide ; les jambes sont dénuées de plumes, et les doigts des pieds sont d’un jaune foncé ; les ongles sont noirâtres, et les plumes de la queue, qui sont brunes, sont marquées par des raies transversales fort larges, de couleur d’un gris sale. Le mâle a sous la gorge, dans cette première année d’âge, les plumes mêlées d’une couleur roussâtre, ce que n’a pas la femelle, à laquelle il ressemble sur tout le reste, à l’exception de la grosseur, qui, comme nous l’avons dit, est de plus d’un tiers au-dessous.

On a remarqué que, quoique le mâle fût beaucoup plus petit que la femelle, il était plus féroce et plus méchant ; ils sont tous deux assez difficiles à priver ; ils se battaient souvent, mais plus des griffes que du bec, dont ils ne se servent guère que pour dépecer les oiseaux ou autres petits animaux, ou pour blesser et mordre ceux qui les veulent saisir : ils commencent par se défendre de la griffe, se renversent sur le dos en ouvrant le bec et cherchent beaucoup plus à déchirer avec les serres qu’à mordre avec le bec. Jamais on ne s’est aperçu que ces oiseaux, quoique seuls dans la même volière, aient pris de l’affection l’un pour l’autre[NdÉ 2] ; ils y ont cependant passé la saison entière de l’été, depuis le commencement de mai jusqu’à la fin de novembre, où la femelle, dans un accès de fureur, tua le mâle dans le silence de la nuit, à neuf ou dix heures du soir, tandis que tous les autres oiseaux étaient endormis : leur naturel est si sanguinaire que, quand on laisse un autour en liberté avec plusieurs faucons, il les égorge tous les uns après les autres ; cependant il semble manger de préférence les souris, les mulots et les petits oiseaux ; il se jette avidement sur la chair saignante et refuse assez constamment la viande cuite ; mais, en le faisant jeûner, on peut le forcer de s’en nourrir ; il plume les oiseaux fort proprement et ensuite les dépèce avant de les manger, au lieu qu’il avale les souris tout entières. Ses excréments sont blanchâtres et humides : il rejette souvent par le vomissement les peaux roulées des souris qu’il a avalées. Son cri est fort rauque et finit toujours par des sons aigus, d’autant plus désagréables qu’il les répète plus souvent ; il marque aussi une inquiétude continuelle dès qu’on l’approche et semble s’effaroucher de tout : en sorte qu’on ne peut passer auprès de la volière où il est détenu, sans le voir s’agiter violemment et l’entendre jeter plusieurs cris répétés.


Notes de Buffon
  1. M. Linnæus a pris le gerfaut pour l’autour, gyr falco. Linn., Hist. nat., édition VI, gen. 36, sp. 10. Il est néanmoins très aisé de les distinguer, car ordinairement l’autour a les pieds d’un beau jaune, et le gerfaut les a pâles et bleuâtres.
  2. M. Brisson a donné sous le nom de gros busard (t. Ier, p. 398) cet autour blond, dont il fait une espèce particulière, non seulement différente de celle de l’autour, mais encore de toutes les autres espèces de busards ; cependant il est très certain que ce n’est qu’une variété, même légère, dans l’espèce de l’autour, car il n’en diffère en rien que par la couleur du plumage.
Notes de l’éditeur
  1. Astur palumbarius Temm. [Note de Wikisource : actuellement Accipiter gentilis Linnæus, vulgairement autour des palombes]. Les Astur sont des Rapaces de la famille des Accipitridés et de la sous-famille des Accipitriens. Ils ont le bec fort, recourbé ; la queue courte, arrondie ; des pattes fortes.
  2. L’autour est un oiseau extrêmement sauvage et solitaire ; il ne vit avec sa femelle que pendant l’époque des amours. La vie solitaire des autours est due, sans nul doute, à leur voracité. Toutes les fois qu’on met ensemble des autours dans une volière, ils s’entredévorent, alors même qu’on leur fournit une alimentation paraissant suffisamment abondante. À l’état libre, ils se jettent sur tous les animaux qu’ils rencontrent et chassent pendant toute la journée, même en plein midi, alors que tous les autres rapaces se livrent au repos. Leur vol est extrêmement rapide. Ils usent aussi de ruse et déploient parfois une très grande ingéniosité. Le comte Wodzicki, cité par Brehm, raconte qu’un autour, afin de surprendre des pigeons très défiants, restait des heures entières immobile sous un toit de chaume, les plumes hérissées et le cou rentré. « Ainsi posé, il ressemblait tout à fait à un hibou. Les pigeons devinrent plus confiants, se perchèrent sur le toit ; l’oiseau de proie ne bougea pas ; mais, quand ils se mirent à sortir sans crainte du pigeonnier et à y rentrer, il fondit sur eux et en saisit un. » Un autre autour, chassant au voisinage du même pigeonnier, se montrait encore plus rusé. Il arrivait tous les jours à la même heure et chassait les pigeons dans leur pigeonnier ; puis il se posait sur le toit et le frappait à coups d’aile jusqu’à ce qu’un pigeon effrayé sortit ; il fondait alors aussitôt sur lui et s’en emparait.