Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Pierres à fusil

PIERRES À FUSIL

Les pierres à fusil sont des agates imparfaites dont la substance n’est pas purement vitreuse, mais toujours mélangée d’une petite quantité de matière calcaire : aussi se forment-elles dans les délits horizontaux des craies et des tufs calcaires, par le suintement des eaux chargées des molécules de grès qui se trouvent souvent mêlées avec la matière crétacée. Ce sont des stalactites ou concrétions produites par la sécrétion des parties vitreuses mêlées dans la craie : l’eau les dissout et les dépose entre les joints et dans les cavités de cette terre calcaire ; elles s’y réunissent par leur affinité, et prennent une figure arrondie, tuberculeuse ou plate, selon la forme des cavités qu’elles remplissent. La plupart de ces pierres sont solides et pleines jusqu’au centre ; mais il s’en trouve aussi qui sont creuses et qui contiennent dans leur cavité de la craie semblable à celle qui les environne et les recouvre à l’extérieur.

Quoique la densité des pierres à fusil approche de celle des agates[1], elles n’ont pas la même dureté ; elles sont, comme les grès, toujours imbibées d’eau dans leur carrière, et elles acquièrent de même plus de dureté par le desséchement à l’air : aussi les ouvriers qui les taillent n’attendent pas qu’elles se soient desséchées ; ils les prennent au sortir de la carrière et les trouvent d’autant moins dures qu’elles sont plus humides. Leur couleur est alors d’un brun plus ou moins foncé, qui s’éclaircit et devient gris ou jaunâtre à mesure qu’elles se dessèchent : ces pierres, quoique moins pures que les agates, étincellent mieux contre l’acier, parce qu’étant moins dures il s’en détache par le choc une plus grande quantité de particules. Elles sont communément d’une couleur de corne jaunâtre après leur entier dessèchement ; mais il y en a aussi de grises, de brunes et même de rougeâtres ; elles ont presque toutes une demi-transparence lorsqu’elles sont minces ; mais au-dessus d’une ligne ou d’une ligne et demie d’épaisseur, la transparence ne subsiste plus, et elles paraissent entièrement opaques.

Ces pierres se forment, comme les cailloux, par couches additionnelles de la circonférence au centre, mais leur substance est à peu près la même dans toutes les couches dont elles sont composées ; on en trouve seulement quelques-unes où l’on distingue des zones de couleur un peu différente du reste, et d’autres qui contiennent quelques couches évidemment mélangées de matière calcaire : celles qui sont creuses ne produisent pas, comme les cailloux creux, des cristaux dans leur cavité intérieure ; le suc vitreux n’est pas assez dissous dans ces pierres ni assez pur pour pouvoir se cristalliser ; elles ne sont dans la réalité composées que de petits grains très fins de grès, dont les poudres se sont mêlées avec celles de la craie, et qui s’en sont ensuite séparées par une simple sécrétion et sans dissolution, en sorte que ces grains ne peuvent ni former des cristaux ni même des agates dures et compactes, mais de simples concrétions qui ne diffèrent des grès que par la finesse du grain encore plus atténué dans les pierres à fusil que dans les grès les plus fins et les plus durs.

Néanmoins ces grès durs font feu comme la pierre à fusil, et sont à très peu près de la même densité[2] ; et comme elle est, ainsi que le grès, plus pesante et moins dure dans sa carrière qu’après son desséchement, elle me paraît à tous égards faire la nuance dans les concrétions quartzeuses entre les agates et les grès. Les pierres à fusil sont les dernières stalactites du quartz, et les grès sont les premières concrétions de ses détriments : ce sont deux substances de même essence et qui ne diffèrent que par le plus ou moins d’atténuation de leurs parties constituantes ; les grains du quartz sont encore entiers dans le grès ; ils sont en partie dissous dans les pierres à fusil, ils le sont encore plus dans les agates, et enfin ils le sont complètement dans les cristaux.

Nous avons dit que les grès sont souvent mélangés de matière calcaire[3] ; il en est de même des pierres à fusil, et elles sont rarement assez pures pour être susceptibles d’un beau poli ; leur demi-transparence est toujours nuageuse, leurs couleurs ne sont ni vives, ni variées, ni nettement tranchées comme dans les agates, les jaspes et les cailloux, que nous devons distinguer des pierres à fusil, parce que leur structure n’est pas la même, et que leur origine est différente : les cailloux sont, comme le cristal et les agates, des produits immédiats du quartz ou des autres matières vitreuses ; ce sont des stalactites qui ne diffèrent les unes des autres que par le plus ou moins de pureté, mais dans lesquelles le suc vitreux est dissous, au lieu que les pierres à fusil ne sont que des agrégats de particules quartzeuses, produits par une sécrétion qui s’opère dans les matières calcaires ; et les grains quartzeux, qui composent ces pierres, ne sont pas assez dissous pour former une substance qui puisse prendre la même dureté et recevoir le même poli que les vrais cailloux, qui, quoique opaques, ont plus d’éclat et de sécheresse ; car ils ne sont point humides dans leur carrière, et ils n’acquièrent ni pesanteur, ni dureté, ni sécheresse à l’air, parce qu’ils ne sont pas imbibés d’eau comme les pierres à fusil et les grès.

On peut donc, tant par l’observation que par l’analogie, suivre tous les passages et saisir les nuances entre le grès, la pierre à fusil et l’agate : par exemple, les pierres à fusil qu’on trouve à Vaugirard près Paris sont presque des agates ; elles ne se présentent pas en petits blocs irréguliers et tuberculeux, mais elles sont en lits continus, leur forme est aplatie, leur couleur est d’un gris brun, et elles prennent un assez beau poli. M.  Guettard, savant naturaliste de l’Académie, a comparé ces pierres à fusil de Vaugirard avec celles de Bougival, qui sont dispersées dans la craie ; et il a bien saisi leurs différences, quoiqu’elles aient été produites de même dans des matières calcaires et qu’elles présentent également des impressions de coquilles[4].

En général, les pierres à fusil se trouvent toujours dans les craies, les tufs, et quelquefois entre les bancs solides des pierres calcaires, au lieu que les vrais cailloux ne se trouvent que dans les sables, les argiles, les schistes et autres détriments des matières vitreuses : aussi les cailloux sont-ils purement vitreux, et les pierres à fusil sont toutes mélangées d’une plus ou moins grande quantité de matière calcaire ; il y en a même dont on peut faire de la chaux[5], quoiqu’elles étincellent contre l’acier.

Au reste, les pierres à fusil ne se trouvent que rarement dans les bancs de pierres calcaires dures, mais presque toujours dans les craies et les tufs qui ne sont que les détriments ou les poudres des premières matières coquilleuses déposées par les eaux, et souvent mêlées d’une certaine quantité de poudre de quartz ou de grès. On trouve de ces pierres à fusil dans plusieurs provinces de France[6] ; mais les meilleures se tirent près de Saint-Aignan en Berri ; on en fait un assez grand commerce, et l’on prétend qu’après avoir épuisé la carrière de ces pierres, il s’en reproduit de nouvelles[7] : il serait facile de vérifier ce fait, qui me paraît probable, s’il ne supposait pas un très grand nombre d’années pour la seconde production de ces pierres qu’il serait bon de comparer avec celles de la première formation. On en trouve de même dans plusieurs autres contrées de l’Europe[8], et notamment dans les pays du Nord : on en connaît aussi en Asie[9] et dans le nouveau continent comme dans l’ancien[10] ; la plupart des galets que la mer jette sur les rivages[11] sont de la même nature que les pierres à fusil, et l’on en voit, dans quelques anses, des amas énormes : ces galets sont polis ; arrondis et aplatis et par le frottement, au lieu que les pierres à fusil, qui n’ont point été roulées, conservent leur forme primitive sans altération, tant qu’elles demeurent enfouies dans le lieu de leur formation.

Mais, lorsque les pierres à fusil sont longtemps exposées à l’air, leur surface commence à blanchir, et ensuite elle se ramollit, se décompose par l’action de l’acide aérien, et se réduit enfin en terre argileuse ; et l’on ne doit pas confondre cette écorce blanchâtre des pierres à fusil, produite par l’impression de l’air, avec la couche de craie dont elles sont enveloppées au sortir de la terre : ce sont, comme l’on voit, deux matières très différentes ; car la pierre à fusil ne commence à se décomposer par l’action des éléments humides que quand l’eau des pluies a lavé sa surface et emporté cette couche de craie dont elle était enduite.

Les cailloux les plus durs se décomposent à l’air comme les pierres à fusil ; leur surface, après avoir blanchi, tombe en poussière avec le temps, et découvre une seconde couche sur laquelle l’acide aérien agit comme sur la première, en sorte que peu à peu toute la substance du caillou se ramollit et se convertit en terre argileuse : le même changement s’opère dans toutes les matières vitreuses ; car le quartz, le grès, les jaspes, les granits, les laves des volcans et nos verres factices se convertissent, comme les cailloux, en terre argileuse par la longue impression des éléments humides dont l’acide aérien est le principal agent. On peut observer les degrés de cette décomposition en comparant des cailloux de même sorte et pris dans le même lieu ; on verra que, dans les uns, la couche de la surface décomposée n’a qu’un quart ou un tiers de ligne d’épaisseur ; et que, dans d’autres, la décomposition pénètre à deux ou trois lignes : cela dépend du temps plus ou moins long pendant lequel le caillou a été exposé à l’action de l’air, et ce temps n’est pas fort reculé, car en moins de deux ou trois siècles cette décomposition peut s’opérer ; nous en avons l’exemple dans les laves des volcans qui se convertissent en terre encore plus promptement que les cailloux et les pierres à fusil. Et ce qui prouve que l’air agit autant et plus que l’eau dans cette décomposition des matières vitreuses, c’est que, dans tous les cailloux isolés et jonchés sur la terre, la partie exposée à l’air est la seule qui se décompose, tandis que celle qui touche à la terre, sans même y adhérer, conserve sa dureté, sa couleur et même son poli ; ce n’est donc que par l’action presque immédiate de l’acide aérien que les matières vitreuses se décomposent et prennent la forme des terres ; autre preuve que cet acide est le seul et le premier qui, dès le commencement, ait agi sur la matière du globe vitrifié : l’eau dissout les matières vitreuses sans les décomposer, puisque les cristaux de roche, les agates et autres stalactites quartzeuses conservent la dureté et toutes les propriétés des matières qui les produisent, au lieu que l’humidité, animée par l’acide aérien, leur enlève la plupart de ces propriétés et change ces verres de nature solide et secs en une terre molle et ductile.


Notes de Buffon
  1. La pesanteur spécifique de la plupart des agates excède 26 000, celle de la pierre à fusil blonde est de 25 941, et celle de la pierre à fusil noirâtre de 25 817.
  2. Le grès dur nommé grisard pèse spécifiquement 24 928, et le grès luisant de Fontainebleau pèse 25 616, ce qui approche assez de la pesanteur spécifique, 25 817, de la pierre à fusil.
  3. Voyez l’article du Grès.
  4. On trouve dans les cailloux (pierres à fusil), dont les craies de Bougival sont lardées, non seulement des coquilles univalves et bivalves, mais quelques espèces de petits madrépores : les uns et les autres sont devenus de la nature de la pierre même où ils ont été enclavés… On y rencontre aussi quelques pointes d’oursins ou échinites enclavés dans la couche extérieure des cailloux (pierres à fusil)… On y voit encore une espèce de fossile qui est l’espèce la plus commune des bélemnites… Les cailloux (pierres à fusil) de Vaugirard ne sont point, comme à Bougival, répandus et dispersés dans des lits de craie, mais ils forment un lit horizontal entre des bancs de pierres : aussi ne sont-ils pas irréguliers comme ceux de Bougival, mais plats ; leur couleur n’est pas noirâtre, comme ces derniers, mais d’un brun grisâtre ; ils prennent un beau poli ; on en a fait des plaques de tabatières qui ont la transparence des agates ; leur couleur leur a été défavorable, et le public ne leur a pas fait l’accueil qu’il fait aux agates d’Allemagne, même les moins belles ; les joailliers qui en ont travaillé n’ont pu parvenir à les rendre un objet de commerce… On y observe plusieurs espèces de vis plus ou moins allongées, quelques petits limaçons, une ou deux espèces de cames, et quelquefois une espèce de moule, connue sous le nom de petit jamboneau, etc. Tous ces corps marins sont ordinairement devenus silex, ou plutôt ce ne sont que des noyaux formés dans les coquilles ; il ne reste de ces coquilles que des portions très mutilées qui forment des taches blanches, qui, étant emportées par le poliment, occasionnent des crevasses dans ces cailloux, lesquelles sont augmentées souvent par le déplacement des noyaux : ces défauts ont encore contribué, avec la couleur peu brillante de ces pierres, à les faire tomber en discrédit : quelquefois les coquilles sont en substance et à peu près dans leur entier. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1764, p. 520 et suiv.
  5. On s’est trompé lorsqu’on a dit que les pierres à fusil ne se trouvaient pas en couches suivies, mais toujours en morceaux détachés, dispersés et formés dans les terres. Si M. Henckel venait à Madrid, il reviendrait de son erreur, car il verrait tous les environs remplis de pierres à fusil en couches suivies et continues, et qu’il n’y a ni maison ni bâtiment qui ne soient faits de la chaux de ces mêmes pierres dont on fait aussi de véritables pierres pour armer les fusils. Madrid est pavé de cette même pierre : j’ai remarqué, dans ses carrières, des morceaux qui contenaient une espèce d’agate rayée en façon de rubans rouges, bleus, verts et noirs, qui prennent bien le poli, et dont j’ai fait faire des tabatières ; mais ces couleurs disparaissent en faisant calciner la pierre qui, après, reste toute blanche, en conservant sa figure convexe d’un côté et concave de l’autre, telle qu’elle paraît quand on la casse ; aucun acide ne la dissout avant la calcination, mais après elle s’échauffe dans l’eau même plus promptement que la véritable pierre de chaux, et, en la mêlant avec du gravier ou gros sable du même terrain de Madrid, elle fait un mortier excellent pour bâtir, mais elle ne se lie pas si bien avec le sable de rivière. Histoire naturelle d’Espagne, par M. Bowles, p. 493 et suiv.
  6. Les territoires de Mennes et de Coussy dans le Berri, à deux lieues de Saint-Aignan, à une demi-lieue du Cher, vers le midi, sont les endroits de la France qui produisent les meilleures pierres à fusil, et presque les seules bonnes : aussi en fournissent-ils non seulement la France, mais assez souvent les pays étrangers. On en tire de là sans relâche depuis longtemps, et cependant les pierres à fusil n’y manquent jamais ; dès qu’une carrière est vide, on la ferme et, quelques années après, on y trouve des pierres à fusil comme auparavant. Histoire de l’Académie des sciences, année 1738, p. 36. — Les particularités que l’on remarque dans la montagne Sainte-Julie, près Saint-Paul-Trois-Châteaux, sont d’avoir un lit de pierres à fusil brun olivâtre ou blanc, mamelonné ou sans mamelons, posé au-dessous des rochers graveleux ; ce lit, s’il ne règne pas dans toute l’étendue de la montagne, s’y fait voir dans une très grande longueur. On observe, dans la pierre à fusil blanche, de petits buccins devenus agates ; lorsqu’on monte cette montagne, on rencontre des morceaux de cette pierre plus ou moins gros, dispersés çà et là, mais ces morceaux se sont détachés du banc ; il y en a dont les mamelons sont assez gros et variés par les couleurs, ce qui leur donne un certain mérite et pourrait engager à les travailler, comme les agates et les jaspes, d’autant qu’ils prendraient un beau poli. Mémoires sur la minéralogie du Dauphiné, par M. Guettard, t. Ier, p. 166.
  7. Voyez la note précédente, et l’Encyclopédie, article Pierres à fusil.
  8. Olaüs Borrichius (Actes de Copenhague, année 1676) dit qu’il y a dans l’île d’Anholt, située sur le golfe de Codan, des cailloux blancs, noirs ou d’autres couleurs, qui sont enfouis dans le sable de côté et d’autre ; ils ont un doigt d’épaisseur, et ils sont longs de six travers de doigt ; leur forme est triangulaire, et quand on les aurait travaillés exprès, elle ne pourrait être plus régulière ; la plupart sont si aigus et si tranchants sur les bords, qu’ils coupent comme des lames de couteaux : on en fait de très bonnes pierres à fusil. Collection académique, partie étrangère, t. IV, p. 333.
  9. Entre le Caire et Suez, on rencontre une grande quantité de pierres à fusil et de cailloux, qui sont tous plus blancs que le marbre florentin, et qui approchent souvent des pierres de Moka, pour la beauté et la variété des figures. Voyages de Shaw ; La Haye, 1743, t. II, p. 83.
  10. À deux lieues de Cuença, au Pérou, on voit une petite colline entièrement couverte de pierres à fusil rougeâtres et noires, dont les habitants ne tirent aucun avantage parce qu’ils ignorent la manière de les couper, tandis que toute la province tirant ses pierres à fusil d’Europe, elles y coûtent ordinairement une réale, et quelquefois deux. Histoire générale des Voyages, t. XIII, p. 599.
  11. Les cailloux, par exemple, qu’il y a dans les couches qui bordent la mer Baltique, semblent être de même âge que les hérissons de mer, pleins de la matière même de ces cailloux que les ondes jettent sur le rivage de Lubeck. Tels sont aussi des cailloux de matière rougeâtre de pierre à fusil, de quelques endroits du royaume de Naples, qui sont accompagnés de hérissons de mer ; tels sont encore ceux de divers endroits de France, d’Allemagne et d’ailleurs, où on les trouve ensemble ; car, à mesure que des portions de cette matière se liaient en masses un peu arrondies, de figure ovale ou approchante, que le mouvement de l’eau leur communiquait, d’autres portions s’unissaient dans les interstices d’ossements d’animaux, et dans la coque des hérissons de mer qui étaient à portée, et que les divers mouvements de l’eau avaient rassemblés et couverts de la matière fluide de la pierre à fusil. Traité des Pétrifications, in-4o ; Paris, 1742, p. 30 et suiv.