Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Pierre meulière

PIERRE MEULIÈRE

Les pierres que les anciens employaient pour moudre les grains étaient d’une nature toute différente de celle de la pierre meulière dont il est ici question. Aristote, qui embrassait par son génie les grands et les petits objets, avait reconnu que les pierres molaires dont on se servait en Grèce étaient d’une matière fondue par le feu, et qu’elles différaient de toutes les autres pierres produites par l’intermède de l’eau. Ces pierres molaires étaient en effet des basaltes et autres laves solides de volcans, dont on choisissait les masses qui offraient le plus grand nombre de trous ou petites cavités, et qui avaient en même temps assez de dureté pour ne pas s’écraser ou s’égrener par le frottement continu de la meule supérieure contre l’inférieure : on tirait ces basaltes de quelques îles de l’Archipel, et particulièrement de celle de Nycaro ; il s’en trouvait aussi en Ionie : les Toscans ont, dans la suite, employé au même usage le basalte de Volsinium, aujourd’hui Bolsena.

Mais la pierre meulière dont nous nous servons aujourd’hui est d’une origine et d’une nature toute différentes de celle des basaltes ou des laves ; elle n’a point été formée par le feu, mais produite par l’eau ; et il me paraît qu’on doit la mettre au nombre des concrétions ou agrégations vitreuses produites par l’infiltration des eaux, et qu’elle n’est composée que de lames de pierres à fusil, incorporées dans un ciment mélangé de parties calcaires et vitreuses : lorsque ces deux matières, délayées par l’eau, se sont mêlées dans le même lieu, les parties vitreuses, les moins impures, se seront séparées des autres pour former les lames de ces pierres à fusil, et elles auront en même temps laissé de petits intervalles entre elles, parce que la matière calcaire, faute d’affinité, ne pourrait s’unir intimement avec ces corps vitreux ; et en effet, les pierres meulières, dans lesquelles la matière calcaire est la plus abondante, sont les plus trouées, et celles, au contraire, où cette même matière ne s’est trouvée qu’en petite quantité, et dans lesquelles la substance vitreuse ôtait pure ou très peu mélangée, n’ont aussi que peu ou point de trous, et ne forment pour ainsi dire qu’une grande pierre à fusil continue, et semblable aux agates imparfaites qui se trouvent quelquefois disposées par lits horizontaux d’une assez grande étendue, et ces pierres, dont la masse est pleine et sans trous, ne peuvent être employées pour moudre les grains, parce qu’il faut des vides dans le plein de la masse pour que le frottement s’exerce avec force et que le grain puisse être divisé et moulu, et non pas simplement écrasé ou écaché : aussi rejette-t-on, dans le choix de ces pierres, celles qui sont sans cavités, et l’on ne taille en meules que celles qui présentent des trous ; plus ils sont multipliés, mieux la pierre convient à l’usage auquel on la destine.

Ces pierres meulières ne se trouvent pas en grandes couches, comme les bancs de pierres calcaires, ni même en lits aussi étendus que ceux des pierres à plâtre ; elles ne se présentent qu’en petits amas et forment des masses de quelques toises de diamètre sur dix ou tout au plus vingt pieds d’épaisseur[1] ; et l’on a observé, dans tous les lieux où se trouvent ces pierres meulières, que leur amas ou monceau porte immédiatement sur la glaise, et qu’il est surmonté de plusieurs couches d’un sable qui permet à l’eau de s’infiltrer et de déposer sur la glaise les sucs vitreux et calcaires dont elle s’est chargée en les traversant. Ces pierres ne sont donc que de seconde et même de troisième formation ; car elles ne sont composées que des particules vitreuses et calcaires que l’eau détache des couches supérieures de sables et graviers en les traversant par une longue et lente stillation dans toute leur épaisseur : ces sucs pierreux déposés sur la glaise, qu’ils ne peuvent pénétrer, se solidifient à mesure que l’eau s’écoule ou s’exhale, et ils forment une masse concrète en lits horizontaux sur la glaise ; ces fils sont séparés, comme dans les pierres calcaires de dernière formation, par une espèce de bousin ou pierre imparfaite, tendre et pulvérulente ; et les lits de bonne pierre meulière ont depuis un jusqu’à trois pieds d’épaisseur ; souvent il n’y en a que quatre ou cinq bancs les uns sur les autres, toujours séparés par un lit de bousin, et l’on ne connaît en France que la carrière de La Ferté-sous-Jouarre dans laquelle les lits de pierre meulière soient en plus grand nombre[2] ; mais partout ces petites carrières sont circonscrites, isolées, sans appendice ni continuité avec les pierres ou terres adjacentes ; ce sont des amas particuliers qui ne se sont faits que dans certains endroits où des sables vitreux, mêlés de terres calcaires ou limoneuses, ont été accumulés et déposés immédiatement sur la glaise qui a retenu les stillations de l’eau chargée de ces molécules pierreuses : aussi ces carrières de pierre meulière sont-elles assez rares et ne sont jamais fort étendues, quoiqu’on trouve en une infinité d’endroits des morceaux et de petits blocs de ces mêmes pierres dispersés dans les sables qui portent sur la glaise[3].

Au reste, il n’y a dans la pierre meulière qu’une assez petite quantité de matière calcaire, car cette pierre ne fait point effervescence avec les acides : ainsi la substance vitreuse recouvre et défend la matière calcaire qui, néanmoins, existe dans cette pierre, et qu’on en peut tirer par le lavage, comme l’a fait M. Geoffroy. Cette pierre n’est qu’un agrégat de pierres à fusil réunies par un ciment plus vitreux que calcaire ; les petites cavités qui s’y trouvent proviennent non seulement des intervalles que ce ciment laisse entre les pierres à fusil, mais aussi des trous dont ces pierres sont elles-mêmes percées : en général, la plupart des pierres à fusil présentent des cavités, tant à leur surface que dans l’intérieur de leur masse, et ces cavités sont ordinairement remplies de craie, et c’est de cette même craie mêlée avec le suc vitreux dont est composé le ciment qui réunit les pierres à fusil dans la pierre meulière.

Ces pierres meulières ne se trouvent pas dans les montagnes et collines calcaires ; elles ne portent point d’impressions de coquilles ; leur structure ne présente qu’un amas de stalactites lamelleuses de pierres à fusil, ou de congélations fistuleuses des molécules de grès et d’autres sables vitreux, et l’on pourrait comparer leur formation à celle des tufs calcaires auxquels cette pierre meulière ressemble assez par sa texture, mais elle en diffère essentiellement par sa substance : ce n’est pas qu’il n’y ait aussi d’autres pierres dont on se sert, faute de celle-ci, pour moudre les grains. « La pierre de la carrière de Saint-Julien, diocèse de Saint-Pons en Languedoc, qui fournit les meules de moulin à la plus grande partie de cette province, consiste, dit M. de Gensane, en un banc de pierre calcaire parsemé d’un silex très dur de l’épaisseur de quinze ou vingt pouces, et tout au plus de deux pieds ; il se trouve à la profondeur de quinze pieds dans la terre, et est recouvert par un autre banc de roche calcaire simple qui a toute cette épaisseur, en sorte que, pour extraire les meules, on est obligé de couper et déblayer ce banc supérieur qui est très dur, ce qui coûte un travail fort dispendieux[4]. » On voit, par cette indication, que ces pierres calcaires parsemées de pierres à fusil, dont on se sert en Languedoc pour moudre les grains, ne sont pas aussi bonnes et doivent s’égrener plus aisément que les vraies pierres meulières dans lesquelles il n’y a qu’une petite quantité de matière calcaire intimement mêlée avec le suc vitreux, et qui réunit les pierres à fusil dont la substance de cette pierre est presque entièrement composée.


Notes de Buffon
  1. « Les deux principaux endroits, dit M. Guettard, qui fournissent de la pierre meulière propre à être employée pour les meules de moulins, sont les environs de Houlbec, près Paci en Normandie, et ceux de la Ferté-sous-Jouarre en Brie… Dans la carrière de Houlbec, la pierre meulière a communément un pied et demi, et même trois pieds d’épaisseur ; il arrive rarement que les blocs aient sept à huit pieds de longueur ; les moyens sont de quatre à cinq pieds de longueur et de largeur. Ces pierres ont toutes une espèce de bousin qui recouvre la surface inférieure des blocs, c’est-à-dire celle qui touche à la glaise sur laquelle la pierre à meule porte toujours.

    » On ne perce pas plus loin que la glaise, on ne l’entame pas ; les ouvriers paraissent persuadés qu’il n’y a pas de pierre dans cette glaise, et c’est pour eux une vérité que la pierre à meule est toujours au-dessus de la glaise, et que la pierre manque où il n’y a pas de glaise. » Mémoires de l’Académie des sciences, année 1758, p. 203 et suiv.

  2. Les blocs de pierre meulière sont si grands à la Ferté-sous-Jouarre qu’on peut tirer de la même roche trois, quatre, cinq, et quelquefois même, mais rarement, six meules au-dessus l’une de l’autre : chacune de ces meules a deux pieds d’épaisseur sur six pieds et demi de largeur ; d’où il suit qu’il doit y avoir des roches de douze, et même de quinze pieds d’épaisseur… Cependant l’épaisseur du plus grand nombre des roches ne va guère qu’à six ou huit pieds… Les carriers de La Ferté dédaigneraient la plupart des pierres meulières qu’on tire à Houlbec, mais les carriers de La Ferté-sous-Jouarre veulent aussi, comme ceux de Houlbec, que la pierre meulière bleuâtre soit la meilleure ; ils demandent encore qu’elle ait beaucoup de cavités ; la blanche, la rousse ou la jaunâtre, sont aussi fort bonnes lorsqu’elles ne sont pas trop pleines ou trop dures… La couleur est indifférente pour la bonté des meules, pourvu qu’elles aient beaucoup de cavités, et qu’elles ne soient pas trop dures, afin que les meuniers puissent les repiquer plus aisément.

    Dans tout ce canton de La Ferté-sous-Jouarre, il faut percer avant de trouver la pierre meulière : 1o une couche de terre à blé ; 2o un banc fort épais de sable jaunâtre ; 3o un banc de glaise très sableuse, veinée de couleurs tirant sur le jaune et le rouge ; 4o le massif des pierres à meules qui a quelquefois vingt pieds d’épaisseur. Ces pierres ne forment pas des bancs continus : ce sont des rochers plus ou moins gros, isolés, qui peuvent avoir depuis six jusqu’à vingt-quatre pieds de diamètre et plus ; ce massif est posé sur un lit de glaise que l’on ne perce pas… Les carrières de pierres à meules ne sont pas à La Ferté même, mais à Tarterai, aux Bondons, à Montmenard, Morey, Fontaine-Breban, Fontaine-Cerise et Montmirail, où l’on prétend qu’elles sont moins bonnes. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1758, p. 206 et suiv.

  3. La pierre meulière n’est pas rare en France : le haut de presque toutes les montagnes de la banlieue de Paris en produit, mais en petites masses. On en trouve de même dans une infinité d’autres endroits des provinces voisines, et dans d’autres lieux plus éloignés. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1758, p. 225. — Il y a une circonstance qui est peut-être nécessaire pour que ces pierres aient une certaine grosseur ; c’est que, sous les sables, il se trouve un lit de glaise qui puisse apparemment arrêter le fluide chargé de la matière pierreuse, et l’obliger ainsi à déposer, en séjournant, cette matière qui doit s’y accumuler et former peu à peu des masses considérables ; cette glaise manquant, la matière pierreuse doit s’extravaser en quelque sorte, et former des pierres dispersées çà et là dans la masse du sable. Ce dernier effet peut encore, à ce qu’il me paraît, avoir pour cause la hauteur de cette masse sableuse : si le fluide qui porte cette matière a beaucoup d’étendue à traverser, il pourra déposer dans différents endroits la matière pierreuse dont il sera chargé, au lieu que, s’il trouve promptement un lit glaiseux qui le retienne, le dépôt de la matière se fera plus abondamment. Idem, ibidem, p. 225 et suiv.
  4. Histoire naturelle du Languedoc, par M. de Gensane, t. II, p. 202.