Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Des ciments de nature

DES CIMENTS DE NATURE

On a vu, par l’exposé des articles précédents, que toutes les matières solides du globe terrestre, produites d’abord par le feu primitif ou formées ensuite par l’intermède de l’eau, peuvent être comprises dans quatre classes générales.

La première contient les verres primitifs et les matières qui en sont composées, telles que les porphyres, les granits et tous leurs détriments, comme les grès, les argiles, schistes, ardoises, etc.

La seconde classe est celle des matières calcinables, et contient les craies, les marnes, les pierres calcaires, les albâtres, les marbres et les plâtres.

La troisième contient les métaux, les demi-métaux et les alliages métalliques formés par la nature, ainsi que les pyrites et tous les minerais pyriteux.

Et la quatrième est celle des résidus et détriments de toutes les substances végétales et animales, telles que le terreau, la terre végétale, le limon, les bols, les tourbes, les charbons de terre, les bitumes, etc.

À ces quatre grandes classes de matières dont le globe terrestre est presque entièrement composé, nous devons en ajouter une cinquième, qui contiendra les sels et toutes les matières salines.

Enfin nous pouvons encore faire une sixième classe des substances produites ou travaillées par le feu des volcans, telles que les basaltes, les laves, les pierres ponces, les pouzzolanes, les soufres, etc.

Toutes les matières dures et solides doivent leur première consistance à la force générale et réciproque d’une attraction mutuelle qui en a réuni les parties constituantes ; mais ces matières, pour la plupart, n’ont acquis leur entière dureté et leur pleine solidité que par l’interposition successive d’un ou de plusieurs ciments que j’appelle ciments de nature, parce qu’ils sont différents de nos ciments artificiels, tant par leur essence que par leurs effets. Presque tous nos ciments ne sont pas de la même nature que les matières qu’ils réunissent ; la substance de la colle est très différente de celle du bois, dont elle ne réunit que les surfaces ; il en est de même du mastic qui joint le verre aux autres matières contiguës ; ces ciments artificiels ne pénètrent que peu ou point du tout dans l’intérieur des matières qu’ils unissent, leur effet se borne à une simple adhésion aux surfaces. Les ciments de nature sont, au contraire, ou de la même essence ou d’une essence analogue aux matières qu’ils unissent ; ils pénètrent ces matières dans leur intérieur et s’y trouvent toujours intimement unis ; ils en augmentent la densité en même temps qu’ils établissent la continuité du volume. Or, il me semble que les six classes sous lesquelles nous venons de comprendre toutes les matières terrestres ont chacune leur ciment propre et particulier, que la nature emploie dans les opérations qui sont relatives aux différentes substances sur lesquelles elle opère.

Le premier de ces ciments de nature est le suc cristallin qui transsude et sort des grandes masses quartzeuses, pures ou mêlées de feldspath, de schorl, de jaspe et de mica ; il forme la substance de toutes les stalactites vitreuses, opaques ou transparentes. Le suc quartzeux, lorsqu’il est pur, produit le cristal de roche, les nouveaux quartz, l’émail du grès, etc. Celui du feldspath produit les pierres chatoyantes, et nous verrons que le schorl, le mica et le jaspe ont aussi leurs stalactites propres et particulières : ces stalactites des cinq verres primitifs se trouvent en plus ou moins grande quantité dans toutes les substances vitreuses de seconde et de troisième formation.

Le second ciment, tout aussi naturel et peut-être plus abondant à proportion que le premier, est le suc spathique qui pénètre, consolide et réunit toutes les parties des substances calcaires. Ces deux ciments vitreux et calcaires sont de la même essence que les matières sur lesquelles ils opèrent ; ils en tirent aussi chacun leur origine, soit par l’infiltration de l’eau, soit par l’émanation des vapeurs qui s’élèvent de l’intérieur des grandes masses vitreuses ou calcaires ; ces ciments ne sont, en un mot, que les particules de ces mêmes matières atténuées et enlevées par les vapeurs qui s’élèvent du sein de la terre, ou bien détachées et entraînées par une lente stillation des eaux, et ces ciments s’insinuent dans tous les vides et jusque dans les pores des masses qu’ils remplissent.

Dans les ciments calcaires, je comprends le suc gypseux, plus faible et moins solide que le suc spathique qui l’est aussi beaucoup moins que le ciment vitreux ; mais ce suc gypseux est souvent plus abondant dans la pierre à plâtre que le spath ne l’est dans les pierres calcaires.

Le troisième ciment de nature est celui qui provient des matières métalliques, et c’est peut-être le plus fort de tous. Celui que fournit le fer est le plus universellement répandu, parce que la quantité du fer est bien plus grande que celle de tous les autres minéraux métalliques, et que le fer étant plus susceptible d’altération qu’aucun autre métal par l’humidité de l’air et par tous les sels de la terre, il se décompose très aisément et se combine avec la plupart des autres matières dont il remplit les vides et réunit les parties constituantes. On connaît la ténacité et la solidité du ciment fait artificiellement avec la limaille de fer ; ce ciment néanmoins ne réunit que les surfaces, et ne pénètre que peu ou point du tout dans l’intérieur des substances dont il n’établit que la contiguïté ; mais, lorsque le ciment ferrugineux est employé par la nature, il augmente de beaucoup la densité et la dureté des matières qu’il pénètre ou réunit. Or cette matière ferrugineuse est entrée, soit en masses, soit en vapeurs, dans les jaspes, les porphyres, les granits, les grenats, les cristaux colorés, et dans toutes les pierres vitreuses, simples ou composées, qui présentent des teintes de rouge, de jaune, de brun, etc. On reconnaît aussi les indices de cette matière ferrugineuse dans plusieurs pierres calcaires, et surtout dans les marbres, les albâtres et les plâtres colorés ; ce ciment ferrugineux, comme les deux autres premiers ciments, a pu être porté de deux façons différentes : la première par sublimation de vapeurs, et c’est ainsi qu’il est entré dans les jaspes, porphyres et autres matières primitives ; la seconde par l’infiltration des eaux dans les matières de formation postérieure, telles que les schistes, les ardoises, les marbres et les albâtres ; l’eau aura détaché ces particules ferrugineuses des grandes roches de fer produites par le feu primitif dès le commencement de la consolidation du globe ; elle les aura réduites en rouille et aura transporté cette rouille ferrugineuse sur la surface entière du globe ; dès lors, cette chaux de fer se sera mêlée avec les terres, les sables et toutes les autres matières qui ont été remuées et travaillées par les eaux. Nous avons ci-devant démontré que les premières mines de fer ont été formées par l’action du feu primitif, et que ce n’est que des débris de ces premières mines ou de leurs détriments décomposés par l’intermède de l’eau que les mines de fer de seconde et de troisième formation ont été produites.

On doit réunir au ciment ferrugineux le ciment pyriteux qui se trouve non seulement dans les minerais métalliques, mais aussi dans la plupart des schistes et dans quelques pierres calcaires : ce ciment pyriteux augmente la dureté des matières qui ne sont point exposées à l’humidité, et contribue au contraire à leur décomposition dès qu’elles sont humectées.

On peut aussi regarder le bitume comme un quatrième ciment de nature ; il se trouve dans toutes les terres végétales, ainsi que dans les argiles et les schistes mêlés de terre limoneuse ; ces schistes limoneux contiennent quelquefois une si grande quantité de bitume qu’ils en sont inflammables ; et, comme toutes les huiles et graisses végétales ou animales se convertissent en bitume par le mélange de l’acide, on ne doit pas être étonné que cette substance bitumineuse se trouve dans les matières transportées et déposées par les eaux, telles que les argiles, les ardoises, les schistes et même certaines pierres calcaires : il n’y a que les substances vitreuses, produites par le feu primitif, dans lesquelles le bitume ne peut être mêlé, parce que la formation des matières brutes et vitreuses a précédé la production des substances organisées et calcaires.

Une autre sorte de ciment qu’on peut ajouter aux précédents est produit par l’action des sels ou par leur mélange avec les principes du soufre : ce ciment salin et sulfureux existe dans la plupart des matières terreuses ; on le reconnaît à la mauvaise odeur que ces matières répandent lorsqu’on les entame ou les frotte ; il y en a même, comme la pierre de porc[1], qui ont une très forte odeur de foie de soufre, et d’autres qui, dès qu’on les frotte, répandant l’odeur du bitume[2].

Enfin le sixième ciment de nature est encore moins simple que le cinquième, et souvent aussi il est de qualités très différentes, selon les matières diverses sur lesquelles le feu des volcans a travaillé avec plus ou moins de force ou de continuité, et suivant que ces matières se sont trouvées plus ou moins pures ou mélangées de substances différentes : ce ciment, dans les matières volcaniques, est souvent composé d’autres ciments, et particulièrement du ciment ferrugineux ; car tous les basaltes et presque toutes les laves des volcans contiennent une grande quantité de fer, puisqu’elles sont attirables à l’aimant ; et plusieurs matières volcanisées contiennent des soufres et des sels.

Dans les matières vitreuses les plus simples, telles que le quartz de seconde formation et les grès, on ne trouve que le ciment cristallin et vitreux ; mais, dans les matières vitreuses composées, telles que les porphyres, granits et cailloux, il est souvent réuni avec les ciments ferrugineux ou pyriteux : de même, dans les matières calcaires simples et blanches, il n’y a que le ciment spathique ; mais, dans celles qui sont composées et colorées, et surtout dans les marbres, on trouve ce ciment spathique souvent mêlé du ciment ferrugineux, et quelquefois du bitumineux. Les deux premiers ciments, c’est-à-dire le vitreux et le spathique, dès qu’ils sont abondants, se manifestent par la cristallisation ; le bitume même se cristallise lorsqu’il est pur, et les ciments ferrugineux ou pyriteux prennent aussi fort souvent une forme régulière : les ciments sulfureux et salins se cristallisent non seulement par l’intermède de l’eau, mais aussi par l’action du feu ; néanmoins ils paraissent assez rarement sous cette forme cristallisée dans les matières qu’ils pénètrent, et en général tous ces ciments sont ordinairement dispersés et intimement mêlés dans la substance même des matières dont ils lient les parties ; souvent on ne peut les reconnaître qu’à la couleur ou à l’odeur qu’ils donnent à ces mêmes matières.

Le suc cristallin paraît être ce qu’il y a de plus pur dans les matières vitreuses, comme le suc spathique est aussi ce qu’il y a de plus pur dans les substances calcaires ; le ciment ferrugineux pourrait bien être aussi l’extrait du fer le plus décomposé par l’eau ou du fer sublimé par le feu ; mais les ciments bitumineux, sulfureux et salin, ne peuvent guère être considérés que comme des colles ou glutens, qui réunissent par interposition les parties de toute matière, sans néanmoins en pénétrer la substance intime, au lieu que les ciments cristallin, spathique et ferrugineux, ont donné la densité, la dureté et les couleurs à toutes les matières dans lesquels ils se sont incorporés.

Le feu et l’eau peuvent également réduire toutes les matières à l’homogénéité : le feu en dévorant ce qu’elles ont d’impur, et l’eau en séparant ce qu’elles ont d’hétérogène et les divisant jusqu’au dernier degré de ténuité ; tous les métaux, et le fer en particulier, se cristallisent par le moyen du feu plus aisément que par l’intermède de l’eau ; mais, pour ne parler ici que des cristallisations opérées par ce dernier élément, parce qu’elles ont plus de rapport que les autres avec les ciments de nature, nous devons observer que les formes de cristallisation ne sont ni générales ni constantes, et qu’elles varient autant dans le genre calcaire que dans le genre vitreux. Chaque contrée, chaque colline, et pour ainsi dire, chaque banc de pierre, soit vitreuse ou calcaire, offre des cristallisations de formes différentes ; or cette variété de forme dans les extraits démontre que ces extraits renferment quelques éléments différents entre eux, qui font varier leur forme de cristallisation : sans cela, tous les cristaux, soit vitreux, soit calcaires, auraient chacun une forme constante et déterminée, et ne différeraient que par le volume, et non par la figure. C’est peut-être au mélange de quelque matière, telle que nos ciments de nature, qu’on doit attribuer toutes les variétés de figures qui se trouvent dans les cristallisations, car une petite quantité de matière étrangère, qui se mêlera dans une stalactite au moment de sa formation, suffit pour en changer la couleur et en modifier la forme : dès lors, on ne doit pas être étonné de trouver presque autant de différentes formes de cristallisation qu’il y a de pierres différentes.

La terre limoneuse produit aussi des cristallisations de formes différentes, et en assez grand nombre : nous verrons que les pierres précieuses, les spaths pesants et la plupart des pyrites ne sont que des stalactites de la terre végétale réduite en limon, et cette terre est ordinairement mêlée de parties ferrugineuses qui donnent la couleur à ces matières.

Des différents mélanges et des combinaisons variées de la matière métallique avec les extraits des substances vitreuses, calcaires et limoneuses, il résulte non seulement des formes différentes dans la cristallisation, mais des diversités de pesanteur spécifique, de dureté, de couleur et de transparence dans la substance des stalactites de ces trois sortes de matières.

Il faut que la matière vitreuse, calcaire ou limoneuse, soit réduite à sa plus grande ténuité pour qu’elle puisse se cristalliser ; il faut aussi que le métal soit à ce même point de ténuité, et même réduit en vapeurs, et que le mélange en soit intime, pour donner la couleur aux substances cristallisées sans en altérer la transparence ; car, pour peu que la substance vitreuse, calcaire ou limoneuse, soit impure et mêlée de parties grossières, ou que le métal ne soit pas assez dissous, il en résulte des stalactites opaques et des concrétions mixtes, qui participent de la qualité de chacune de ces matières. Nous avons démontré la formation des stalactites opaques dans les pierres calcaires et celle de la mine de fer en grains dans la terre limoneuse[3] : on peut reconnaître le même procédé de la nature pour la formation des concrétions vitreuses, opaques ou demi-transparentes, qui ne différent du cristal de roche que comme les stalactites calcaires opaques diffèrent du spath transparent, et nous trouverons tous les degrés intermédiaires entre la pleine opacité et la parfaite transparence dans tous les extraits et dans tous les produits de décomposition des matières terrestres, de quelque essence que puissent être les substances dont ces cristallisations ou concrétions tirent leur origine, de quelque manière qu’elles aient été formées, soit par exsudation, ou par stillation.


Notes de Buffon
  1. Ce n’est qu’en Norvège et en Suède, dit Pontoppidan, que l’on trouve la pierre du cochon, ainsi appelée parce qu’elle guérit une certaine maladie du cochon. Cette pierre, autrement nommée lapis fœtidus, rend une puanteur affreuse quand on la frotte : elle est brune, luisante et paraît être une espèce de vitrification, dans la composition de laquelle il entre beaucoup de soufre. Journal étranger, mois de septembre 1755, p. 213. — Nous ne pouvons nous dispenser de relever ici la contradiction qui est entre ces mots, vitrification qui contient du soufre, puisque le soufre se serait dissipé par la combustion longtemps avant que le feu se fût porté au degré nécessaire à la vitrification. La pierre de porc n’est point du tout une vitrification, mais une matière calcaire saturée du suc pyriteux, qui lui fait rendre son odeur fétide de foie de soufre, combinaison formée, comme l’on sait, par l’union de l’acide avec l’alcali, représentée ici par une terre absorbante ou calcaire.
  2. La pierre de taille de Méjaune, dit M. l’abbé de Sauvages, est tendre, calcinable, d’un grain fin et d’un blanc terne : pour peu qu’on la frotte, elle sent le bitume. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1746, p. 721. — La pierre puante du Canada, qui est noire et dont on fait des pierres à rasoir, se dissout avec vivacité et reste ensuite sans jeter les moindres bulles, d’où il semblerait qu’on pourrait conclure qu’il entre dans sa composition des bitumes, des matières animales mêlées à des parties terreuses… Peut-être l’odeur forte et puante de quelques autres pierres n’est-elle produite que par des parties de bitume très ténues et disposées dans leur masse, au point que ces parties se dissolvent entièrement dans les acides… Les pierres bitumineuses de l’Auvergne se trouvent dans des endroits qui forment une suite de monticules posés dans le même alignement ; peut-être y a-t-il ailleurs de semblables pierres. Mémoires de M. Guettard, dans ceux de l’Académie des sciences, année 1769.
  3. Voyez, dans le IIe volume, l’article de l’Albâtre et celui de la Terre végétale.