Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Spaths pesants

SPATHS PESANTS

Les pyrites, les spaths pesants, les diamants et les pierres précieuses sont tous des corps ignés qui tirent leur origine de la terre végétale et limoneuse, c’est-à-dire du détriment des corps organisés, lesquels seuls contiennent la substance du feu en assez grande quantité pour être combustibles ou phosphoriques. L’ordre de densité ou de pesanteur spécifique dans les matières terrestres commence par les métaux et descend immédiatement aux pyrites qui sont encore métalliques, et des pyrites passe aux spaths pesants et aux pierres précieuses[1]. Dans les marcassites et pyrites, la substance du feu est unie aux acides et a pour base une terre bolaire ou limoneuse. La présence de l’alcali combiné avec les principes du soufre se manifeste par l’odeur qu’exhalent ces spaths pesants lorsqu’on les soumet à l’action du feu ; enfin le diamant et les pierres précieuses sont les extraits les plus purs de la terre limoneuse qui leur sert de base, et de laquelle ces pierres tirent leur phosphorescence et leur combustibilité.

Il ne me paraît pas nécessaire de supposer, comme l’ont fait nos chimistes récents, une terre particulière plus pesante que les autres terres pour définir la nature des spaths pesants : ce n’est point expliquer leur essence ni leur formation, c’est les supposer données et toutes faites ; c’est dire simplement et fort inutilement que ces spaths sont plus pesants que les autres spaths, parce que leur terre est plus pesante que les autres terres ; c’est éluder et reculer la question au lieu de la résoudre ; car ne doit-on pas demander pourquoi cette terre est plus pesante, puisque de l’aveu de ces chimistes elle ne contient point de parties métalliques ? Ils seront donc toujours obligés de rechercher avec nous quelles peuvent être les combinaisons des éléments qui rendent ces spaths plus pesants que toutes les autres pierres.

Or, pour se bien conduire dans une recherche de cette espèce, et arriver à un résultat conséquent et plausible, il faut d’abord examiner les propriétés absolues et relatives de cette matière pierreuse plus pesante qu’aucune autre pierre ; il faut tâcher de reconnaître si cette matière est simple ou composée, car, en la supposant mêlée de parties métalliques, sa pesanteur ne serait qu’un effet nécessaire de ce mélange ; mais, de quelque manière qu’on ait traité ces spaths pesants, on n’en a pas tiré un seul atome de métal ; dès lors, leur grande densité ne provient pas de la mixtion d’aucune matière métallique : on a seulement reconnu que les spaths pesants ne sont ni vitreux, ni calcaires, ni gypseux ; et comme, après les matières vitreuses, calcaires et métalliques, il n’existe dans la nature qu’une quatrième matière qui est la terre limoneuse, on peut déjà présumer que la substance de ces spaths pesants est formée de cette dernière terre, puisqu’ils diffèrent trop des autres terres et pierres pour en provenir ni leur appartenir.

Les spaths pesants, quoique fusibles à un feu violent, ne doivent pas être confondus avec le feldspath, non plus qu’avec les spaths auxquels on a donné les dénominations impropres de spaths vitreux ou fusibles, c’est-à-dire avec les spaths fluors qui se trouvent assez souvent dans les mines métalliques : les spaths pesants et les fluors n’étincellent pas sous le briquet comme le feldspath ; mais ils diffèrent entre eux tant par la dureté que la densité. La pesanteur spécifique de ces spaths fluors n’est que de 30 à 31 mille, tandis que celle des spaths pesants est de 44 à 45 mille.

La substance des spaths pesants est une terre alcaline, et comme elle n’est pas calcaire, elle ne peut être que limoneuse et bolaire ; de plus, cette substance pesante a autant et peut-être plus d’affinité que l’alcali même avec l’acide vitriolique, car les seules matières inflammables ont plus d’affinité que cette terre avec cet acide.

On trouve assez souvent ces spaths pesants sous une forme cristallisée : on reconnaît alors aisément que leur texture est lamelleuse ; mais ils se présentent aussi en cristallisation confuse et même en masses informes[2] ; ils ne font point partie des roches vitreuses et calcaires, ils n’en tirent pas leur origine ; on les trouve toujours à la superficie de la terre végétale, ou à une assez petite profondeur, souvent en petits morceaux isolés, et quelquefois en petites veines comme les pyrites.

En faisant calciner ces spaths pesants, on n’obtient ni de la chaux ni du plâtre, ils acquièrent seulement la propriété de luire dans les ténèbres, et pendant la calcination ils exhalent une forte odeur de foie de soufre, preuve évidente que leur substance contient de l’alcali uni au feu fixe du soufre ; ils diffèrent en cela des pyrites dans lesquelles le feu fixe n’est point uni à l’alcali, mais à l’acide. L’essence des spaths pesants est donc une terre alcaline très fortement chargée de la substance du feu ; et comme la terre formée du détriment des animaux et végétaux est celle qui contient l’alcali et la substance du feu en plus grande quantité, on doit encore en inférer que ces spaths tirent leur origine de la terre limoneuse ou bolaire dont les parties les plus fines, entraînées par la stillation des eaux, auront formé cette sorte de stalactite qui aura pris de la consistance et de la densité par la réunion de ces mêmes parties rapprochées de plus près que dans les stalactites vitreuses ou calcaires.

La texture des spaths pesants est lamelleuse comme celle des pierres précieuses ; ils ne font de même aucune effervescence avec les acides ; ils se présentent rarement en cristallisations isolées : ce sont ordinairement des groupes de cristaux très étroitement unis, et assez irrégulièrement les uns avec les autres.

Le spath auquel on a donné la dénomination de spath perlé, parce qu’il est luisant et d’un blanc de perle, a été mis mal à propos au nombre des spaths pesants par quelques naturalistes récents, car ce n’est qu’un spath calcaire qui diffère des spaths pesants par toutes ses propriétés. Il fait effervescence avec les acides. La densité de ce spath perlé est à peu près égal à celle des autres spaths calcaires[3], et d’un tiers au-dessous de celle des spaths pesants ; de plus, sa forme de cristallisation est semblable à celle du spath calcaire, il se convertit de même en chaux : il n’est donc pas douteux que ce spath perlé ne doive être séparé des spaths pesants et réuni aux autres spaths calcaires.

Les spaths pesants sont plus souvent opaques que transparents ; et comme je soupçonnais, par leurs autres rapports avec les pierres précieuses, qu’ils ne devaient offrir qu’une simple réfraction, j’ai prié M. l’abbé Rochon d’en faire l’expérience, et il a en effet reconnu que ces spaths n’ont point de double réfraction ; leur essence est donc homogène et simple comme celle du diamant et des pierres précieuses qui n’offrent aussi qu’une simple réfraction : les spaths pesants leur ressemblent par cette propriété qui leur est commune et qui n’appartient à aucune autre pierre transparente ; ils en approchent aussi par leur densité, qui néanmoins est encore un peu plus grande que celle du rubis ; mais avec cette homogénéité et cette grande densité, les spaths pesants n’ont pas à beaucoup près autant de dureté que les pierres précieuses.

Les spaths pesants opaques ou transparents sont ordinairement d’un blanc mat ; cependant il s’en trouve quelques-uns qui ont des teintes d’un rouge ou d’un jaune léger, et d’autres qui sont verdâtres ou bleuâtres. Ces différentes couleurs proviennent, comme dans les autres pierres colorées, des vapeurs ou dissolutions métalliques qui, dans de certains lieux, ont pénétré la terre limoneuse et teint les stalactites qu’elle produit.

Le spath pesant le plus anciennement connu est la pierre de Bologne[4] ; elle se présente souvent en forme globuleuse, et quelquefois aplatie ou allongée comme un cylindre : son tissu lamelleux la rend chatoyante à sa surface ; dans cet état, on ne peut guère la distinguer des autres pierres feuilletées que par sa forte pesanteur[5]. Le comte Marsigli et Mentzelius ont fait sur cette pierre de bonnes observations, et ils ont indiqué les premiers la manière de la préparer pour en faire des phosphores qui conservent la lumière et la rendent au dehors pendant plusieurs heures[6].

Tous les spaths pesants ont la même propriété, et cette phosphorescence les approche encore des diamants et des pierres précieuses qui reçoivent, conservent et rendent dans les ténèbres la lumière du soleil et même celle du jour, dont une partie paraît se fixer pour un petit temps dans leur substance, et les rend phosphoriques pendant plusieurs heures.

Les pierres précieuses et les spaths pesants ont donc tant de rapport et de propriétés communes, qu’on ne peut guère douter que le fond de leur essence ne soit de la même nature : la densité, la simple réfraction ou l’homogénéité, la phosphorescence[7], leur formation et leur gisement dans la terre limoneuse, sont des caractères et des circonstances qui semblent démontrer leur origine commune, et les séparer en même temps de toutes les matières vitreuses, calcaires et métalliques.


Notes de Buffon
  1. L’étain, qui est le plus léger des métaux, pèse spécifiquement 72 914 ; le mispickel ou pyrite arsenicale, qui est la plus pesante des pyrites, pèse 65 225 ; la pyrite ou marcassite de Dauphiné dont on fait des bijoux, des colliers, etc., pèse 49 539 ; la marcassite cubique, 47 016 ; la pyrite globuleuse martiale de Picardie pèse 41 006, et la pyrite martiale de Bourgogne ne pèse que 39 000.

    La pierre de Bologne, qui est le plus dense des spaths pesants, pèse 44 409 ; le spath pesant blanc, 44 300, et le spath pesant trouvé en Bourgogne, à Thôtes, près de Semur, ne pèse que 42 687.

    Le rubis d’Orient, la plus dense des pierres précieuses, pèse 42 838 ; et le diamant, quoique la plus dure, est en même temps la plus légère de toutes les pierres précieuses, et ne pèse que 33 212. Voyez les Tables de M. Brisson.

  2. Il y a beaucoup de spaths pesants cristallisés et d’autres qui ne le sont pas, et la variété qui se trouve dans la forme de leur cristallisation est très grande.

    Le spath pesant se trouve aussi sous toutes sortes de formes :

    1o En arbrisseaux ou végétations formées de lames cristallines opaques et blanchâtres, implantées confusément les unes sur les autres ;

    2o En masses protubérancées ou mamelonnées, blanchâtres ou jaunâtres ;

    3o On en voit aussi sous la forme de stalagmites ou dépôts ondulés, susceptibles d’un poli plus ou moins vif ;

    4o En stalactites cylindriques rayonnées du centre à la circonférence. Cristallographie de M. Romé de Lisle, t. Ier, p. 612 et suiv.

    [Note de Wikisource : Le spath pesant, aujourd’hui appelé barytine, présente en effet de nombreuses variétés, selon que le baryum qu’il contient est remplacé partiellement par du plomb, du strontium, du radium, etc. Plus loin, Buffon se trompe donc en niant la présence d’une nouvelle « terre » dans le spath pesant, pourtant déjà isolée, sous forme d’oxyde de baryum, par Schéele, en 1774.]

  3. La pesanteur spécifique du spath calcaire rhomboïdal, dit cristal d’Islande, est de 27 151 ; celle du spath perlé, de 28 378, tandis que la pesanteur spécifique du spath pesant octaèdre est de 44 712, et celle du spath pesant, dit pierre de Bologne, est de 44 709. Voyez les Tables de M. Brisson.
  4. « La pierre de Bologne, dit M. le comte Marsigli, se trouve sur les monts Paterno et Piedalbino, qui élèvent leurs sommets stériles aux environs de Bologne… C’est sur le Paterno que ces pierres abondent le plus ; les terres qui couvrent l’une et l’autre montagnes sont de diverses couleurs : il y en a de cendrées, de blanches et de rouges ; on trouve dans ces dernières du bol de la même couleur qui est astringent et qui s’attache à la langue La terre dans laquelle sont dispersées les pierres dont on fait le phosphore… est aride, dense, obscure, parsemée de particules brillantes assez semblables au gypse, et peu différentes par leur forme des parties constituantes des phosphores. À la profondeur de deux palmes, cette terre est de couleur ferrugineuse et verdâtre, parsemée aussi de ces mêmes particules brillantes, mais plus petites ; à la profondeur de trois palmes, elle est peu différente de la première couche, si ce n’est que les particules brillantes sont si petites qu’on ne les voit pas aisément à l’œil simple.

    » La figure des pierres phosphoriques n’est point régulière : il y en a de planes, de cylindriques, d’ovales, de sphériques, et d’autres qui se lèvent par lames ; les sphériques sont les plus grosses de toutes et n’excèdent pas la grosseur d’une pêche : celles qui se lèvent par lames ont de chaque côté une cavité ou un enfoncement semblable à l’impression de deux doigts, ce sont les meilleures pour faire du phosphore. Le poids de ces pierres est ordinairement d’une à deux livres, mais il s’en trouve qui pèsent jusqu’à huit livres ; au reste, les plus grosses et les plus pesantes ne sont pas les meilleures… Celles qui ont la couleur du plomb sont les moins bonnes ; celles de couleur argentée valent mieux… Les meilleures sont celles qui ressemblent à la calcédoine cendrée et qui approchent de l’éclat du succin… Ces pierres sont revêtues extérieurement d’une espèce de croûte, et c’est dans cette croûte que l’action du feu chasse les parties propres à recevoir la lumière ; car la croûte séparée de la pierre s’imbibe de lumière, au lieu que la pierre dépouillée de cette croûte demeure tout à fait obscure.

    » Pour préparer le phosphore, on prend des pierres de grosseur médiocre, et après les avoir bien lavées dans l’eau, on les brosse, et même on les lime pour en ôter les inégalités ; on les plonge ensuite dans l’esprit-de-vin bien rectifié, puis on les roule dans de la poudre faite aussi avec des pierres de phosphore et bien criblée, ce qui leur fait une espèce de croûte qui les couvre en entier ; ensuite on met dans un fourneau à vent un gril de fer, et sur ce gril des charbons gros comme des noix, dont on fait un lit haut de quatre doigts, sur lequel on étend les pierres à la distance d’un travers de doigt les unes des autres ; sur ces pierres on fait un autre lit de charbon et l’on remplit ainsi le fourneau, puis on le bouche, soit avec un couvercle de fer où il y a une ouverture faite en croix, soit avec des briques entre lesquelles on laisse les ouvertures nécessaires. On allume le feu et l’on attend que le charbon soit consumé, ce qui est l’affaire d’une heure, et que les pierres soient refroidies ; après cela, on enlève la croûte que la poussière de pierre imbibée d’eau-de-vie a faite à ces pierres, et qui s’en sépare aisément : l’on fait tomber toute cette poussière, qui est un très bon phosphore, et l’on réduit les pierres en une poudre dont on peut former diverses figures ; pour cela, on dessine d’abord ces figures avec du blanc d’œuf mêlé de sucre, ou de la gomme adragant, et on les couvre de cette poussière ; on peut même donner à ces figures diverses couleurs sans détruire la vertu du phosphore. Il est évident que la propriété de s’imbiber de lumière n’est point dans ces pierres un effet de leur structure ou de la configuration de leurs parties, puisque cette propriété subsiste lorsque la pierre est réduite en poudre. » Collection académique, partie étrangère, t. VI, p. 473 et suiv.

    La pierre de Bologne, après avoir été calcinée un certain temps, devient lumineuse. Le célèbre Margraff de Berlin nous a donné un fort bon traité sur cette pierre et autres de la même nature. Un des concierges de l’institut de Bologne prépare avec la poudre de cette pierre, au moyen de la gomme tragacantha, des étoiles qui luisent dans l’obscurité. Cette pierre se trouve en gros et petits morceaux de couleur d’eau, opaque et souvent transparente, entièrement solide ou en boules du centre desquelles il part des rayons en forme de coin ; on la retire du monte Paterno, à trois milles d’Italie de Bologne, où elle est dispersée en morceaux détachés dans l’argile et la marne ; on la découvre très facilement lorsque le terrain a été lavé par l’eau de la pluie. Lettres sur la minéralogie, par M. Ferber, traduites par M. le baron de Diétrich.

  5. Lettres de M. Demeste, t. Ier, p. 508. Ce savant naturaliste ajoute que, quoique Linné dise que ce spath est subeffervescent, il n’a point aperçu d’effervescence sensible dans les divers échantillons de pierre de Bologne qu’il a soumis à l’action des acides… On se sert de cette pierre, continue-t-il, pour préparer une espèce de phosphore qui porte le nom de phosphore de Bologne. Ibid., p. 509.
  6. « Toutes les pierres de Bologne, dit Mentzelius, ne sont pas propres également à faire des phosphores ; les unes, après avoir été calcinées, sont beaucoup plus lumineuses que les autres. Il y en a de différentes espèces : les premières et les meilleures sont de forme oblongue, et en même temps elles sont dures, pesantes, transparentes, un peu aplaties comme une lentille, se levant facilement par écailles, extérieurement pâles, brillantes, sans aucune impureté, sans aucun sillon, intérieurement d’un bleu foncé. » Lettres de M. Demeste, t. IV, p. 108 et suiv.
  7. La phosphorescence du diamant et celle de la pierre de Bologne paraissent avoir une même cause, et cette cause est la lumière du jour aidée de la chaleur ; l’auteur a démontré cette assertion par l’expérience.