Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des animaux/Chapitre X

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome IV, Histoire naturelle des animauxp. 324-346).

CHAPITRE X

DE LA FORMATION DU FŒTUS

Il paraît certain par les observations de Verheyen, qui a trouvé de la semence de taureau dans la matrice de la vache, par celles de Ruysch, de Fallope et des autres anatomistes, qui ont trouvé celle de l’homme dans la matrice de plusieurs femmes, par celles de Leeuwenhoek, qui en a trouvé dans la matrice d’une grande quantité de femelles toutes disséquées immédiatement après l’accouplement ; il paraît, dis-je, très certain que la liqueur séminale du mâle entre dans la matrice de la femelle, soit qu’elle y arrive en substance par l’orifice interne qui paraît être l’ouverture naturelle par où elle doit passer, soit qu’elle se fasse un passage en pénétrant à travers le tissu du col et des autres parties inférieures de la matrice qui aboutissent au vagin[NdÉ 1]. Il est très probable que dans le temps de la copulation l’orifice de la matrice s’ouvre pour recevoir la liqueur séminale, et qu’elle y entre en effet par cette ouverture qui doit la pomper ; mais on peut croire aussi que cette liqueur, ou plutôt la substance active et prolifique de cette liqueur, peut pénétrer à travers le tissu même des membranes de la matrice ; car la liqueur séminale étant, comme nous l’avons prouvé, presque toute composée de molécules organiques qui sont en grand mouvement, et qui sont en même temps d’une petitesse extrême, je conçois que ces petites parties actives de la semence peuvent passer à travers le tissu des membranes les plus serrées, et qu’elles peuvent pénétrer celles de la matrice avec une grande facilité.

Ce qui prouve que la partie active de cette liqueur peut non seulement passer par les pores de la matrice, mais même qu’elle en pénètre la substance, c’est le changement prompt et, pour ainsi dire, subit qui arrive à ce viscère dès les temps de la grossesse ; les règles et même les vidanges d’un accouchement qui vient de précéder sont d’abord supprimées, la matrice devient plus mollasse, elle se gonfle, elle paraît enflée à l’intérieur, et, pour me servir de la comparaison d’Harvey, cette enflure ressemble à celle que produit la piqûre d’une abeille sur les lèvres des enfants : toutes ces altérations ne peuvent arriver que par l’action d’une cause extérieure, c’est-à-dire par la pénétration de quelque partie de la liqueur séminale du mâle dans la substance même de la matrice[NdÉ 2] ; cette pénétration n’est point un effet superficiel qui s’opère uniquement à la surface, soit extérieure, soit intérieure, des vaisseaux qui constituent la matrice, et de toutes les autres parties dont ce viscère est composé ; mais c’est une pénétration intime, semblable à celle de la nutrition et du développement : c’est une pénétration dans toutes les parties du moule intérieur de la matrice, opérée par des forces semblables à celles qui contraignent la nourriture à pénétrer le moule intérieur du corps, et qui en produisent le développement sans en changer la forme.

On se persuadera facilement que cela est ainsi, lorsque l’on fera réflexion que la matrice dans le temps de la grossesse non seulement augmente en volume, mais encore en masse, et qu’elle a une espèce de vie, ou, si l’on veut, une végétation ou un développement qui dure et va toujours en augmentant jusqu’au temps de l’accouchement ; car si la matrice n’était qu’un sac, un récipient destiné à recevoir la semence et à contenir le fœtus, on verrait cette espèce de sac s’étendre et s’amincir à mesure que le fœtus augmenterait en grosseur, et alors il n’y aurait qu’une extension, pour ainsi dire, superficielle des membranes qui composent ce viscère ; mais l’accroissement de la matrice n’est pas une simple extension ou une dilatation à l’ordinaire : non seulement la matrice s’étend à mesure que le fœtus augmente, mais elle prend en même temps de la solidité, de l’épaisseur, elle acquiert, en un mot, du volume et de la masse en même temps ; cette espèce d’augmentation est un vrai développement, un accroissement semblable à celui de toutes les autres parties du corps, lorsqu’elles se développent, qui dès lors ne peut être produit que par la pénétration intime des molécules organiques analogues à la substance de cette partie ; et comme ce développement de la matrice n’arrive jamais que dans le temps de l’imprégnation, et que cette imprégnation suppose nécessairement l’action de la liqueur du mâle, ou tout au moins qu’elle en est l’effet, on ne peut pas douter que ce ne soit la liqueur du mâle qui produise cette altération à la matrice, et que cette liqueur ne soit la première cause de ce développement, de cette espèce de végétation et d’accroissement que ce viscère prend avant même que le fœtus soit assez gros et qu’il ait assez de volume pour le forcer à se dilater.

Il paraît de même tout aussi certain, par mes expériences, que la femelle a une liqueur séminale qui commence à se former dans les testicules, et qui achève de se perfectionner dans les corps glanduleux ; cette liqueur coule et distille continuellement par les petites ouvertures qui sont à l’extrémité de ces corps glanduleux, et cette liqueur séminale de la femelle peut, comme celle du mâle, entrer dans la matrice de deux façons différentes, soit par les ouvertures qui sont aux extrémités des cornes de la matrice, qui paraissent être les passages les plus naturels, soit à travers le tissu membraneux de ces cornes, que cette liqueur humecte et arrose continuellement.

Ces liqueurs séminales sont toutes deux un extrait de toutes les parties du corps de l’animal ; celle du mâle est un extrait de toutes les parties du corps du mâle, celle de la femelle est un extrait de toutes les parties du corps de la femelle : ainsi dans le mélange qui se fait de ces deux liqueurs il y a tout ce qui est nécessaire pour former un certain nombre de mâles et de femelles ; plus la quantité de liqueur fournie par l’un et par l’autre est grande, ou, pour mieux dire, plus cette liqueur est abondante en molécules organiques analogues à toutes les parties du corps de l’animal dont elles sont l’extrait, et plus le nombre des fœtus est grand, comme on le remarque dans les petits animaux ; et au contraire moins ces liqueurs sont abondantes en molécules organiques, et plus le nombre des fœtus est petit, comme il arrive dans les espèces des grands animaux.

Mais pour suivre notre sujet avec plus d’attention, nous n’examinerons ici que la formation particulière du fœtus humain, sauf à revenir ensuite à l’examen de la formation du fœtus dans les autres espèces d’animaux, soit vivipares, soit ovipares. Dans l’espèce humaine, comme dans celle des gros animaux, les liqueurs séminales du mâle et de la femelle ne contiennent pas une grande abondance de molécules organiques analogues aux individus dont elles sont extraites, et l’homme ne produit ordinairement qu’un, et rarement deux fœtus ; ce fœtus est mâle si le nombre des molécules organiques du mâle prédomine dans le mélange des deux liqueurs ; il est femelle si le nombre des parties organiques de la femelle est le plus grand, et l’enfant ressemble au père ou à la mère, ou bien à tous deux, selon les combinaisons différentes de ces molécules organiques, c’est-à-dire suivant qu’elles se trouvent en telle ou telle quantité dans le mélange des deux liqueurs[NdÉ 3].

Je conçois donc que la liqueur séminale du mâle, répandue dans le vagin, et celle de la femelle répandue dans la matrice, sont deux matières également actives, également chargées de molécules organiques propres à la génération ; et cette supposition me paraît assez prouvée par mes expériences, puisque j’ai trouvé les mêmes corps en mouvement dans la liqueur de la femelle et dans celle du mâle : je vois que la liqueur du mâle entre dans la matrice, où elle rencontre celle de la femelle : ces deux liqueurs ont entre elles une analogie parfaite, puisqu’elles sont composées toutes les deux de parties non seulement similaires par leur forme, mais encore absolument semblables dans leurs mouvements et dans leur action, comme nous l’avons dit chapitre vi. Je conçois donc que par ce mélange des deux liqueurs séminales, cette activité des molécules organiques de chacune des liqueurs est comme fixée par l’action contre-balancée de l’une et de l’autre, en sorte que chaque molécule organique venant à cesser de se mouvoir reste à la place qui lui convient, et cette place ne peut être que celle de la partie qu’elle occupait auparavant dans l’animal, ou plutôt dont elle a été renvoyée dans le corps de l’animal : ainsi toutes les molécules qui auront été renvoyées de la tête de l’animal se fixeront et se disposeront dans un ordre semblable à celui dans lequel elles ont en effet été renvoyées ; celles qui auront été renvoyées de l’épine du dos se fixeront de même dans un ordre convenable, tant à la structure qu’à la position des vertèbres, et il en sera de même de toutes les autres parties du corps ; les molécules organiques qui ont été renvoyées de chacune des parties du corps de l’animal prendront naturellement la même position, et se disposeront dans le même ordre qu’elles avaient lorsqu’elles ont été renvoyées de ces parties ; par conséquent ces molécules formeront nécessairement un petit être organisé, semblable en tout à l’animal dont elles sont l’extrait.

On doit observer que ce mélange des molécules organiques des deux individus contient des parties semblables et des parties différentes ; les parties semblables sont les molécules qui ont été extraites de toutes les parties communes aux deux sexes ; les parties différentes ne sont que celles qui ont été extraites des parties par lesquelles le mâle diffère de la femelle ; ainsi il y a dans ce mélange le double des molécules organiques pour former, par exemple, la tête ou le cœur, ou telle autre partie commune aux deux individus, au lieu qu’il n’y a que ce qu’il faut pour former les parties du sexe : or, les parties semblables, comme le sont les molécules organiques des parties communes aux deux individus, peuvent agir les unes sur les autres sans se déranger, et se rassembler, comme si elles avaient été extraites du même corps ; mais les parties dissemblables, comme le sont les molécules organiques des parties sexuelles, ne peuvent agir les unes sur les autres, ni se mêler intimement, parce qu’elles ne sont pas semblables : dès lors, ces parties seules conserveront leur nature sans mélange et se fixeront d’elles-mêmes les premières, sans avoir besoin d’être pénétrées par les autres ; ainsi les molécules organiques qui proviennent des parties sexuelles seront les premières fixées, et toutes les autres, qui sont communes aux deux individus, se fixeront ensuite indifféremment et indistinctement, soit celles du mâle, soit celles de la femelle, ce qui formera un être organisé qui ressemblera parfaitement à son père si c’est un mâle, et à sa mère, si c’est une femelle, par ces parties sexuelles, mais qui pourra ressembler à l’un ou à l’autre, ou à tous deux, par toutes les autres parties du corps.

Il me semble que cela étant bien entendu, nous pouvons en tirer l’explication d’une très grande question, dont nous avons dit quelque chose au chapitre v, dans l’endroit où nous avons rapporté le sentiment d’Aristote au sujet de la génération : cette question est de savoir pourquoi chaque individu mâle ou femelle ne produit pas tout seul son semblable. Il faut avouer, comme je l’ai déjà dit, que pour quiconque approfondira la matière de la génération et se donnera la peine de lire avec attention tout ce que nous en avons dit jusqu’ici, il ne restera d’obscurité qu’à l’égard de cette question, surtout lorsqu’on aura bien compris la théorie que j’établis ; et quoique cette espèce de difficulté ne soit pas réelle ni particulière à mon système, et qu’elle soit générale pour toutes les autres explications qu’on a voulu, ou qu’on voudrait encore donner de la génération, cependant je n’ai pas cru devoir la dissimuler, d’autant plus que dans la recherche de la vérité la première règle de conduite est d’être de bonne foi avec soi-même. Je dois donc dire qu’ayant réfléchi sur ce sujet, aussi longtemps et aussi mûrement qu’il l’exige, j’ai cru avoir trouvé une réponse à cette question, que je vais tâcher d’expliquer, sans prétendre cependant la faire entendre parfaitement à tout le monde.

Il est clair pour quiconque entendra bien le système que nous avons établi dans les quatre premiers chapitres, et que nous avons prouvé par des expériences dans les chapitres suivants[NdÉ 4], que la reproduction se fait par la réunion de molécules organiques renvoyées de chaque partie du corps de l’animal ou du végétal dans un ou plusieurs réservoirs communs ; que les mêmes molécules qui servent à la nutrition et au développement du corps servent ensuite à la reproduction ; que l’une et l’autre s’opèrent par la même matière et par les mêmes lois. Il me semble que j’ai prouvé cette vérité par tant de raisons et de faits qu’il n’est guère possible d’en douter ; je n’en doute pas moi-même, et j’avoue qu’il ne me reste aucun scrupule sur le fond de cette théorie dont j’ai examiné très rigoureusement les principes, et dont j’ai combiné très scrupuleusement les conséquences et les détails ; mais il est vrai qu’on pourrait avoir quelque raison de me demander pourquoi chaque animal, chaque végétal, chaque être organisé ne produit pas tout seul son semblable, puisque chaque individu renvoie de toutes les parties de son corps dans un réservoir commun toutes les molécules organiques nécessaires à la formation du petit être organisé. Pourquoi donc cet être organisé ne s’y forme-t-il pas, et que dans presque tous les animaux il faut que la liqueur qui contient ces molécules organiques soit mêlée avec celle de l’autre sexe pour produire un animal ? Si je me contente de répondre que dans presque tous les végétaux, dans toutes les espèces d’animaux qui se produisent par la division de leur corps, et dans celle des pucerons qui se reproduisent d’eux-mêmes, la nature suit en effet la règle qui nous paraît la plus naturelle, que tous ces individus produisent d’eux-mêmes d’autres petits individus semblables, et qu’on doit regarder comme une exception à cette règle l’emploi qu’elle fait des sexes dans les autres espèces d’animaux, on aura raison de me dire que l’exception est plus grande et plus universelle que la règle, et c’est en effet là le point de la difficulté ; difficulté qu’on n’affaiblit que très peu lorsqu’on dira que chaque individu produirait peut-être son semblable, s’il avait des organes convenables et s’il contenait la matière nécessaire à la nourriture de l’embryon ; car alors on demandera pourquoi les femelles, qui ont cette matière et en même temps les organes convenables, ne produisent pas d’elles-mêmes d’autres femelles, puisque dans cette hypothèse on veut que ce ne soit que faute de matrice ou de matière propre à l’accroissement et au développement du fœtus que le mâle ne peut pas produire de lui-même. Cette réponse ne lève donc pas la difficulté en entier ; car, quoique nous voyions que les femelles des ovipares produisent d’elles-mêmes des œufs qui sont des corps organisés, cependant jamais les femelles, de quelque espèce qu’elles soient, n’ont seules produit des animaux femelles, quoiqu’elles soient douées de tout ce qui paraît nécessaire à la nutrition et au développement du fœtus. Il faut au contraire, pour que la production de presque toutes les espèces d’animaux s’accomplisse, que le mâle et la femelle concourent, que les deux liqueurs séminales se mêlent et se pénètrent, sans quoi il n’y a aucune génération d’animal.

Si nous disons que l’établissement local des molécules organiques et de toutes les parties qui doivent former un fœtus ne peut pas se faire de soi-même dans l’individu qui fournit ces molécules ; que, par exemple, dans les testicules et les vésicules séminales de l’homme qui contiennent toutes les molécules nécessaires pour former un mâle, l’établissement local, l’arrangement de ces molécules ne peut se faire, parce que ces molécules qui y sont renvoyées sont aussi continuellement repompées, et qu’il y a une espèce de circulation de la semence, ou plutôt un repompement continuel de cette liqueur dans le corps de l’animal, et que comme ces molécules ont une très grande analogie avec le corps de l’animal qui les a produites, il est fort naturel de concevoir que tant qu’elles sont dans le corps de ce même individu la force, qui pourrait les réunir et en former un fœtus, doit céder à cette force plus puissante par laquelle elles sont repompées dans le corps de l’animal, ou du moins que l’effet de cette réunion est empêché par l’action continuelle des nouvelles molécules organiques qui arrivent dans ce réservoir, et de celles qui en sont repompées et qui retournent dans les vaisseaux du corps de l’animal : si nous disions de même que les femmes, dont les corps glanduleux des testicules contiennent la liqueur séminale, laquelle distille continuellement sur la matrice, ne produisent pas d’elles-mêmes des femelles, parce que cette liqueur qui a, comme celle du mâle, avec le corps de l’individu qui la produit, une très grande analogie, est repompée par les parties du corps de la femelle, et que, comme cette liqueur est en mouvement, et, pour ainsi dire en circulation continuelle, il ne peut se faire aucune réunion, aucun établissement local des parties qui doivent former une femelle, parce que la force qui doit opérer cette réunion n’est pas aussi grande que celle qu’exerce le corps de l’animal pour repomper et s’assimiler ces molécules qui en ont été extraites, mais qu’au contraire, lorsque les liqueurs séminales sont mêlées, elles ont entre elles plus d’analogies qu’elles n’en ont avec les parties du corps de la femelle où se fait le mélange, et que c’est par cette raison que la réunion ne s’opère qu’au moyen de ce mélange, nous pourrons par cette réponse avoir satisfait à une partie de la question. Mais, en admettant cette explication, on pourra me demander encore pourquoi la manière ordinaire de génération dans les animaux n’est-elle pas celle qui s’accorde le mieux avec cette supposition ? car il faudrait alors que chaque individu produisît comme produisent les limaçons, que chacun donnât quelque chose à l’autre également et mutuellement, et que chaque individu remportant les molécules organiques que l’autre lui aurait fournies, la réunion s’en fît d’elle-même et par la seule force d’affinité de ces molécules entre elles, qui, dans ce cas, ne serait plus détruite par d’autres forces comme elle l’était dans le corps de l’autre individu. J’avoue que si c’était par cette seule raison que les molécules organiques ne se réunissent pas dans chaque individu, il serait naturel d’en conclure que le moyen le plus court pour opérer la reproduction des animaux serait celui de leur donner les deux sexes en même temps, et que par conséquent nous devrions trouver beaucoup plus d’animaux doués des deux sexes, comme sont les limaçons, que d’autres animaux qui n’auraient qu’un seul sexe ; mais c’est tout le contraire, cette manière de génération est particulière aux limaçons et à un petit nombre d’autres espèces d’animaux ; l’autre où la communication n’est pas mutuelle, où l’un des individus ne reçoit rien de l’autre individu et où il n’y a qu’un individu qui reçoit et qui produit, est au contraire la manière la plus générale et celle que la nature emploie le plus souvent. Ainsi cette réponse ne peut satisfaire pleinement à la question qu’en supposant que c’est uniquement faute d’organes que le mâle ne produit rien, que ne pouvant rien recevoir de la femelle, et que n’ayant d’ailleurs aucun viscère propre à contenir et à nourrir le fœtus, il est impossible qu’il produise comme la femelle qui est douée de ces organes.

On peut encore supposer que, dans la liqueur de chaque individu, l’activité des molécules organiques qui proviennent de cet individu a besoin d’être contre-balancée par l’activité ou la force des molécules d’un autre individu, pour qu’elles puissent se fixer ; qu’elles ne peuvent perdre cette activité que par la résistance ou le mouvement contraire d’autres molécules semblables et qui proviennent d’un autre individu, et que sans cette espèce d’équilibre entre l’action de ces molécules de deux individus différents il ne peut résulter l’état de repos, ou plutôt l’établissement local des parties organiques qui est nécessaire pour la formation de l’animal ; que quand il arrive dans le réservoir séminal d’un individu des molécules organiques semblables à toutes les parties de cet individu dont elles sont renvoyées, ces molécules ne peuvent se fixer parce que leur mouvement n’est point contre-balancé et qu’il ne peut l’être que par l’action et le mouvement contraires d’autant d’autres molécules qui doivent provenir d’un autre individu, ou de parties différentes dans le même individu ; que, par exemple, dans les arbres chaque bouton qui peut devenir un petit arbre a d’abord été comme le réservoir des molécules organiques renvoyées de certaines parties de l’arbre ; mais que l’activité de ces molécules n’a été fixée qu’après le renvoi dans le même lieu de plusieurs autres molécules provenant d’autres parties, et qu’on peut regarder sous ce point de vue les unes comme venant des parties mâles, et les autres comme provenant des parties femelles ; en sorte que dans ce sens tous les êtres vivants ou végétants doivent tous avoir les deux sexes conjointement ou séparément pour pouvoir produire leur semblable : mais cette réponse est trop générale pour ne pas laisser encore beaucoup d’obscurité ; cependant si l’on fait attention à tous les phénomènes, il me paraît qu’on peut l’éclaircir davantage. Le résultat du mélange des deux liqueurs, masculine et féminine, produit non seulement un fœtus mâle ou femelle, mais encore d’autres corps organisés, et qui d’eux-mêmes ont une espèce de végétation et un accroissement réel : le placenta, les membranes, etc., sont produits en même temps que le fœtus, et cette production paraît même se développer la première ; il y a donc dans la liqueur séminale, soit du mâle, soit de la femelle, ou dans le mélange de toutes deux, non seulement les molécules organiques nécessaires à la production du fœtus, mais aussi celles qui doivent former le placenta et les enveloppes ; et l’on ne sait pas d’où ces molécules organiques peuvent venir, puisqu’il n’y a aucune partie dans le corps, soit du mâle, soit de la femelle, dont ces molécules aient pu être renvoyées, et que par conséquent on ne voit pas qu’il y ait une origine primitive de la forme qu’elles prennent lorsqu’elles forment ces espèces de corps organisés différents du corps de l’animal. Dès lors, il me semble qu’on ne peut pas se dispenser d’admettre que les molécules des liqueurs séminales de chaque individu mâle et femelle, étant également organiques et actives, forment toujours des corps organisés toutes les fois qu’elles peuvent se fixer en agissant mutuellement les unes sur les autres ; que les parties employées à former un mâle seront d’abord celles du sexe masculin qui se fixeront les premières et formeront les parties sexuelles, et qu’ensuite celles qui sont communes aux deux individus pourront se fixer indifféremment pour former le reste du corps, et que le placenta et les enveloppes sont formés de l’excédent des molécules organiques qui n’ont pas été employées à former le fœtus : si, comme nous le supposons, le fœtus est mâle, alors il reste pour former le placenta et les enveloppes toutes les molécules organiques des parties du sexe féminin qui n’ont pas été employées, et aussi toutes celles de l’un ou de l’autre des individus qui ne seront pas entrées dans la composition du fœtus, qui ne peut en admettre que la moitié ; et de même, si le fœtus est femelle, il reste pour former le placenta toutes les molécules organiques des parties du sexe masculin et celles des autres parties du corps, tant du mâle que de la femelle, qui ne sont pas entrées dans la composition du fœtus, ou qui en ont été exclues par la présence des autres molécules semblables qui se sont réunies les premières.

Mais, dira-t-on, les enveloppes et le placenta devraient alors être un autre fœtus qui serait femelle si le premier était mâle, et qui serait mâle si le premier était femelle, car le premier n’ayant consommé pour se former que les molécules organiques des parties sexuelles de l’un des individus et autant d’autres molécules organiques de l’un et de l’autre des individus, qu’il en fallait pour sa composition entière, il reste toutes les molécules des parties sexuelles de l’autre individu, et de plus la moitié des autres molécules communes aux deux individus. À cela on peut répondre que la première réunion, le premier établissement local des molécules organiques, empêche que la seconde réunion se fasse, ou du moins se fasse sous la même forme ; que le fœtus étant formé le premier, il exerce une force à l’extérieur qui dérange l’établissement des autres molécules organiques, et qui leur donne l’arrangement qui est nécessaire pour former le placenta et les enveloppes ; que c’est par cette même force qu’il s’approprie les molécules nécessaires à son premier accroissement, ce qui cause nécessairement un dérangement qui empêche d’abord la formation d’un second fœtus, et produit ensuite un arrangement dont résulte la forme du placenta et des membranes.

Nous sommes assurés par ce qui a été dit ci-devant, et par les expériences et les observations que nous avons faites, que tous les êtres vivants contiennent une grande quantité de molécules vivantes et actives : la vie de l’animal ou du végétal ne paraît être que le résultat de toutes les actions, de toutes les petites vies particulières (s’il m’est permis de m’exprimer ainsi) de chacune de ces molécules actives, dont la vie est primitive et paraît ne pouvoir être détruite[NdÉ 5] ; nous avons trouvé ces molécules vivantes dans tous les êtres vivants ou végétants ; nous sommes assurés que toutes ces molécules organiques sont également propres à la nutrition, et par conséquent à la reproduction des animaux ou des végétaux. Il n’est donc pas difficile de concevoir que, quand un certain nombre de ces molécules sont réunies, elles forment un être vivant ; la vie étant dans chacune des parties, elle peut se retrouver dans un tout, dans un assemblage quelconque de ces parties. Ainsi les molécules organiques et vivantes étant communes à tous les êtres vivants, elles peuvent également former tel ou tel animal, tel ou tel végétal, selon qu’elles seront arrangées de telle ou telle façon ; or, cette disposition des parties organiques, cet arrangement, dépend absolument de la forme des individus qui fournissent ces molécules ; si c’est un animal qui fournit ces molécules organiques, comme en effet il les fournit dans sa liqueur séminale, elles pourront s’arranger sous la forme d’un individu semblable à cet animal ; elles s’arrangeront en petit, comme elles s’étaient arrangées en grand lorsqu’elles servaient au développement du corps de l’animal : mais ne peut-on pas supposer que cet arrangement ne peut se faire dans de certaines espèces d’animaux, et même de végétaux, qu’au moyen d’un point d’appui ou d’une espèce de base autour de laquelle les molécules puissent se réunir, et que sans cela elles ne peuvent se fixer ni se rassembler, parce qu’il n’y a rien qui puisse arrêter leur activité ? Or, c’est cette base que fournit l’individu de l’autre sexe : Je m’explique.

Tant que ces molécules organiques sont seules de leur espèce, comme elles le sont dans la liqueur séminale de chaque individu, leur action ne produit aucun effet, parce qu’elle est sans réaction ; ces molécules sont en mouvement continuel les unes à l’égard des autres, et il n’y a rien qui puisse fixer leur activité, puisqu’elles sont toutes également animées, également actives ; ainsi il ne se peut faire aucune réunion de ces molécules qui soit semblable à l’animal, ni dans l’une ni dans l’autre des liqueurs séminales des deux sexes, parce qu’il n’y a, ni dans l’une ni dans l’autre, aucune partie dissemblable, aucune partie qui puisse servir d’appui ou de base à l’action de ces molécules en mouvement ; mais lorsque ces liqueurs sont mêlées, alors il y a des parties dissemblables, et ces parties sont les molécules qui proviennent des parties sexuelles : ce sont celles-là qui servent de base et de point d’appui aux autres molécules et qui en fixent l’activité ; ces parties étant les seules qui soient différentes des autres, il n’y a qu’elles seules qui puissent avoir un effet différent, réagir contre les autres et arrêter leur mouvement.

Dans cette supposition, les molécules organiques qui, dans le mélange des liqueurs séminales des deux individus, représentent les parties sexuelles du mâle seront les seules qui pourront servir de base ou de point d’appui aux molécules organiques qui proviennent de toutes les parties du corps de la femelle, et de même les molécules organiques qui, dans ce mélange, représentent les parties sexuelles de la femelle, seront les seules qui serviront de point d’appui aux molécules organiques qui proviennent de toutes les parties du corps du mâle, et cela, parce que ce sont les seules qui soient en effet différentes des autres. De là on pourrait conclure que l’enfant mâle est formé des molécules organiques du père pour les parties sexuelles, et des molécules organiques de la mère pour le reste du corps, et qu’au contraire la femelle ne tire de sa mère que le sexe, et qu’elle prend tout le reste de son père : les garçons devraient donc, à l’exception des parties du sexe, ressembler davantage à leur mère qu’à leur père, et les filles plus au père qu’à la mère ; cette conséquence, qui suit nécessairement de notre supposition, n’est peut-être pas assez conforme à l’expérience.

En considérant sous ce point de vue la génération par les sexes, nous en conclurons que ce doit être la manière de reproduction la plus ordinaire, comme elle l’est en effet. Les individus dont l’organisation est la plus complète, comme celle des animaux dont le corps fait un tout qui ne peut être ni séparé ni divisé, dont toutes les puissances se rapportent à un seul point et se combinent exactement, ne pourront se reproduire que par cette voie, parce qu’ils ne contiennent en effet que des parties qui sont toutes semblables entre elles, dont la réunion ne peut se faire qu’au moyen de quelques autres parties différentes fournies par un autre individu ; ceux dont l’organisation est moins parfaite, comme l’est celle des végétaux dont le corps fait un tout qui peut être divisé et séparé sans être détruit, pourront se reproduire par d’autres voies : 1o parce qu’ils contiennent des parties dissemblables, 2o parce que ces êtres n’ayant pas une forme aussi déterminée et aussi fixe que celle de l’animal, les parties peuvent suppléer les unes aux autres et se changer selon les circonstances, comme l’on voit les racines devenir des branches et pousser des feuilles lorsqu’on les expose à l’air, ce qui fait que la position et l’établissement local des molécules qui doivent former le petit individu se peuvent faire de plusieurs manières.

Il en sera de même des animaux dont l’organisation ne fait pas un tout bien déterminé, comme les polypes d’eau douce et les autres qui peuvent se reproduire par la division ; ces êtres organisés sont moins un seul animal que plusieurs corps organisés semblables, réunis sous une enveloppe commune, comme les arbres sont aussi composés de petits arbres semblables (voyez chapitre ii). Les pucerons, qui engendrent seuls, contiennent aussi des parties dissemblables, puisque après avoir produit d’autres pucerons, ils se changent en mouches qui ne produisent rien. Les limaçons se communiquent mutuellement ces parties dissemblables, et ensuite ils produisent tous les deux ; ainsi dans toutes les manières connues dont la génération s’opère, nous voyons que la réunion des molécules organiques qui doivent former la nouvelle production ne peut se faire que par le moyen de quelques autres parties différentes qui servent de point d’appui à ces molécules, et qui par leur réaction soient capables de fixer le mouvement de ces molécules actives.

Si l’on donne à l’idée du mot sexe toute l’étendue que nous lui supposons ici, on pourra dire que les sexes se trouvent partout dans la nature ; car alors le sexe ne sera que la partie qui doit fournir les molécules organiques différentes des autres, et qui doit servir de point d’appui pour leur réunion. Mais c’est assez raisonner sur une question que je pouvais me dispenser de mettre en avant, que je pouvais aussi résoudre tout d’un coup, en disant que Dieu ayant créé les sexes, il est nécessaire que les animaux se reproduisent par leur moyen. En effet, nous ne sommes pas faits, comme je l’ai dit, pour rendre raison du pourquoi des choses : nous ne sommes pas en état d’expliquer pourquoi la nature emploie presque toujours les sexes pour la reproduction des animaux ; nous ne saurons jamais, je crois, pourquoi ces sexes existent, et nous devons nous contenter de raisonner sur ce qui est, sur les choses telles qu’elles sont, puisque nous ne pouvons remonter au delà qu’en faisant des suppositions qui s’éloignent peut-être autant de la vérité, que nous nous éloignons nous-mêmes de la sphère où nous devons nous contenir, et à laquelle se borne la petite étendue de nos connaissances.

En partant donc du point dont il faut partir, c’est-à-dire, en se fondant sur les faits et sur les observations, je vois que la reproduction des êtres se fait à la vérité de plusieurs manières différentes, mais en même temps je conçois clairement que c’est par la réunion des molécules organiques, renvoyées de toutes les parties de l’individu, que se fait la reproduction des végétaux et des animaux[NdÉ 6]. Je suis assuré de l’existence de ces molécules organiques et actives dans la semence des animaux mâles et femelles, et dans celle des végétaux, et je ne puis pas douter que toutes les générations, de quelque manière qu’elles se fassent, ne s’opèrent par le moyen de la réunion de ces molécules organiques, renvoyées de toutes les parties du corps des individus ; je ne puis pas douter non plus que dans la génération des animaux, et en particulier dans celle de l’homme, ces molécules organiques, fournies par chaque individu mâle et femelle, ne se mêlent dans le temps de la formation du fœtus, puisque nous voyons des enfants qui ressemblent en même temps à leur père et à leur mère ; et ce qui pourrait confirmer ce que j’ai dit ci-dessus, c’est que toutes les parties communes aux deux sexes se mêlent, au lieu que les molécules qui représentent les parties sexuelles ne se mêlent jamais, car on voit tous les jours des enfants avoir, par exemple, les yeux du père et le front ou la bouche de la mère, mais on ne voit jamais qu’il y ait un semblable mélange des parties sexuelles, et il n’arrive pas qu’ils aient, par exemple, les testicules du père et le vagin de la mère : je dis que cela n’arrive pas, parce que l’on n’a aucun fait avéré au sujet des hermaphrodites, et que la plupart des sujets qu’on a cru être dans ce cas n’étaient que des femmes dans lesquelles certaine partie avait pris trop d’accroissement.

Il est vrai qu’en réfléchissant sur la structure des parties de la génération de l’un et de l’autre sexe dans l’espèce humaine, on y trouve tant de ressemblance et une conformité si singulière qu’on serait assez porté à croire que ces parties qui nous paraissent si différentes à l’extérieur ne sont au fond que les mêmes organes, mais plus ou moins développés. Ce sentiment, qui était celui des anciens, n’est pas tout à fait sans fondement, et on trouvera dans le troisième volume les idées que M. Daubenton a eues sur ce sujet ; elles m’ont paru très ingénieuses, et d’ailleurs elles sont fondées sur des observations nouvelles qui probablement n’avaient pas été faites par les anciens, et qui pourraient confirmer leur opinion à ce sujet[NdÉ 7].

La formation du fœtus se fait donc par la réunion des molécules organiques contenues dans le mélange qui vient de se faire des liqueurs séminales des deux individus ; cette réunion produit l’établissement local des parties, parce qu’elle se fait selon les lois d’affinité qui sont entre ces différentes parties, et qui déterminent les molécules à se placer comme elles l’étaient dans les individus qui les ont fournies : en sorte que les molécules qui proviennent de la tête, et qui doivent la former, ne peuvent, en vertu de ces lois, se placer ailleurs qu’auprès de celles qui doivent former le col, et qu’elles n’iront pas se placer auprès de celles qui doivent former les jambes. Toutes ces molécules doivent être en mouvement lorsqu’elles se réunissent, et dans un mouvement qui doit les faire tendre à une espèce de centre autour duquel se fait la réunion. On peut croire que ce centre ou ce point d’appui qui est nécessaire à la réunion des molécules, et qui par sa réaction et son inertie en fixe l’activité et en détruit le mouvement, est une partie différente de toutes les autres : et c’est probablement le premier assemblage des molécules qui proviennent des parties sexuelles, qui, dans ce mélange, sont les seules qui ne soient pas absolument communes aux deux individus.

Je conçois donc que, dans ce mélange des deux liqueurs, les molécules organiques qui proviennent des parties sexuelles du mâle se fixent d’elles-mêmes les premières et sans pouvoir se mêler avec les molécules qui proviennent des parties sexuelles de la femelle, parce qu’en effet elles en sont différentes, et que ces parties se ressemblent beaucoup moins que l’œil, le bras, ou toute autre partie d’un homme ne ressemble à l’œil, au bras ou à toute autre partie d’une femme. Autour de cette espèce de point d’appui ou de centre de réunion, les autres molécules organiques s’arrangent successivement et dans le même ordre où elles étaient dans le corps de l’individu ; et selon que les molécules organiques de l’un ou de l’autre individu se trouvent être plus abondantes ou plus voisines de ce point d’appui, elles entrent en plus ou moins grande quantité dans la composition du nouvel être qui se forme de cette façon au milieu d’une liqueur homogène et cristalline, dans laquelle il se forme en même temps des vaisseaux ou des membranes qui croissent et se développent ensuite comme le fœtus, et qui servent à lui fournir de la nourriture : ces vaisseaux, qui ont une espèce d’organisation qui leur est propre, et qui en même temps est relative à celle du fœtus auquel ils sont attachés, sont vraisemblablement formés de l’excédent des molécules organiques qui n’ont pas été admises dans la composition même du fœtus ; car comme ces molécules sont actives par elles-mêmes et qu’elles ont aussi un centre de réunion formé par les molécules organiques des parties sexuelles de l’autre individu, elles doivent s’arranger sous la forme d’un corps organisé qui ne sera pas un autre fœtus, parce que la position des molécules entre elles a été dérangée par les différents mouvements des autres molécules qui ont formé le premier embryon, et par conséquent il doit résulter de l’assemblage de ces molécules excédantes un corps irrégulier, différent de celui d’un fœtus, et qui n’aura rien de commun que la faculté de pouvoir croître et de se développer comme lui, parce qu’il est en effet composé de molécules actives, aussi bien que le fœtus, lesquelles ont seulement pris une position différente, parce qu’elles ont été, pour ainsi dire, rejetées hors de la sphère dans laquelle se sont réunies les molécules qui ont formé l’embryon.

Lorsqu’il y a une grande quantité de liqueur séminale des deux individus, ou plutôt lorsque ces liqueurs sont fort abondantes en molécules organiques, il se forme différentes petites sphères d’attraction ou de réunion en différents endroits de la liqueur ; et alors, par une mécanique semblable à celle que nous venons d’expliquer, il se forme plusieurs fœtus, les uns mâles et les autres femelles, selon que les molécules qui représentent les parties sexuelles de l’un ou de l’autre individu se seront trouvées plus à portée d’agir que les autres, et auront en effet agi les premières ; mais jamais il ne se fera dans la même sphère d’attraction deux petits embryons, parce qu’il faudrait qu’il y eût alors deux centres de réunion dans cette sphère, qui auraient chacun une force égale, et qui commenceraient tous deux à agir en même temps, ce qui ne peut arriver dans une seule et même sphère d’attraction ; et d’ailleurs, si cela arrivait, il n’y aurait plus rien pour former le placenta et les enveloppes, puisque alors toutes les molécules organiques seraient employées à la formation de cet autre fœtus, qui dans ce cas serait nécessairement femelle, si l’autre était mâle ; tout ce qui peut arriver, c’est que quelques-unes des parties communes aux deux individus se trouvant également à portée du premier centre de réunion, elles y arrivent en même temps, ce qui produit alors des monstres par excès, et qui ont plus de parties qu’il ne faut, ou bien que quelques-unes de ces parties communes, se trouvant trop éloignées de ce premier centre, soient entraînées par la force du second autour duquel se forme le placenta, ce qui doit faire alors un monstre par défaut, auquel il manque quelque partie.

Au reste, il s’en faut bien que je regarde comme une chose démontrée que ce soient en effet les molécules organiques des parties sexuelles qui servent de point d’appui ou de centre de réunion autour duquel se rassemblent toutes les autres parties qui doivent former l’embryon ; je le dis seulement comme une chose probable, car il se peut bien que ce soit quelque autre partie qui tienne lieu de centre et autour de laquelle les autres se réunissent ; mais comme je ne vois point de raison qui puisse faire préférer l’une plutôt que l’autre de ces parties, que d’ailleurs elles sont toutes communes aux deux individus, et qu’il n’y a que celles des sexes qui soient différentes, j’ai cru qu’il était plus naturel d’imaginer que c’est autour de ces parties différentes, et seules de leur espèce, que se fait la réunion.

On a vu ci-devant que ceux qui ont cru que le cœur était le premier formé se sont trompés ; ceux qui disent que c’est le sang se trompent aussi : tout est formé en même temps. Si l’on ne consulte que l’observation, le poulet se voit dans l’œuf avant qu’il ait été couvé, on y reconnaît la tête et l’épine du dos, et en même temps les appendices qui forment le placenta. J’ai ouvert une grande quantité d’œufs à différents temps, avant et après l’incubation[1], et je me suis convaincu par mes yeux que le poulet existe en entier dans le milieu de la cicatricule au moment qu’il sort du corps de la poule ; la chaleur que lui communique l’incubation ne fait que le développer en mettant les liqueurs en mouvement : mais il n’est pas possible de déterminer, au moins par les observations qui ont été faites jusqu’à présent, laquelle des parties du fœtus est la première fixée dans l’instant de la formation, laquelle est celle qui sert de point d’appui ou de centre de réunion à toutes les autres[NdÉ 8].

J’ai toujours dit que les molécules organiques étaient fixées, et que ce n’était qu’en perdant leur mouvement qu’elles se réunissaient ; cela me paraît certain, parce que si l’on observe séparément la liqueur séminale du mâle et celle de la femelle, on y voit une infinité de petits corps en grand mouvement, aussi bien dans l’une que dans l’autre de ces liqueurs ; et ensuite, si l’on observe le résultat du mélange de ces deux liqueurs actives, on ne voit qu’un petit corps en repos et tout à fait immobile, auquel la chaleur est nécessaire pour donner du mouvement ; car le poulet qui existe dans le centre de la cicatricule est sans aucun mouvement avant l’incubation ; et même vingt-quatre après, lorsqu’on commence à l’apercevoir sans microscope, il n’a pas la plus petite apparence de mouvement, ni même le jour suivant ; ce n’est pendant ces premiers jours qu’une petite masse blanche d’un mucilage qui a de la consistance dès le second jour, et qui augmente insensiblement et peu à peu par une espèce de vie végétative dont le mouvement est très lent, et ne ressemble point du tout à celui des parties organiques qui se meuvent rapidement dans la liqueur séminale. D’ailleurs j’ai eu raison de dire que ce mouvement est absolument détruit et que l’activité des molécules organiques est entièrement fixée, car si on garde un œuf sans l’exposer au degré de chaleur qui est nécessaire pour développer le poulet, l’embryon, quoique formé en entier, y demeurera sans aucun mouvement, et les molécules organiques dont il est composé resteront fixées sans qu’elles puissent d’elles-mêmes donner le mouvement et la vie à l’embryon qui a été formé par leur réunion. Ainsi après que le mouvement des molécules organiques a été détruit, après la réunion de ces molécules et l’établissement local de toutes les parties qui doivent former un corps animal, il faut encore une puissance extérieure pour l’animer et lui donner la force de se développer en rendant du mouvement à celles de ces molécules qui sont contenues dans les vaisseaux de ce petit corps ; car avant l’incubation la machine animale existe en entier, elle est entière, complète et toute prête à jouer ; mais il faut un agent extérieur pour la mettre en mouvement, et cet agent est la chaleur qui, en raréfiant les liqueurs, les oblige à circuler et met ainsi en action tous les organes, qui ne font plus ensuite que se développer et croître, pourvu que cette chaleur extérieure continue à les aider dans leurs fonctions et ne vienne à cesser que quand ils en ont assez d’eux-mêmes pour s’en passer et pour pouvoir, en venant au monde, faire usage de leurs membres et de tous leurs organes extérieurs.

Avant l’action de cette chaleur extérieure, c’est-à-dire avant l’incubation, l’on ne voit pas la moindre apparence de sang, et ce n’est qu’environ vingt-quatre heures après que j’ai vu quelques vaisseaux changer de couleur et rougir : les premiers qui prennent cette couleur et qui contiennent en effet du sang sont dans le placenta, et ils communiquent au corps du poulet ; mais il semble que ce sang perde sa couleur en approchant du corps de l’animal ; car le poulet entier est tout blanc, et à peine découvre-t-on dans le premier le second et le troisième jour après l’incubation, un, ou deux, ou trois petits points sanguins qui sont voisins du corps de l’animal, mais qui semblent n’en pas faire partie dans ce temps, quoique ce soient ces points sanguins qui doivent ensuite former le cœur. Ainsi la formation du sang n’est qu’un changement occasionné dans les liqueurs par le mouvement que la chaleur leur communique, et ce sang se forme même hors du corps de l’animal, dont toute la substance n’est alors qu’une espèce de mucilage, de gelée épaisse, de matière visqueuse et blanche, comme serait de la lymphe épaissie.

L’animal, aussi bien que le placenta, tirent la nourriture nécessaire à leur développement par une espèce d’intussusception, et ils s’assimilent les parties organiques de la liqueur dans laquelle ils nagent ; car on ne peut pas dire que le placenta nourrisse l’animal, pas plus que l’animal nourrit le placenta, puisque si l’un nourrissait l’autre, le premier paraîtrait bientôt diminuer, tandis que l’autre augmenterait, au lieu que tous deux augmentent ensemble. Seulement il est aisé d’observer, comme je l’ai fait sur les œufs, que le placenta augmente d’abord beaucoup plus à proportion que l’animal, et que c’est par cette raison qu’il peut ensuite nourrir l’animal, ou plutôt lui porter de la nourriture, et ce ne peut être que par l’intussusception que ce placenta augmente et se développe.

Ce que nous venons de dire du poulet s’applique aisément au fœtus humain ; il se forme par la réunion des molécules organiques des deux individus qui ont concouru à sa production ; les enveloppes et le placenta sont formés de l’excédent de ces molécules organiques qui ne sont point entrées dans la composition de l’embryon ; il est donc alors renfermé dans un double sac où il y a aussi de la liqueur qui peut-être n’est d’abord, et dans les premiers instants, qu’une portion de la semence du père et de la mère, et comme il ne sort pas de la matrice, il jouit, dans l’instant même de sa formation, de la chaleur extérieure qui est nécessaire à son développement ; elle communique un mouvement aux liqueurs, elle met en jeu tous les organes, et le sang se forme dans le placenta et dans le corps de l’embryon par le seul mouvement occasionné par cette chaleur ; on peut même dire que la formation du sang de l’enfant est aussi indépendante de celui de la mère que ce qui se passe dans l’œuf est indépendant de la poule qui le couve ou du four qui l’échauffe.

Il est certain que le produit total de la génération, c’est-à-dire le fœtus, son placenta, ses enveloppes, croissent tous par intussusception ; car dans les premiers temps le sac qui contient l’œuvre entière de la génération n’est point adhérent à la matrice. On a vu, par les expériences de Graaf sur les femelles des lapins, qu’on peut faire rouler dans la matrice ces globules où est renfermé le produit total de la génération, et qu’il appelait mal à propos des œufs : ainsi dans les premiers temps ces globules, et tout ce qu’ils contiennent, augmentent et s’accroissent par intussusception en tirant la nourriture des liqueurs dont la matrice est baignée ; ils s’y attachent ensuite, d’abord par un mucilage dans lequel, avec le temps, il se forme de petits vaisseaux, comme nous le dirons dans la suite.

Mais, pour ne pas sortir du sujet que je me suis proposé de traiter dans ce chapitre, je dois revenir à la formation immédiate du fœtus, sur laquelle il y a plusieurs remarques à faire, tant pour le lieu où se doit faire cette formation, que par rapport à différentes circonstances qui peuvent l’empêcher ou l’altérer.

Dans l’espèce humaine, la semence du mâle entre dans la matrice, dont la cavité est considérable, et lorsqu’elle y trouve une quantité suffisante de celle de la femelle, le mélange doit s’en faire, la réunion des parties organiques succède à ce mélange, et la formation du fœtus suit : le tout est peut-être l’ouvrage d’un instant, surtout si les liqueurs sont toutes deux nouvellement fournies et si elles sont dans l’état actif et florissant qui accompagne toujours les productions nouvelles de la nature. Le lieu où le fœtus doit se former est la cavité de la matrice, parce que la semence du mâle y arrive plus aisément qu’elle ne pourrait arriver dans les trompes, et que ce viscère n’ayant qu’un petit orifice, qui même se tient toujours fermé, à l’exception des instants où les convulsions de l’amour peuvent le faire ouvrir, l’œuvre de la génération y est en sûreté, et ne peut guère en ressortir que par des circonstances rares et par des hasards peu fréquents ; mais comme la liqueur du mâle arrose d’abord le vagin, qu’ensuite elle pénètre dans la matrice, et que par son activité et par le mouvement des molécules organiques qui la composent, elle peut arriver plus loin et aller dans les trompes, et peut-être jusqu’aux testicules, si le pavillon les embrasse dans ce moment ; et de même, comme la liqueur séminale de la femelle a déjà toute sa perfection dans le corps glanduleux des testicules, qu’elle en découle et qu’elle arrose le pavillon et les trompes avant que de descendre dans la matrice, et qu’elle peut sortir par les lacunes qui sont autour du col de la matrice, il est possible que le mélange des deux liqueurs se fasse dans tous ces différents lieux. Il est donc probable qu’il se forme souvent des fœtus dans le vagin, mais qu’ils en retombent, pour ainsi dire, aussitôt qu’ils sont formés, parce qu’il n’y a rien qui puisse les y retenir ; il doit arriver aussi quelquefois qu’il se forme des fœtus dans les trompes ; mais ce cas sera fort rare, car cela n’arrivera que quand la liqueur séminale du mâle sera entrée dans la matrice en grande abondance, qu’elle aura été poussée jusqu’à ces trompes, dans lesquelles elle se sera mêlée avec la liqueur séminale de la femelle.

Les recueils d’observations anatomiques font mention non seulement de fœtus trouvés dans les trompes, mais aussi de fœtus trouvés dans les testicules : on conçoit très aisément, par ce que nous venons de dire, comment il se peut qu’il s’en forme quelquefois dans les trompes ; mais, à l’égard des testicules, l’opération me paraît beaucoup plus difficile ; cependant elle n’est peut être pas absolument impossible ; car si l’on suppose que la liqueur séminale du mâle soit lancée avec assez de force pour être portée jusqu’à l’extrémité des trompes, et qu’au moment qu’elle y arrive le pavillon vienne à se redresser et à embrasser le testicule, alors il peut se faire qu’elle s’élève encore plus haut, et que le mélange des deux liqueurs se fasse dans le lieu même de l’origine de cette liqueur, c’est-à-dire dans la cavité du corps glanduleux, et il pourrait s’y former un fœtus, mais qui n’arriverait pas à sa perfection. On a quelques faits qui semblent indiquer que cela est arrivé quelquefois. Dans l’Histoire de l’ancienne Académie des sciences (t. II, p. 91) on trouve une observation à ce sujet. M. Theronde, chirurgien à Paris, fit voir à l’Académie une masse informe qu’il avait trouvée dans le testicule droit d’une fille âgée de dix-huit ans ; on y remarquait deux fentes ouvertes et garnies de poils comme deux paupières ; au-dessus de ces paupières était une espèce de front avec une ligne noire à la place des sourcils ; immédiatement au-dessus il y avait plusieurs cheveux ramassés en deux paquets, dont l’un était long de sept pouces et l’autre de trois ; au-dessous du grand angle de l’œil sortaient deux dents molaires, dures, grosses et blanches ; elles étaient avec leurs gencives, elles avaient environ trois lignes de longueur, et étaient éloignées l’une de l’autre d’une ligne ; une troisième dent plus grosse sortait au-dessous de ces deux-là ; il paraissait encore d’autres dents différemment éloignées les unes des autres et de celles dont nous venons de parler ; deux autres entre autres, de la nature des canines, sortaient d’une ouverture placée à peu près où est l’oreille. Dans le même volume (p. 244) il est rapporté que M. Méry trouva dans le testicule d’une femme, qui était abcédé, un os de la mâchoire supérieure avec plusieurs dents si parfaites que quelques-unes parurent avoir plus de dix ans. On trouve dans le Journal de Médecine (janvier 1683), publié par l’abbé de la Roque, l’histoire d’une dame qui, ayant fait huit enfants fort heureusement, mourut de la grossesse d’un neuvième qui s’était formé auprès de l’un de ses testicules, ou même dedans ; je dis auprès ou dedans parce que cela n’est pas bien clairement expliqué dans la relation qu’un M. de Saint-Maurice, médecin, à qui on doit cette observation, a faite de cette grossesse ; il dit seulement qu’il ne doute pas que le fœtus ne fût dans le testicule, mais lorsqu’il le trouva il était dans l’abdomen ; ce fœtus était gros comme le pouce et entièrement formé, on y reconnaissait aisément le sexe. On trouve aussi dans les Transactions philosophiques quelques observations sur des testicules de femmes, où l’on a trouvé des dents, des cheveux, des os. Si tous ces faits sont vrais, on ne peut guère les expliquer que comme nous l’avons fait, et il faudra supposer que la liqueur séminale du mâle monte quelquefois, quoique très rarement, jusqu’aux testicules de la femelle[NdÉ 9] ; cependant j’avouerai que j’ai quelque peine à le croire : premièrement, parce que les faits qui paraissent le prouver sont extrêmement rares ; en second lieu, parce qu’on n’a jamais vu de fœtus parfait dans les testicules, et que l’observation de M. Littre, qui est la seule de cette espèce, a paru fort suspecte ; en troisième lieu, parce qu’il n’est pas impossible que la liqueur séminale de la femelle ne puisse toute seule produire quelquefois des masses organisées, comme des môles, des kystes remplis de cheveux, d’os, de chair, et enfin parce que si l’on veut ajouter foi à toutes les observations des anatomistes, on viendra à croire qu’il peut se former des fœtus dans les testicules des hommes aussi bien que dans ceux des femmes[NdÉ 10] ; car on trouve dans le second volume de l’Histoire de l’ancienne Académie (p. 298) une observation d’un chirurgien qui dit avoir trouvé, dans le scrotum d’un homme, une masse de la figure d’un enfant enfermé dans les membranes ; on y distinguait la tête, les pieds, les yeux, des os et des cartilages. Si toutes ces observations étaient également vraies, il faudrait nécessairement choisir entre les deux hypothèses suivantes, ou que la liqueur séminale de chaque sexe ne peut rien produire toute seule et sans être mêlée avec celle de l’autre sexe, ou que cette liqueur peut produire toute seule des masses irrégulières, quoique organisées ; en se tenant à la première hypothèse, on serait obligé d’admettre, pour expliquer tous les faits que nous venons de rapporter, que la liqueur du mâle peut quelquefois monter jusqu’au testicule de la femelle, et y former, en se mêlant avec la liqueur séminale de la femelle, des corps organisés ; et, de même, que quelquefois la liqueur séminale de la femelle peut, en se répandant avec abondance dans le vagin, pénétrer dans le temps de la copulation jusque dans le scrotum du mâle, à peu près comme le virus vénérien y pénètre souvent ; et que dans ces cas, qui sans doute seraient aussi fort rares, il peut se former un corps organisé dans le scrotum par le mélange de cette liqueur séminale de la femelle avec celle du mâle, dont une partie qui était dans l’urètre aura rebroussé chemin et sera parvenue, avec celle de la femelle, jusque dans le scrotum ; ou bien, si l’on admet l’autre hypothèse, qui me paraît plus vraisemblable, et qu’on suppose que la liqueur séminale de chaque individu ne peut pas, à la vérité, produire toute seule un animal, un fœtus, mais qu’elle puisse produire des masses organisées lorsqu’elle se trouve dans des lieux où ses particules actives peuvent en quelque façon se réunir, et où le produit de cette réunion peut trouver de la nourriture, alors on pourra dire que toutes ces productions osseuses, charnues, chevelues, dans les testicules des femelles et dans le scrotum des mâles, peuvent tirer leur origine de la seule liqueur de l’individu dans lequel elles se trouvent. Mais c’est assez s’arrêter sur des observations dont les faits me paraissent plus incertains qu’inexplicables, car j’avoue que je suis très porté à imaginer que dans de certaines circonstances et dans de certains états la liqueur séminale d’un individu, mâle ou femelle, peut seule produire quelque chose[NdÉ 11]. Je serais, par exemple, fort tenté de croire que les filles peuvent faire des môles sans avoir eu de communication avec le mâle, comme les poules font des œufs sans avoir vu le coq ; je pourrais appuyer cette opinion de plusieurs observations qui me paraissent au moins aussi certaines que celles que je viens de citer, et je me rappelle que M. de la Saône, médecin et anatomiste de l’Académie des sciences, a fait un Mémoire sur ce sujet, dans lequel il assure que des religieuses bien cloîtrées avaient fait des môles : pourquoi cela serait-il impossible, puisque les poules font des œufs sans communication avec le coq, et que dans la cicatricule de ces œufs on voit, au lieu d’un poulet, une môle avec des appendices ? L’analogie me paraît avoir assez de force pour qu’on puisse au moins douter et suspendre son jugement. Quoi qu’il en soit, il est certain[NdÉ 12] qu’il faut le mélange des deux liqueurs pour former un animal, que ce mélange ne peut venir à bien que quand il se fait dans la matrice ou bien dans les trompes de la matrice, où les anatomistes ont trouvé quelquefois des fœtus, et qu’il est naturel d’imaginer que ceux qui ont été trouvés hors de la matrice et dans la cavité de l’abdomen sont sortis par l’extrémité des trompes ou par quelque ouverture qui s’est faite par accident à la matrice, et que ces fœtus ne sont pas tombés du testicule, où il me paraît fort difficile qu’ils puissent se former, parce que je regarde comme une chose presque impossible que la liqueur séminale du mâle puisse remonter jusque-là. Leeuwenhoek a supputé la vitesse du mouvement de ces prétendus animaux spermatiques, et il a trouvé qu’ils pouvaient faire quatre ou cinq pouces de chemin en quarante minutes : ce mouvement serait plus que suffisant pour parvenir du vagin dans la matrice, de la matrice dans les trompes et des trompes dans les testicules en une heure ou deux, si toute la liqueur avait ce même mouvement ; mais comment concevoir que les molécules organiques qui sont en mouvement dans cette liqueur du mâle et dont le mouvement cesse aussitôt que le liquide dans lequel elles se meuvent vient à leur manquer, comment concevoir, dis-je, que ces molécules puissent arriver jusqu’aux testicules, à moins que d’admettre que la liqueur elle-même y arrive et les y porte ? Ce mouvement de progression, qu’il faut supposer dans la liqueur même, ne peut être produit par celui des molécules organiques qu’elle contient : ainsi, quelque activité que l’on suppose à ces molécules, on ne voit pas comment elles pourraient arriver aux testicules et y former un fœtus, à moins que par quelque voie que nous ne connaissons point, par quelque force résidante dans le testicule, la liqueur même ne fût pompée et attirée jusque-là, ce qui est une supposition non seulement gratuite, mais même contre la vraisemblance.

Autant il est douteux que la liqueur séminale du mâle puisse jamais parvenir aux testicules de la femelle, autant il paraît certain qu’elle pénètre la matrice, et qu’elle y entre, soit par l’orifice, soit à travers le tissu même des membranes de ce viscère. La liqueur qui découle des corps glanduleux des testicules de la femelle peut aussi entrer dans la matrice, soit par l’ouverture qui est à l’extrémité supérieure des trompes, soit à travers le tissu même de ces trompes et de la matrice. Il y a des observations qui semblent prouver clairement que ces liqueurs peuvent entrer dans la matrice à travers le tissu de ce viscère. Je vais en rapporter une de M. Weitbrech, habile anatomiste de l’Académie de Pétersbourg, qui confirme mon opinion : « Res omni attentione dignissima oblata mihi est in utero feminæ alicujus à me dissectæ ; erat uterus eà magnitudine quà esse solet in virginibus, tubæque ambæ apertæ quidem ad ingressum uteri, ita ut ex hoc in illas cum specillo facilè possem transire ac flatum injicere, sed in tubarum extremo nulla dabatur apertura, nullus aditus ; fimbriarum enim ne vestigium quidem aderat, sed loco illarum bulbus aliquis pyriformis materià subalbidà fluidà turgens, in cujus medio fibra plana nervea, cicatriculæ æmula, apparebat, quæ sub ligamentuli specie usque ad ovarii involucra protendebatur.

» Dices : eadem à Regnero de Graaf jam olim notata. Equidem non negaverim illustrem hunc prosectorem in libro suo de organis mulieribus non modò similem tubam delineasse (tab. xix, fig. 3), sed et monuisse « tubas, quamvis secundùm ordinariam naturæ dispositionem in extremitate sua notabilem semper coarctationem habeant, præter naturam tamen aliquandò claudi » ; verùm enimverò cùm non meminerit auctor an id in utraque tuba ita deprehenderit ? an in virgine ? an status iste præternaturalis sterilitatem inducat ? an verò conceptio nihilominùs fieri possit ? an à principio vitæ talis structura suam originem ducat ? sive an tractu temporis ita degenerare tubæ possint ? Facilè perspicimus multa nobis relicta esse problemata quæ, utcumque soluta, multùm negotii facescant in exemplo nostro. Erat enim hæc femina maritata, viginti quatuor annos nata, quæ filium pepererat quem vidi ipse, octo jam annos natum. Dic igitur tubas ab incunabulis clausas sterilitatem inducere : quare hæc nostra femina peperit ? Dic concepisse tubis clausis : quomodò ovulum ingredi tubam potuit ? Dic coaluisse tubas post partum : quomodò id nosti ? quomodò adeò evanescere in utroque latere fimbriæ possunt, tanquam nunquam adfuissent ? Si quidem ex ovario ad tubas alia daretur via præter illarum orificium, unico gressu omnes superarentur difficultates : sed fictiones intellectum quidem adjuvant, rei veritatem non demonstrant ; præstat igitur ignorationem fateri, quàm speculationibus indulgere. » (Voyez Comm. Acad. Petropol., vol. IV, p. 261 et 262.) L’auteur de cette observation, qui marque, comme l’on voit, autant d’esprit et de jugement que de connaissances en anatomie, a raison de se faire ces difficultés, qui paraissent être en effet insurmontables dans le système des œufs, mais qui disparaissent dans notre explication ; et cette observation semble seulement prouver, comme nous l’avons dit, que la liqueur séminale de la femelle peut bien pénétrer le tissu de la matrice et y entrer à travers les pores des membranes de ce viscère, comme je ne doute pas que celle du mâle ne puisse y entrer aussi de la même façon ; il me semble que pour se le persuader il suffit de faire attention à l’altération que la liqueur séminale du mâle cause à ce viscère, et à l’espèce de végétation ou de développement qu’elle y cause. D’ailleurs la liqueur qui sort par les lacunes de Graaf, tant celles qui sont autour du col de la matrice que celles qui sont aux environs de l’orifice extérieur de l’urètre, étant, comme nous l’avons insinué, de la même nature que la liqueur du corps glanduleux, il est bien évident que cette liqueur vient des testicules, et cependant il n’y a aucun vaisseau qui puisse la conduire, aucune voie connue par où elle puisse passer ; par conséquent on doit conclure qu’elle pénètre le tissu spongieux de toutes ces parties, et que non seulement elle entre ainsi dans la matrice, mais même qu’elle en peut sortir lorsque ces parties sont en irritation.

Mais quand même on se refuserait à cette idée, et qu’on traiterait de chose impossible la pénétration du tissu de la matrice et des trompes par les molécules actives des liqueurs séminales, on ne pourra pas nier que celle de la femelle qui découle des corps glanduleux des testicules ne puisse entrer par l’ouverture qui est à l’extrémité de la trompe et qui forme le pavillon, qu’elle ne puisse arriver dans la cavité de la matrice par cette voie[NdÉ 13], comme celle du mâle y arrive par l’orifice de ce viscère, et que par conséquent ces deux liqueurs ne puissent se pénétrer, se mêler intimement dans cette cavité, et y former le fœtus de la manière dont nous l’avons expliqué.


Notes de Buffon
  1. Les figures que Langly a données des différents états du poulet dans l’œuf m’ont paru assez conformes à la nature et à ce que j’ai vu moi-même.
Notes de l’éditeur
  1. Cette dernière hypothèse est fausse ; les spermatozoïdes pénètrent dans l’utérus par son orifice.
  2. Les modifications présentées par l’utérus après la fécondation sont dues à une augmentation considérable de l’activité de la circulation dans cet organe.
  3. Cette explication est simple, mais elle est beaucoup moins prouvée que simple ; elle découle, du reste, fort naturellement de la théorie de Buffon sur les liqueurs mâles et femelles, et sur les molécules organiques dont ces liqueurs seraient composées.
  4. Le malheur est qu’il n’a rien prouvé.
  5. Si au terme « molécules vivantes » dont fait usage Buffon, nous substituons le terme « cellules », sa proposition devient tout à fait exacte, et nous pouvons dire que chaque cellule est douée d’une vie propre, et que « la vie de l’animal ou du végétal n’est que le résultat de toutes les actions, de toutes les petites vies particulières ». Par une sorte de divination géniale, Buffon entrevoyait la solution du problème ; mais l’état précaire dans lequel se trouvait, à son époque, les sciences biologiques ne lui permettait pas d’en poser exactement les termes.
  6. Darwin a émis récemment, pour expliquer la perpétration des formes à l’aide de la reproduction, une hypothèse qui ressemble par plus d’un trait à celle de Buffon. (Voyez mon Introduction.) [Note de Wikisource : La théorie de la pangenèse de Darwin est tout aussi caduque que celle de Buffon. Le mécanisme de l’hérédité ne commencera à être compris qu’au début du xxe siècle, lorsqu’on redécouvrira les travaux de Mendel, contemporain de Darwin, et qu’on les reliera avec les observations du noyau et des chromosomes cellulaires.]
  7. Daubenton est le premier qui ait mis en relief l’homologie qui existe entre les diverses parties de l’appareil mâle et celles de l’appareil femelle. Les ovaires de la femelle répondent aux testicules du mâle, les canaux déférents du mâle aux oviductes de la femelle.
  8. Il est à peine utile de faire ressortir la gravité de l’erreur commise ici par Buffon. Il est absolument inexact que le « poulet se voit dans l’œuf avant qu’il ait été couvé » ; et Buffon, malgré ses affirmations, n’a pas pu « se convaincre par ses yeux que le poulet existe en entier dans la cicatricule au moment qu’il sort du corps de la poule ». Le développement de l’œuf ne commence qu’après l’incubation. Jusqu’à ce moment l’œuf est formé d’une seule cellule : celle-ci se segmente plus tard pour produire, par des procédés, très divers suivant les groupes d’animaux, d’abord deux feuillets cellulaires superposés, puis un troisième intermédiaire. C’est de ces trois lames de cellules que proviennent tous les tissus et tous les organes de l’animal.
  9. La fécondation de l’œuf, chez la femme, peut, en effet, être effectuée soit dans les trompes, soit même dans le follicule de Graaf qui contient l’œuf, au lieu de se produire dans la matrice, comme c’est le cas normal.
  10. On a, dans quelques cas, trouvé des débris de fœtus dans le scrotum de l’homme ; mais cela résulte d’un phénomène de monstruosité et non de ce que le fœtus peut être produit sans œuf dans le testicule du mâle.
  11. Buffon « imagine » dans ce chapitre une foule d’erreurs qu’il eût évitées en s’abstenant de créer des hypothèses de toutes pièces et sans aucun fondement, contrairement à sa propre méthode.
  12. L’incertitude dans laquelle se trouvait Buffon se manifeste ici bien nettement. Dix lignes plus haut il dit qu’il est porté « à imaginer que dans de certaines circonstances et dans de certains états la liqueur séminale d’un individu mâle ou femelle peut seule produire quelque chose ». Et maintenant il dit : « Il est certain qu’il faut le mélange des deux liqueurs pour produire un animal. »
  13. L’œuf descend, en effet, dans l’utérus par les trompes et les oviductes.