Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des animaux/Chapitre II

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome IV, Histoire naturelle des animauxp. 154-167).

CHAPITRE II

DE LA REPRODUCTION EN GÉNÉRAL

Examinons de plus près cette propriété commune à l’animal et au végétal, cette puissance de produire son semblable, cette chaîne d’existences successives d’individus qui constitue l’existence réelle de l’espèce ; et, sans nous attacher à la génération de l’homme ou à celle d’une espèce particulière d’animal, voyons en général les phénomènes de la reproduction, rassemblons des faits pour nous donner des idées, et faisons l’énumération des différents moyens dont la nature fait usage pour renouveler les êtres organisés. Le premier moyen, et, selon nous, le plus simple de tous, est de rassembler dans un être une infinité d’êtres organiques semblables, et de composer tellement sa substance qu’il n’y ait pas une partie qui ne contienne un germe de la même espèce et qui, par conséquent, ne puisse elle-même devenir un tout semblable à celui dans lequel elle est contenue. Cet appareil paraît d’abord supposer une dépense prodigieuse et entraîner la profusion ; cependant ce n’est qu’une magnificence assez ordinaire à la nature, et qui se manifeste même dans des espèces communes et inférieures, telles que sont les vers, les polypes, les ormes, les saules, les groseilliers et plusieurs autres plantes et insectes dont chaque partie contient un tout, qui, par le seul développement, peut devenir une plante ou un insecte. En considérant sous ce point de vue les êtres organisés et leur reproduction, un individu n’est qu’un tout uniformément organisé dans toutes ses parties intérieures, un composé d’une infinité de figures semblables et de parties similaires, un assemblage de germes ou de petits individus de la même espèce, lesquels peuvent tous se développer de la même façon, suivant les circonstances, et former de nouveaux touts composés comme le premier[NdÉ 1].

En approfondissant cette idée, nous allons trouver aux végétaux et aux animaux un rapport avec les minéraux que nous ne soupçonnions pas : les sels et quelques autres minéraux sont composés de parties semblables entre elles et semblables au tout qu’elles composent ; un grain de sel marin est un cube composé d’une infinité d’autres cubes que l’on peut reconnaître distinctement au microscope[1] ; ces petits cubes sont eux-mêmes composés d’autres cubes qu’on aperçoit avec un meilleur microscope, et l’on ne peut guère douter que les parties primitives et constituantes de ce sel ne soient aussi des cubes d’une petitesse qui échappera toujours à nos yeux, et même à notre imagination. Les animaux et les plantes, qui peuvent se multiplier et se reproduire par toutes leurs parties, sont des corps organisés composés d’autres corps organiques semblables, dont les parties primitives et constituantes sont aussi organiques et semblables, et dont nous discernons à l’œil la quantité accumulée, mais dont nous ne pouvons apercevoir les parties primitives que par le raisonnement et par l’analogie que nous venons d’établir.

Cela nous conduit à croire qu’il y a dans la nature une infinité de parties organiques actuellement existantes, vivantes, et dont la substance est la même que celle des êtres organisés, comme il y a une infinité de particules brutes semblables aux corps bruts que nous connaissons, et que, comme il faut peut-être des millions de petits cubes de sel accumulés pour faire l’individu sensible d’un grain de sel marin, il faut aussi des millions de parties organiques semblables au tout pour former un seul des germes que contient l’individu d’un orme ou d’un polype ; et comme il faut séparer, briser et dissoudre un cube de sel marin pour apercevoir, au moyen de la cristallisation, les petits cubes dont il est composé, il faut de même séparer les parties d’un orme ou d’un polype pour reconnaître ensuite, au moyen de la végétation ou du développement, les petits ormes ou les petits polypes contenus dans ces parties[NdÉ 2].

La difficulté de se prêter à cette idée ne peut venir que d’un préjugé fortement établi dans l’esprit des hommes : on croit qu’il n’y a de moyens de juger du composé que par le simple, et que, pour connaître la constitution organique d’un être, il faut le réduire à des parties simples et non organiques, en sorte qu’il paraît plus aisé de concevoir comment un cube est nécessairement composé d’autres cubes, que de voir qu’il soit possible qu’un polype soit composé d’autres polypes. Mais examinons avec attention et voyons ce qu’on doit entendre par le simple et par le composé ; nous trouverons qu’en cela, comme en tout, le plan de la nature est bien différent du canevas de nos idées.

Nos sens, comme l’on sait, ne nous donnent pas des notions exactes et complètes des choses que nous avons besoin de connaître : pour peu que nous voulions estimer, juger, comparer, peser, mesurer, etc., nous sommes obligés d’avoir recours à des secours étrangers, à des règles, à des principes, à des usages, à des instruments, etc. Tous ces adminicules sont des ouvrages de l’esprit humain, et tiennent plus ou moins à la réduction ou à l’abstraction de nos idées ; cette abstraction, selon nous, est le simple des choses, et la difficulté de les réduire à cette abstraction fait le composé. L’étendue, par exemple, étant une propriété générale et abstraite de la matière, n’est pas un sujet fort composé ; cependant, pour en juger, nous avons imaginé des étendues sans profondeur, d’autres étendues sans profondeur et sans largeur, et même des points qui sont des étendues sans étendue. Toutes ces abstractions sont des échafaudages pour soutenir notre jugement, et combien n’avons-nous pas brodé sur ce petit nombre de définitions qu’emploie la géométrie ! Nous avons appelé simple tout ce qui se réduit à ces définitions, et nous appelons composé tout ce qui ne peut s’y réduire aisément ; et de là un triangle, un carré, un cercle, un cube, etc., sont pour nous des choses simples, aussi bien que toutes les courbes dont nous connaissons les lois et la composition géométrique ; mais tout ce que nous ne pouvons pas réduire à ces figures et à ces lois abstraites nous paraît composé. Nous ne faisons pas attention que ces lignes, ces triangles, ces pyramides, ces cubes, ces globules et toutes ces figures géométriques n’existent que dans notre imagination, que ces figures ne sont que notre ouvrage, et qu’elles ne se trouvent peut-être pas dans la nature, ou tout au moins que, si elles s’y trouvent, c’est parce que toutes les formes possibles s’y trouvent, et qu’il est peut-être plus difficile et plus rare de trouver dans la nature les figures simples d’une pyramide équilatérale ou d’un cube exact, que les formes composées d’une plante ou d’un animal : nous prenons donc partout l’abstrait pour le simple, et le réel pour le composé. Dans la nature, au contraire, l’abstrait n’existe point, rien n’est simple et tout est composé, nous ne pénétrerons jamais dans la structure intime des choses ; dès lors, nous ne pouvons guère prononcer sur ce qui est plus ou moins composé ; nous n’avons d’autres moyens de le reconnaître que par le plus ou moins de rapport que chaque chose paraît avoir avec nous et avec le reste de l’univers, et c’est suivant cette façon de juger que l’animal est à notre égard plus composé que le végétal, et le végétal plus que le minéral. Cette notion est juste par rapport à nous ; mais nous ne savons pas si, dans la réalité, les uns ne sont pas aussi simples ou aussi composés que les autres, et nous ignorons si un globule ou un cube coûte plus ou moins à la nature qu’un germe ou une partie organique quelconque : si nous voulions absolument faire sur cela des conjectures, nous pourrions dire que les choses les plus communes, les moins rares et les plus nombreuses sont celles qui sont les plus simples ; mais alors les animaux seraient peut-être ce qu’il y aurait de plus simple, puisque le nombre de leurs espèces excède de beaucoup celui des espèces de plantes ou de minéraux.

Mais, sans nous arrêter plus longtemps à cette discussion, il suffit d’avoir montré que les idées que nous avons communément du simple et du composé sont des idées d’abstraction, qu’elles ne peuvent pas s’appliquer à la composition des ouvrages de la nature et que, lorsque nous voulons réduire tous les êtres à des éléments de figure régulière ou à des particules prismatiques, cubiques, globuleuses, etc., nous mettons ce qui n’est que dans notre imagination à la place de ce qui est réellement ; que les formes des parties constituantes des différentes choses nous sont absolument inconnues et que, par conséquent, nous pouvons supposer et croire qu’un être organisé est tout composé de parties organiques semblables, aussi bien que nous supposons qu’un cube est composé d’autres cubes : nous n’avons, pour en juger, d’autre règle que l’expérience ; de la même façon que nous voyons qu’un cube de sel marin est composé d’autres cubes, nous voyons aussi qu’un orme est composé d’autres petits ormes, puisqu’en prenant un bout de branche ou un bout de racine, ou un morceau de bois séparé du tronc, ou la graine, il en vient également un orme ; il en est de même des polypes et de quelques autres espèces d’animaux, qu’on peut couper et séparer dans tous les sens en différentes parties pour les multiplier ; et, puisque notre règle pour juger est la même, pourquoi jugerions-nous différemment ?

Il me paraît donc très vraisemblable, par les raisonnements que nous venons de faire, qu’il existe réellement dans la nature une infinité de petits êtres organisés, semblables en tout aux grands êtres organisés qui figurent dans le monde, que ces petits êtres organisés sont composés de parties organiques vivantes qui sont communes aux animaux et aux végétaux, que ces parties organiques sont des parties primitives et incorruptibles, que l’assemblage de ces parties forme à nos yeux des êtres organisés et que, par conséquent, la reproduction ou la génération n’est qu’un changement de forme qui se fait et s’opère par la seule addition de ces parties semblables, comme la destruction de l’être organisé se fait par la division de ces mêmes parties. On n’en pourra pas douter lorsqu’on aura vu les preuves que nous en donnons dans les chapitres suivants : d’ailleurs, si nous réfléchissons sur la manière dont les arbres croissent et si nous examinons comment, d’une quantité qui est si petite, ils arrivent à un volume si considérable, nous trouverons que c’est par la simple addition de petits êtres organisés semblables entre eux et au tout[NdÉ 3]. La graine produit d’abord un petit arbre qu’elle contenait en raccourci ; au sommet de ce petit arbre, il se forme un bouton qui contient le petit arbre de l’année suivante, et ce bouton est une partie organique semblable au petit arbre de la première année ; au sommet du petit arbre de la seconde année, il se forme de même un bouton qui contient le petit arbre de la troisième année ; et ainsi de suite, tant que l’arbre croît en hauteur, et même tant qu’il végète, il se forme, à l’extrémité de toutes les branches, des boutons qui contiennent en raccourci de petits arbres semblables à celui de la première année : il est donc évident que les arbres sont composés de petits êtres organisés semblables, et que l’individu total est formé par l’assemblage d’une multitude de petits individus semblables[NdÉ 4].

Mais, dira-t-on, tous ces petits êtres organisés semblables étaient-ils contenus dans la graine et l’ordre de leur développement y était-il tracé ? Car il paraît que le germe, qui s’est développé la première année, est surmonté par un autre germe semblable, lequel ne se développe qu’à la seconde année, que celui-ci l’est de même d’un troisième qui ne se doit développer qu’à la troisième année et que, par conséquent, la graine contient réellement les petits êtres organisés qui doivent former des boutons ou de petits arbres au bout de cent et de deux cents ans, c’est-à-dire jusqu’à la destruction de l’individu ; il paraît de même que cette graine contient non seulement tous les petits êtres organisés qui doivent constituer un jour l’individu, mais encore toutes les graines, tous les individus et toutes les graines des graines, et toute la suite d’individus jusqu’à la destruction de l’espèce.

C’est ici la principale difficulté et le point que nous allons examiner avec le plus d’attention. Il est certain que la graine produit, par le seul développement du germe qu’elle contient, un petit arbre la première année, et que ce petit arbre était en raccourci dans ce germe ; mais il n’est pas également certain que le bouton qui est le germe pour la seconde année, et que les germes des années suivantes, non plus que tous les petits êtres organisés et les graines qui doivent se succéder jusqu’à la fin du monde ou jusqu’à la destruction de l’espèce, soient tous contenus dans la première graine ; cette opinion suppose un progrès à l’infini, et fait de chaque individu actuellement existant une source de générations à l’infini. La première graine contenait toutes les plantes de son espèce qui se sont déjà multipliées, et qui doivent se multiplier à jamais ; le premier homme contenait actuellement et individuellement tous les hommes qui ont paru et qui paraîtront sur la terre ; chaque graine, chaque animal peut aussi se multiplier et produire à l’infini, et par conséquent contient, aussi bien que la première graine ou le premier animal, une postérité infinie[NdÉ 5]. Pour peu que nous nous laissions aller à ces raisonnements, nous allons perdre le fil de la vérité dans le labyrinthe de l’infini, et, au lieu d’éclairer et de résoudre la question, nous n’aurons fait que l’envelopper et l’éloigner ; c’est mettre l’objet hors de la portée de ses yeux, et dire ensuite qu’il n’est pas possible de le voir.

Arrêtons-nous un peu sur ces idées de progrès et de développement à l’infini : d’où nous viennent-elles ? que nous représentent-elles ? L’idée de l’infini ne peut venir que de l’idée du fini ; c’est ici un infini de succession, un infini géométrique, chaque individu est une unité, plusieurs individus font un nombre fini, et l’espèce est le nombre infini ; ainsi, de la même façon que l’on peut démontrer que l’infini géométrique n’existe point, on s’assurera que le progrès ou le développement à l’infini n’existe point non plus ; que ce n’est qu’une idée d’abstraction, un retranchement à l’idée du fini, auquel on ôte les limites qui doivent nécessairement terminer toute grandeur[2], et que par conséquent on doit rejeter de la philosophie toute opinion qui conduit nécessairement à l’idée de l’existence actuelle de l’infini géométrique ou arithmétique.

Il faut donc que les partisans de cette opinion se réduisent à dire que leur infini de succession et de multiplication n’est en effet qu’un nombre indéterminable ou indéfini, un nombre plus grand qu’aucun nombre dont nous puissions avoir une idée, mais qui n’est point infini, et, cela étant entendu, il faut qu’ils nous disent que la première graine, ou une graine quelconque, d’un orme, par exemple, qui ne pèse pas un grain, contient en effet et réellement toutes les parties organiques qui doivent former cet orme, et tous les autres arbres de cette espèce qui paraîtront à jamais sur la surface de la terre ; mais par cette réponse que nous expliquent-ils ? N’est-ce pas couper le nœud au lieu de le délier, éluder la question quand il faut la résoudre ?

Lorsque nous demandons comment on peut concevoir que se fait la reproduction des êtres, et qu’on nous répond que dans le premier être cette reproduction était toute faite, c’est non seulement avouer qu’on ignore comment elle se fait, mais encore renoncer à la volonté de le concevoir. On demande comment un être produit son semblable, on répond c’est qu’il était tout produit ; peut-on recevoir cette solution ? Car qu’il n’y ait qu’une génération de l’un à l’autre, ou qu’il y en ait un million, la chose est égale, la même difficulté reste, et, bien loin de la résoudre, en l’éloignant on y joint une nouvelle obscurité par la supposition qu’on est obligé de faire du nombre indéfini de germes tous contenus dans un seul.

J’avoue qu’il est ici plus aisé de détruire que d’établir, et que la question de la reproduction est peut-être de nature à ne pouvoir jamais être pleinement résolue ; mais, dans ce cas, on doit chercher si elle est telle en effet, et pourquoi nous devons la juger de cette nature : en nous conduisant bien dans cet examen, nous en découvrirons tout ce qu’on peut en savoir, ou tout au moins nous reconnaîtrons nettement pourquoi nous devons l’ignorer.

Il y a des questions de deux espèces, les unes qui tiennent aux causes premières, les autres qui n’ont pour objet que les effets particuliers : par exemple, si l’on demande pourquoi la matière est impénétrable, on ne répondra pas, ou bien on répondra par la question même, en disant, la matière est impénétrable par la raison qu’elle est impénétrable, et il en sera de même de toutes les qualités générales de la matière ; pourquoi est-elle étendue, pesante, persistante dans son état de mouvement ou de repos ? On ne pourra jamais répondre que par la question même ; elle est telle, parce qu’en effet elle est telle, et nous ne serons pas étonnés que l’on ne puisse pas répondre autrement, si nous y faisons attention ; car nous sentirons bien que, pour donner la raison d’une chose, il faut avoir un sujet différent de la chose, duquel sujet on puisse tirer cette raison : or toutes les fois qu’on nous demandera la raison d’une cause générale, c’est-à-dire d’une qualité qui appartient généralement à tout, dès lors nous n’avons point de sujet à qui elle n’appartienne point, par conséquent rien qui puisse nous fournir une raison, et dès lors, il est démontré qu’il est inutile de la chercher, puisqu’on irait par là contre la supposition, qui est que la qualité est générale, qu’elle appartient à tout.

Si l’on demande au contraire la raison d’un effet particulier, on la trouvera toujours dès qu’on pourra faire voir clairement que cet effet particulier dépend immédiatement des causes premières dont nous venons de parler, et la question sera résolue toutes les fois que nous pourrons répondre que l’effet dont il s’agit tient à un effet plus général, et, soit qu’il y tienne immédiatement ou qu’il y tienne par un enchaînement d’autres effets, la question sera également résolue, pourvu qu’on voie clairement la dépendance de ces effets les uns des autres, et les rapports qu’ils ont entre eux.

Mais, si l’effet particulier dont on demande la raison ne nous paraît pas dépendre de ces effets généraux, si non seulement il n’en dépend pas, mais même s’il ne paraît avoir aucune analogie avec les autres effets particuliers, dès lors cet effet étant seul de son espèce, et n’ayant rien de commun avec les autres effets, rien au moins qui nous soit connu, la question est insoluble, parce que, pour donner la raison d’une chose, il faut avoir un sujet duquel on la puisse tirer, et que, n’y ayant ici aucun sujet connu qui ait quelque rapport avec celui que nous voulons expliquer, il n’y a rien dont on puisse tirer cette raison que nous cherchons : ceci est le contraire de ce qui arrive lorsqu’on demande la raison d’une cause générale ; on ne la trouve pas, parce que tout a les mêmes qualités, et au contraire on ne trouve pas la raison de l’effet isolé dont nous parlons, parce que rien de connu n’a les mêmes qualités ; mais la différence qu’il y a entre l’un et l’autre, c’est qu’il est démontré, comme on l’a vu, qu’on ne peut pas trouver la raison d’un effet général, sans quoi il ne serait pas général, au lieu qu’on peut espérer de trouver un jour la raison d’un effet isolé, par la découverte de quelque autre effet relatif au premier, que nous ignorons et qu’on pourra trouver ou par hasard, ou par des expériences.

Il y a encore une autre espèce de question qu’on pourrait appeler question de fait : par exemple, pourquoi y a-t-il des arbres ? pourquoi y a-t-il des chiens ? pourquoi y a-t-il des puces, etc. ? Toutes ces questions de fait sont insolubles, car ceux qui croient y répondre par des causes finales ne font pas attention qu’ils prennent l’effet pour la cause ; le rapport que ces choses ont avec nous n’influant point du tout sur leur origine, la convenance morale ne peut jamais devenir une raison physique.

Aussi faut-il distinguer avec soin les questions où l’on emploie le pourquoi de celles où l’on doit employer le comment, et encore de celles où l’on ne doit employer que le combien. Le pourquoi est toujours relatif à la cause de l’effet ou au fait même, le comment est relatif à la façon dont arrive l’effet, et le combien n’a de rapport qu’à la mesure de cet effet[NdÉ 6].

Tout ceci étant bien entendu, examinons maintenant la question de la reproduction des êtres. Si l’on nous demande pourquoi les animaux et les végétaux se reproduisent, nous reconnaîtrons bien clairement que cette demande étant une question de fait, elle est dès lors insoluble, et qu’il est inutile de chercher à la résoudre ; mais, si on demande comment les animaux et les végétaux se reproduisent, nous croirons y satisfaire en faisant l’histoire de la génération de chaque animal en particulier, et de la reproduction de chaque végétal aussi en particulier ; mais, lorsqu’après avoir parcouru toutes les manières d’engendrer son semblable, nous aurons remarqué que toutes ces histoires de la génération, accompagnées même des observations les plus exactes, nous apprennent seulement les faits sans nous indiquer les causes, et que les moyens apparents dont la nature se sert pour la reproduction ne nous paraissent avoir aucun rapport avec les effets qui en résultent, nous serons obligés de changer la question, et nous serons réduits à demander quel est donc le moyen caché que la nature peut employer pour la reproduction des êtres.

Cette question, qui est la vraie, est, comme l’on voit, bien différente de la première et de la seconde ; elle permet de chercher et d’imaginer, et dès lors elle n’est pas insoluble, car elle ne tient pas immédiatement à une cause générale ; elle n’est pas non plus une pure question de fait, et, pourvu qu’on puisse concevoir un moyen de reproduction, l’on y aura satisfait : seulement, il est nécessaire que ce moyen qu’on imaginera dépende des causes principales, ou du moins qu’il n’y répugne pas, et plus il aura de rapports avec les autres effets de la nature, mieux il sera fondé.

Par la question même il est donc permis de faire des hypothèses, et de choisir celle qui nous paraîtra avoir le plus d’analogie avec les autres phénomènes de la nature ; mais il faut exclure du nombre de celles que nous pourrions employer toutes celles qui supposent la chose faite, par exemple, celle par laquelle on supposerait que dans le premier germe tous les germes de la même espèce étaient contenus, ou bien qu’à chaque reproduction il y a une nouvelle création, que c’est un effet immédiat de la volonté de Dieu, et cela, parce que ces hypothèses se réduisent à des questions de fait dont il n’est pas possible de trouver les raisons : il faut aussi rejeter toutes les hypothèses qui auraient pour objet les causes finales, comme celles où l’on dirait que la reproduction se fait pour que le vivant remplace le mort, pour que la terre soit toujours également couverte de végétaux et peuplée d’animaux, pour que l’homme trouve abondamment sa subsistance, etc., parce que ces hypothèses, au lieu de rouler sur les causes physiques de l’effet qu’on cherche à expliquer, ne portent que sur des rapports arbitraires et sur des convenances morales[NdÉ 7] ; en même temps, il faut se défier de ces axiomes absolus, de ces proverbes de physique que tant de gens ont mal à propos employés comme principes : par exemple, il ne se fait point de fécondation hors du corps, nulla fæcundatio extra corpus, tout vivant vient d’un œuf, toute génération suppose des sexes, etc. Il ne faut jamais prendre ces maximes dans un sens absolu, et il faut penser qu’elles signifient seulement que cela est ordinairement de cette façon plutôt que d’une autre.

Cherchons donc une hypothèse qui n’ait aucun des défauts dont nous venons de parler, et par laquelle on ne puisse tomber dans aucun des inconvénients que nous venons d’exposer ; et, si nous ne réussissons pas à expliquer la mécanique dont se sert la nature pour opérer la reproduction, au moins nous arriverons à quelque chose de plus vraisemblable que ce qu’on a dit jusqu’ici.

De la même façon que nous pouvons faire des moules par lesquels nous donnons à l’extérieur des corps telle figure qu’il nous plaît, supposons que la nature puisse faire des moules par lesquels elle donne non seulement la figure extérieure, mais aussi la forme intérieure ; ne serait-ce pas un moyen par lequel la reproduction pourrait être opérée[NdÉ 8] ?

Considérons d’abord sur quoi cette supposition est fondée ; examinons si elle ne renferme rien de contradictoire, et ensuite nous verrons quelles conséquences on peut en tirer. Comme nos sens ne sont juges que de l’extérieur des corps, nous comprenons nettement les affections extérieures et les différentes figures des surfaces, et nous pouvons imiter la nature et rendre les figures extérieures par différentes voies de représentation, comme la peinture, la sculpture et les moules. Mais, quoique nos sens ne soient juges que des qualités extérieures, nous n’avons pas laissé de reconnaître qu’il y a dans les corps des qualités intérieures, dont quelques-unes sont générales, comme la pesanteur ; cette qualité ou cette force n’agit pas relativement aux surfaces, mais proportionnellement aux masses, c’est-à-dire à la quantité de matière. Il y a donc dans la nature des qualités, même fort actives, qui pénètrent les corps jusque dans les parties les plus intimes : nous n’aurons jamais une idée nette de ces qualités, parce que, comme je viens de le dire, elles ne sont pas extérieures et que, par conséquent, elles ne peuvent pas tomber sous nos sens ; mais nous pouvons en comparer les effets, et il nous est permis d’en tirer des analogies pour rendre raison des effets de qualités du même genre.

Si nos yeux, au lieu de ne nous représenter que la surface des choses, étaient conformés de façon à nous représenter l’intérieur des corps, nous aurions alors une idée nette de cet intérieur, sans qu’il nous fût possible d’avoir par ce même sens aucune idée des surfaces. Dans cette supposition, les moules pour l’intérieur, que j’ai dit qu’emploie la nature, nous seraient aussi faciles à voir et à concevoir que nous le sont les moules pour l’extérieur, et même les qualités qui pénètrent l’intérieur des corps seraient les seules dont nous aurions des idées claires ; celles qui ne s’exerceraient que sur les surfaces nous seraient inconnues, et nous aurions dans ce cas des voies de représentation pour imiter l’intérieur des corps, comme nous en avons pour imiter l’extérieur : ces moules intérieurs, que nous n’aurons jamais, la nature peut les avoir, comme elle a les qualités de la pesanteur, qui en effet pénètrent à l’intérieur ; la supposition de ces moules est donc fondée sur de bonnes analogies ; il reste à examiner si elle ne renferme aucune contradiction.

On peut nous dire que cette expression, moule intérieur, paraît d’abord renfermer deux idées contradictoires, que celle du moule ne peut se rapporter qu’à la surface, et que celle de l’intérieur doit ici avoir rapport à la masse ; c’est comme si l’on voulait joindre ensemble l’idée de la surface et l’idée de la masse, et on dirait tout aussi bien une surface massive qu’un moule intérieur.

J’avoue que, quand il faut représenter des idées qui n’ont pas encore été exprimées, on est obligé de se servir quelquefois de termes qui paraissent contradictoires, et c’est par cette raison que les philosophes ont souvent employé dans ces cas des termes étrangers, afin d’éloigner de l’esprit l’idée de contradiction qui peut se présenter, en se servant de termes usités et qui ont une signification reçue ; mais nous croyons que cet artifice est inutile, dès qu’on peut faire voir que l’opposition n’est que dans les mots, et qu’il n’y a rien de contradictoire dans l’idée : or je dis que, toutes les fois qu’il y a unité dans l’idée, il ne peut y avoir contradiction ; c’est-à-dire, toutes les fois que nous pouvons nous former une idée d’une chose, si cette idée est simple, elle ne peut être composée, elle ne peut renfermer aucune autre idée et, par conséquent, elle ne contiendra rien d’opposé, rien de contraire.

Les idées simples sont non seulement les premières appréhensions qui nous viennent par les sens, mais encore les premières comparaisons que nous faisons de ces appréhensions ; car, si l’on y fait réflexion, l’on sentira bien que la première appréhension elle-même est toujours une comparaison : par exemple, l’idée de la grandeur d’un objet ou de son éloignement renferme nécessairement la comparaison avec une unité de grandeur ou de distance ; ainsi, lorsqu’une idée ne renferme qu’une comparaison, on doit la regarder comme simple, et dès lors comme ne contenant rien de contradictoire. Telle est l’idée du moule intérieur ; je connais dans la nature une qualité qu’on appelle pesanteur, qui pénètre les corps à l’intérieur, je prends l’idée du moule intérieur relativement à cette qualité ; cette idée n’enferme donc qu’une comparaison, et par conséquent aucune contradiction.

Voyons maintenant les conséquences qu’on peut tirer de cette supposition ; cherchons aussi les faits qu’on peut y joindre ; elle deviendra d’autant plus vraisemblable que le nombre des analogies sera plus grand, et, pour nous faire mieux entendre, commençons par développer, autant que nous pourrons, cette idée des moules intérieurs, et par expliquer comment nous entendons qu’elle nous conduira à concevoir les moyens de la reproduction.

La nature, en général, me paraît tendre beaucoup plus à la vie qu’à la mort : il semble qu’elle cherche à organiser les corps autant qu’il est possible ; la multiplication des germes, qu’on peut augmenter presqu’à l’infini, en est une preuve, et l’on pourrait dire, avec quelque fondement, que, si la matière n’est pas toute organisée, c’est que les êtres organisés se détruisent les uns les autres ; car nous pouvons augmenter, presque autant que nous voulons, la quantité des êtres vivants et végétants, et nous ne pouvons pas augmenter la quantité des pierres ou des autres matières brutes ; cela paraît indiquer que l’ouvrage le plus ordinaire de la nature est la production de l’organique, que c’est là son action la plus familière, et que sa puissance n’est pas bornée à cet égard.

Pour rendre ceci sensible, faisons le calcul de ce qu’un seul germe pourrait produire, si l’on mettait à profit toute sa puissance productrice ; prenons une graine d’orme qui ne pèse pas la centième partie d’une once : au bout de cent ans, elle aura produit un arbre dont le volume sera, par exemple, de dix toises cubes ; mais, dès la dixième année, cet arbre aura rapporté un millier de graines qui, étant toutes semées, produiront un millier d’arbres, lesquels, au bout de cent ans, auront aussi un volume égal à dix toises cubes chacun ; ainsi, en cent dix ans, voilà déjà plus de dix milliers de toises cubes de matière organique ; dix ans après, il y en aura 10 millions de toises, sans y comprendre les dix milliers d’augmentation par chaque année, ce qui ferait encore cent milliers de plus, et dix ans encore après il y en aura 10 000 000 000 000 de toises cubiques ; ainsi, en cent trente ans, un seul germe produirait un volume de matière organisée de mille lieues cubiques, car une lieue cubique ne contient que 10 000 000 000 toises cubes, à très peu près, et dix ans après un volume de mille fois mille, c’est-à-dire d’un million de lieues cubiques, et dix ans après un million de fois un million, c’est-à-dire 1 000 000 000 000 lieues cubiques de matière organisée ; en sorte qu’en cent cinquante ans le globe terrestre tout entier pourrait être converti en matière organique d’une seule espèce. La puissance active de la nature ne serait arrêtée que par la résistance des matières qui, n’étant pas toutes de l’espèce qu’il faudrait qu’elles fussent pour être susceptibles de cette organisation, ne se convertiraient pas en substance organique, et cela même nous prouve que la nature ne tend pas à faire du brut, mais de l’organique, et que, quand elle n’arrive pas à ce but, ce n’est que parce qu’il y a des inconvénients qui s’y opposent. Ainsi il paraît que son principal dessein est en effet de produire des corps organisés et d’en produire le plus qu’il est possible, car ce que nous avons dit de la graine d’orme peut se dire de tout autre germe, et il serait facile de démontrer que si, à commencer d’aujourd’hui, on faisait éclore tous les œufs de toutes les poules, et que pendant trente ans on eût soin de faire éclore de même tous ceux qui viendraient, sans détruire aucun de ces animaux, au bout de ce temps il y en aurait assez pour couvrir la surface entière de la terre, en les mettant tous près les uns des autres.

En réfléchissant sur cette espèce de calcul, on se familiarisera avec cette idée singulière que l’organique est l’ouvrage le plus ordinaire de la nature, et apparemment celui qui lui coûte le moins ; mais je vais plus loin : il me paraît que la division générale qu’on devrait faire de la matière est matière vivante et matière morte, au lieu de dire matière organisée et matière brute ; le brut n’est que le mort, je pourrais le prouver par cette quantité énorme de coquilles et d’autres dépouilles des animaux vivants qui font la principale substance des pierres, des marbres, des craies et des marnes, des terres, des tourbes, et de plusieurs autres matières que nous appelons brutes, et qui ne sont que les débris et les parties mortes d’animaux ou de végétaux ; mais une réflexion, qui me paraît être bien fondée, le fera peut-être mieux sentir.

Après avoir médité sur l’activité qu’a la nature pour produire des êtres organisés, après avoir vu que sa puissance à cet égard n’est pas bornée en elle-même, mais qu’elle est seulement arrêtée par des inconvénients et des obstacles extérieurs, après avoir reconnu qu’il doit exister une infinité de parties organiques vivantes qui doivent produire le vivant, après avoir montré que le vivant est-ce qui coûte le moins à la nature, je cherche quelles sont les causes principales de la mort et de la destruction, et je vois qu’en général les êtres qui ont la puissance de convertir la matière en leur propre substance, et de s’assimiler les parties des autres êtres, sont les plus grands destructeurs. Le feu, par exemple, a tant d’activité qu’il tourne en sa propre substance presque toute la matière qu’on lui présente ; il s’assimile et se rend propres toutes les choses combustibles ; aussi est-il le plus grand moyen de destruction qui nous soit connu. Les animaux semblent participer aux qualités de la flamme ; leur chaleur intérieure est une espèce de feu : aussi, après la flamme, les animaux sont les plus grands destructeurs, et ils assimilent et tournent en leur substance toutes les matières qui peuvent leur servir d’aliments ; mais, quoique ces deux causes de destruction soient très considérables et que leurs effets tendent perpétuellement à l’anéantissement de l’organisation des êtres, la cause qui la reproduit est infiniment plus puissante et plus active, et il semble qu’elle emprunte, de la destruction même, des moyens pour opérer la reproduction, puisque l’assimilation, qui est une cause de mort, est en même temps un moyen nécessaire pour produire le vivant.

Détruire un être organisé n’est, comme nous l’avons dit, que séparer les parties organiques dont il est composé ; ces mêmes parties restent séparées jusqu’à ce qu’elles soient réunies par quelque puissance active ; mais quelle est cette puissance ? Celle que les végétaux et les animaux ont de s’assimiler la matière qui leur sert de nourriture n’est-elle pas la même, ou du moins n’a-t-elle pas beaucoup de rapport avec celle qui doit opérer la reproduction ?


Notes de Buffon
  1. « Hæ tàm parvæ quàm magnæ figuræ (salium) ex magno solùm numero minorum particularum quæ eamdem figuram habent, sunt conflatæ, sicuti mihi sæpè licuit observare, cùm aquam marinam aut communem in qua sal commune liquatum erat, intueor per microscopium, quòd ex ea prodeunt elegantes, parvæ ac quadrangulares figuræ adeò exiguæ, ut mille earum myriades magnitudinem arenæ crassioris non æquent. Quæ salis minutæ particulæ, quàm primùm oculis conspicio, magnitudine ab omnibus lateribus crescunt, suam tamen elegantem superficiem quadrangularem retinentes ferè… Figuræ hæ salinæ cavitate donatæ sunt, etc. » Voyez Leeuwenhoek, Arc. Nat., t. Ier, p. 3.
  2. On peut voir la démonstration que j’en ai donnée dans la préface de la traduction des Fluxions de Newton, p. 7 et suiv.
Notes de l’éditeur
  1. Buffon n’a que des idées très vagues sur la constitution intime des êtres vivants. On ignorait, à son époque, que tous les végétaux et les animaux sont composés de cellules, c’est-à-dire d’individualités primaires, très simples, jouissant de toutes les propriétés à l’ensemble desquelles nous donnons le nom de vie, se nourrissant, se multipliant et constituant, je le répète, de véritables individus. Mais, si Buffon ignorait ces faits, il est bien manifeste, à la lecture de ce chapitre, qu’il les avait en quelque sorte soupçonnés et devinés. Il est même assez facile de se rendre compte, par la lecture de la première page du chapitre, de l’enchaînement de pensées par lequel il était arrivé à cette divination. Il rappelle d’abord que les végétaux, « les ormes, les saules, les groseillers, » se reproduisent par des parties ou bourgeons qui représentent le tout, en ont l’organisation sous une forme rudimentaire et peuvent se développer en un organisme tout à fait semblable à celui dont on les a détachés. Ce qu’il dit ensuite des vers et des polypes montre qu’il était au courant des expériences de Trembley qui, coupant un polype d’eau douce en deux, avait vu chacune des parties se développer en un animal nouveau ; de là à supposer, par suite d’une généralisation hardie, que tous les êtres vivants étaient formés d’une infinité « de parties similaires » et d’un « assemblage de germes ou de petits individus de la même espèce, lesquels peuvent tous se développer de la même façon, suivant les circonstances, et former de nouveaux touts composés comme le premier, » il n’y avait qu’un pas, un pas de géant, il est vrai, mais que Buffon était de taille à faire. Cependant, en généralisant par simple intuition et en bâtissant sur le sable mouvant d’une science insuffisante, il s’exposait à commettre plus d’une faute. C’est en effet ce qui lui arriva, et tout ce chapitre est un mélange de vues très justes et de conceptions chimériques. (Voyez mon Introduction.)
  2. Toute cette page est d’une grande justesse. Les cellules constituantes des organismes vivants sont, en effet, comparables aux petits cristaux primaires qui forment par leur assemblage un gros cristal ; mais, tandis que tous les éléments constituants d’un cristal sont semblables, les éléments qui composent le corps des êtres vivants ne le sont pas toujours. L’identité de forme, de structure et de propriétés n’existe entre eux que dans certains organismes inférieurs ; à mesure qu’on s’élève dans l’arbre généalogique des êtres, on constate des différences de plus en plus marquées entre les divers éléments constituants d’un même individu.
  3. Tout cela sera vrai si au mot « petits êtres organisés » dont se sert Buffon, nous substituons le mot « cellules ». [Note de Wikisource : Notons tout de même que les cellules ne sauraient être « incorruptibles », et que l’ « addition » de cellules est en fait la division des cellules existantes en deux cellules, qui elles-mêmes pourront se diviser, etc.]
  4. Cela est exact. On peut considérer chacun des bourgeons d’un arbre comme un individu semblable, par les traits essentiels de son organisation, à l’arbre qui lui a donné naissance ; quand on l’isole et qu’on le bouture ou qu’on le greffe, il devient réellement un arbre nouveau, semblable au premier.
  5. Buffon formule dans ce passage, avec une grande netteté, la théorie dite de « la préexistence des germes » qui a eu beaucoup d’adeptes au siècle dernier et au commencement de celui-ci. Il montre ensuite très bien ce qu’a de vague et de métaphysique cette théorie.
  6. Les considérations auxquelles se livre Buffon dans les deux pages ci-dessus, relativement à la nature des questions que la science est appelée à résoudre, sont des plus remarquables et des plus vraies qu’il ait formulées. Elles contiennent toute la substance de la seule philosophie que puisse admettre un naturaliste décidé à ne tenir compte que des faits et des objets susceptibles de tomber sous son observation.
  7. Il me paraît utile de mettre en relief l’admirable justesse de ces observations. Il est permis de comparer tout cet exposé de la méthode scientifique au célèbre Discours de la Méthode, et je n’hésite pas à déclarer que ces pages de Buffon me paraissent infiniment supérieures à celles de Descartes.
  8. Si Buffon a été admirablement inspiré quand il a tracé les règles auxquelles doit se soumettre le naturaliste dans l’observation des faits et dans la recherche de leurs causes, il a eu la main beaucoup moins heureuse quand il s’est arrêté à l’hypothèse des « moules ». Il ne faudrait cependant pas exagérer, comme l’ont fait certains commentateurs de Buffon, l’importance de l’erreur commise. À travers les brouillards de sa pensée et les termes par lesquels il la traduit, il est facile de se rendre compte que l’expression de « moule » dont il fait usage est ce qu’il y a de plus mauvais dans sa théorie de la génération. (Voyez plus loin son chapitre de la nutrition et mes notes, ainsi que mon Introduction.)

    [Note de Wikisource : Il est intéressant de constater que l’hypothèse des moules intérieurs de Buffon a au contraire attiré depuis la seconde moitié du xxe siècle un intérêt nouveau, certains scientifiques ayant voulu reconnaître dans cette notion une préfiguration de la notion actuelle de programme génétique. Voyez notamment La logique du vivant de François Jacob.]