Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire et théorie de la Terre/Preuves de la théorie de la Terre/Article VIII



ARTICLE VIII

SUR LES COQUILLES ET LES AUTRES PRODUCTIONS DE LA MER, QU’ON TROUVE DANS L’INTÉRIEUR DE LA TERRE



J’ai souvent examiné des carrières du haut en bas, dont les bancs étaient remplis de coquilles ; j’ai vu des collines entières qui en sont composées, des chaînes de rochers qui en contiennent une grande quantité dans toute leur étendue. Le volume de ces productions de la mer est étonnant, et le nombre de ces dépouilles d’animaux marins est si prodigieux, qu’il n’est guère possible d’imaginer qu’il puisse y en avoir davantage dans la mer ; c’est en considérant cette multitude innombrable de coquilles et d’autres productions marines, qu’on ne peut pas douter que notre terre n’ait été pendant un très long temps un fond de mer peuplé d’autant de coquillages que l’est actuellement l’océan : la quantité en est immense, et naturellement on n’imaginerait pas qu’il y eût dans la mer une multitude aussi grande de ces animaux ; ce n’est que par celle des coquilles fossiles et pétrifiées qu’on trouve sur la terre, que nous pouvons en avoir une idée. En effet, il ne faut pas croire, comme se l’imaginent tous les gens qui veulent raisonner sur cela sans avoir rien vu, qu’on ne trouve ces coquilles que par hasard, qu’elles sont dispersées çà et là, ou tout au plus par petits tas, comme des coquilles d’huîtres jetées à la porte ; c’est par montagnes qu’on les trouve, c’est par bancs de 100 et de 200 lieues de longueur ; c’est par collines et par provinces qu’il faut les toiser, souvent dans une épaisseur de 50 ou 60 pieds, et c’est d’après ces faits qu’il faut raisonner.

Nous ne pouvons donner sur ce sujet un exemple plus frappant que celui des coquilles de Touraine : voici ce qu’en dit l’historien de l’Académie (année 1720, pages 5 et suiv.) : « Dans tous les siècles assez peu éclairés et assez dépourvus du génie d’observation et de recherche, pour croire que tout ce qu’on appelle aujourd’hui pierres figurées, et les coquillages mêmes trouvés dans la terre, étaient des jeux de la nature, ou quelques accidents particuliers, le hasard a dû mettre au jour une infinité de ces sortes de curiosités que les philosophes mêmes, si c’étaient des philosophes, ne regardaient qu’avec une surprise ignorante ou une légère attention, et tout cela périssait sans aucun fruit pour le progrès des connaissances. Un potier de terre, qui ne savait ni latin ni grec, fut le premier[1], vers la fin du xvie siècle, qui osa dire dans Paris, et à la face de tous les docteurs, que les coquilles fossiles étaient de véritables coquilles déposées autrefois par la mer dans les lieux où elles se trouvaient alors ; que des animaux, et surtout des poissons, avaient donné aux pierres figurées toutes leurs différentes figures, etc., et il défia hardiment toute l’école d’Aristote d’attaquer ses preuves ; c’est Bernard Palissy, Saintongeois, aussi grand physicien que la nature seule en puisse former un : cependant son système a dormi près de cent ans, et le nom même de l’auteur est presque mort. Enfin les idées de Palissy se sont réveillées dans l’esprit de plusieurs savants ; elles ont fait la fortune qu’elles méritaient, on a profité de toutes les coquilles, de toutes les pierres figurées que la terre a fournies ; peut-être seulement sont-elles devenues aujourd’hui trop communes, et les conséquences qu’on en tire sont en danger d’être bientôt trop incontestables.

» Malgré cela, ce doit être encore une chose étonnante que le sujet des observations présentes de M. Réaumur : une masse de 130 680 000 toises cubiques, enfouie sous terre, qui n’est qu’un amas de coquilles ou de fragments de coquilles sans nul mélange de matière étrangère, ni pierre, ni terre, ni sable ; jamais jusqu’à présent les coquilles fossiles n’ont paru en cette énorme quantité, et jamais, quoique en une quantité beaucoup moindre, elles n’ont paru sans mélange. C’est en Touraine que se trouve ce prodigieux amas à plus de 36 de la mer : on l’y connaît, parce que les paysans de ce canton se servent de ces coquilles qu’ils tirent de terre, comme de marne, pour fertiliser leurs campagnes, qui sans cela seraient absolument stériles. Nous laissons expliquer à M. de Réaumur comment ce moyen assez particulier, et en apparence assez bizarre, leur réussit ; nous nous renfermons dans la singularité de ce grand tas de coquilles.

» Ce qu’on tire de terre, et qui ordinairement n’y est pas à plus de 8 ou 9 pieds de profondeur, ce ne sont que de petits fragments de coquilles, très reconnaissables pour en être des fragments ; car ils ont les cannelures très bien marquées, seulement ont-ils perdu leur luisant et leur vernis, comme presque tous les coquillages qu’on trouve en terre, qui doivent y avoir été longtemps enfouis. Les plus petits fragments, qui ne sont que de la poussière, sont encore reconnaissables pour être des fragments de coquilles, parce qu’ils sont parfaitement de la même matière que les autres, quelquefois il se trouve des coquilles entières. On reconnaît les espèces, tant des coquilles entières que des fragments un peu gros : quelques-unes de ces espèces sont connues sur les côtes de Poitou, d’autres appartiennent à des côtes éloignées. Il y a jusqu’à des fragments de plantes marines pierreuses, telles que des madrépores, des champignons de mer, etc. : toute cette matière s’appelle dans le pays du falun.

» Le canton qui, en quelque endroit qu’on le fouille, fournit du falun, a bien neuf lieues carrées de surface. On ne perce jamais la minière de falun ou falunière au delà de vingt pieds ; M. de Réaumur en rapporte les raisons, qui ne sont prises que de la commodité des laboureurs et de l’épargne des frais ; ainsi les falunières peuvent avoir une profondeur beaucoup plus grande que celle qu’on leur connaît : cependant nous n’avons fait le calcul des 130 680 000 toises cubiques, que sur le pied de 18 pieds de profondeur et non pas de vingt, et nous n’avons mis la lieue qu’à 2 200 toises ; tout a donc été évalué fort bas, et peut-être l’amas de coquilles est-il de beaucoup plus grand que nous ne l’avons posé ; qu’il soit seulement double, combien la merveille augmente-t-elle !

» Dans les faits de physique, de petites circonstances que la plupart des gens ne s’aviseraient pas de remarquer, tirent quelquefois à conséquence et donnent des lumières. M. de Réaumur a observé que tous les fragments de coquilles sont dans leur tas posés sur le plat et horizontalement ; de là il a conclu que cette infinité de fragments ne sont pas venus de ce que dans le tas, formé d’abord de coquilles entières, les supérieures auraient par leur poids brisé les inférieures, car de cette manière il se serait fait des écroulements qui auraient donné aux fragments une infinité de positions différentes. Il faut que la mer ait apporté dans ce lieu-là toutes ces coquilles, soit entières, soit quelques-unes déjà brisées, et, comme elle les apportait flottantes, elles étaient posées sur le plat et horizontalement ; après qu’elles ont été toutes déposées au rendez-vous commun, l’extrême longueur du temps en aura brisé et presque calciné la plus grande partie sans déranger leur position.

» Il paraît assez par là qu’elles n’ont pu être apportées que successivement, et, en effet, comment la mer voiturerait-elle tout à la fois une si prodigieuse quantité de coquilles, et toutes dans une position horizontale ? Elles ont dû s’assembler dans un même lieu, et par conséquent ce lieu a été le fond d’un golfe ou une espèce de bassin.

» Toutes ces réflexions prouvent que, quoiqu’il ait dû rester et qu’il reste effectivement sur la terre beaucoup de vestiges du déluge universel rapporté par l’Écriture sainte, ce n’est point ce déluge qui a produit l’amas des coquilles de Touraine, peut-être n’y en a-t-il d’aussi grands amas dans aucun endroit du fond de la mer ; mais enfin le déluge ne les en aurait pas arrachées, et s’il l’avait fait, ç’aurait été avec une impétuosité et une violence qui n’aurait pas permis à toutes ces coquilles d’avoir une même position ; elles ont dû être apportées doucement, lentement, et par conséquent en un temps beaucoup plus long qu’une année.

» Il faut donc, ou qu’avant, ou qu’après le déluge la surface de la terre ait été, du moins en quelques endroits, bien différemment disposée de ce qu’elle est aujourd’hui ; que les mers et les continents y aient eu un autre arrangement, et qu’enfin il y ait eu un grand golfe au milieu de la Touraine. Les changements qui nous sont connus depuis le temps des histoires ou des fables qui ont quelque chose d’historique sont, à la vérité, peu considérables, mais ils nous donnent lieu d’imaginer aisément ceux que des temps plus longs pourraient amener. M. de Réaumur imagine comment le golfe de Touraine tenait à l’océan, et quel était le courant qui y charriait les coquilles ; mais ce n’est qu’une simple conjecture donnée pour tenir lieu du véritable fait inconnu, qui sera toujours quelque chose d’approchant. Pour parler sûrement sur cette matière, il faudrait avoir des espèces de cartes géographiques dressées selon toutes les minières de coquillages enfouis en terre : quelle quantité d’observations ne faudrait-il pas, et quel temps pour les avoir ! Qui sait cependant si les sciences n’iront pas un jour jusque-là, du moins en partie ? »

Cette quantité si considérable de coquilles nous étonnera moins, si nous faisons attention à quelques circonstances qu’il est bon de ne pas omettre : la première est que les coquillages se multiplient prodigieusement et qu’ils croissent en fort peu de temps, l’abondance d’individus dans chaque espèce prouve leur fécondité ; on a un exemple de cette grande multiplication dans les huîtres : on enlève quelquefois dans un seul jour un volume de ces coquillages de plusieurs toises de grosseur, on diminue considérablement en assez peu de temps les rochers dont on les sépare, et il semble qu’on épuise les autres endroits où on les pêche ; cependant l’année suivante on en retrouve autant qu’il y en avait auparavant, on ne s’aperçoit pas que la quantité d’huîtres soit diminuée, et je ne sache pas qu’on ait jamais épuisé les endroits où elles viennent naturellement. Une seconde attention qu’il faut faire, c’est que les coquilles sont d’une substance analogue à la pierre, qu’elles se conservent très longtemps dans les matières molles, qu’elles se pétrifient aisément dans les matières dures, et que ces productions marines et ces coquilles que nous trouvons sur la terre, étant les dépouilles de plusieurs siècles, elles ont dû former un volume fort considérable.

Il y a, comme on voit, une prodigieuse quantité de coquilles bien conservées dans les marbres, dans les pierres à chaux, dans les craies, dans les marnes, etc. ; on les trouve, comme je viens de le dire, par collines et par montagnes ; elles font souvent plus de la moitié du volume des matières où elles sont contenues ; elles paraissent la plupart bien conservées, d’autres sont en fragments, mais assez gros pour qu’on puisse reconnaître à l’œil l’espèce de coquille à laquelle ces fragments appartiennent, et c’est là où se bornent les observations et les connaissances que l’inspection peut nous donner. Mais je vais plus loin, je prétends que les coquilles sont l’intermède que la nature emploie pour former la plupart des pierres ; je prétends que les craies, les marnes et les pierres à chaux ne sont composées que de poussière et de détriments de coquilles ; que, par conséquent, la quantité des coquilles détruites est encore infiniment plus considérable que celle des coquilles conservées : on verra dans le discours sur les minéraux les preuves que j’en donnerai ; je me contenterai d’indiquer ici le point de vue sous lequel il faut considérer les couches dont le globe est composé. La première couche extérieure est formée du limon de l’air, du sédiment des pluies, des rosées, et des parties végétales ou animales, réduites en particules dans lesquelles l’ancienne organisation n’est pas sensible ; les couches intérieures de craie, de marne, de pierre à chaux, de marbre, sont composées de détriments de coquilles et d’autres productions marines, mêlées avec des fragments de coquilles ou avec des coquilles entières ; mais les sables vitrifiables et l’argile sont les matières dont l’intérieur du globe est composé ; elles ont été vitrifiées dans le temps que le globe a pris sa forme, laquelle suppose nécessairement que la matière a été toute en fusion. Le granit, le roc vif, les cailloux et les grès en grande masse, les ardoises, les charbons de terre[NdÉ 1] doivent leur origine au sable et à l’argile, et ils sont aussi disposés par couches ; mais les tufs, les grès et les cailloux qui ne sont pas en grande masse, les cristaux, les métaux, les pyrites, la plupart des minéraux, les soufres, etc., sont des matières dont la formation est nouvelle en comparaison des marbres, des pierres calcinables, des craies, des marnes, et de toutes les autres matières qui sont disposées par couches horizontales, et qui contiennent des coquilles et d’autres débris des productions de la mer.

Comme les dénominations dont je viens de me servir pourraient paraître obscures ou équivoques, je crois qu’il est nécessaire de les expliquer. J’entends par le mot d’argile, non seulement les argiles blanches, jaunes, mais aussi les glaises bleues, molles, dures feuilletées, etc., que je regarde comme des scories de verre, ou comme du verre décomposé. Par le mot de sable, j’entends toujours le sable vitrifiable, et non seulement je comprends sous cette dénomination le sable fin qui produit les grès, et que je regarde comme de la poussière de verre, ou plutôt de pierre ponce, mais aussi le sable qui provient du grès usé et détruit par le frottement, et encore le sable gros comme du menu gravier, qui provient du granit et du roc vif, qui est aigre, anguleux, rougeâtre, et qu’on trouve assez communément dans le lit des ruisseaux et des rivières qui tirent immédiatement leurs eaux des hautes montagnes, ou de collines qui sont composées de roc vif ou de granit. La rivière d’Armanson qui passe à Semur en Auxois, où toutes les pierres sont du roc vif, charrie une grande quantité de ce sable, qui est gros et fort aigre ; il est de la même nature que le roc vif, et il n’en est en effet que le débris, comme le gravier calcinable n’est que le débris de la pierre de taille ou du moellon. Au reste, le roc vif et le granit sont une seule et même substance ; mais j’ai cru devoir employer les deux dénominations, parce qu’il y a bien des gens qui en font deux matières différentes. Il en est de même des cailloux et des grès en grande masse : je les regarde comme des espèces de rocs vifs ou de granits, et je les appelle cailloux en grande masse, parce qu’ils sont disposés, comme la pierre calcinable, par couches, et pour les distinguer des cailloux et des grès que j’appelle en petites masses, qui sont les cailloux ronds et les grès que l’on trouve à la chasse, comme disent les ouvriers, c’est-à-dire les grès dont les bancs n’ont pas de suite et ne forment pas de carrières continues et qui aient une certaine étendue ; ces grès et ces cailloux sont d’une formation plus nouvelle, et n’ont pas la même origine que les cailloux et les grès en grande masse, qui sont disposés par couches. J’entends par la dénomination d’ardoise, non seulement l’ardoise bleue que tout le monde connaît, mais les ardoises blanches, grises, rougeâtres et tous les schistes ; ces matières se trouvent ordinairement au-dessous de l’argile feuilletée et semblent n’être en effet que de l’argile, dont les différentes petites couches ont pris corps en se desséchant, ce qui a produit les délits qui s’y trouvent. Le charbon de terre, la houille, le jais sont des matières qui appartiennent aussi à l’argile, et qu’on trouve sous l’argile feuilletée ou sous l’ardoise. Par le mot de tuf, j’entends non seulement le tuf ordinaire qui paraît troué, et, pour ainsi dire, organisé, mais encore toutes les couches de pierres qui se sont faites par le dépôt des eaux courantes, toutes les stalactites, toutes les incrustations, toutes les espèces de pierres fondantes ; il n’est pas douteux que ces matières ne soient nouvelles et qu’elles ne prennent tous les jours de l’accroissement. Le tuf n’est qu’un amas de matières lapidifiques, dans lesquelles on n’aperçoit aucune couche distincte ; cette matière est disposée ordinairement en petits cylindres creux, irrégulièrement groupés et formés par des eaux gouttières au pied des montagnes ou sur la pente des collines, qui contiennent des lits de marne ou de pierre tendre et calcinable ; la masse totale de ces cylindres, qui font un des caractères spécifiques de cette espèce de tuf, est toujours ou oblique, ou verticale, selon la direction des filets d’eau qui les forment ; ces sortes de carrières parasites n’ont aucune suite, leur étendue est très bornée en comparaison des carrières ordinaires, et elle est proportionnée à la hauteur des montagnes qui leur fournissent la matière de leur accroissement. Le tuf recevant chaque jour de nouveaux sucs lapidifiques, ces petites colonnes cylindriques qui laissaient entre elles beaucoup d’intervalle se confondent à la fin, et avec le temps le tout devient compact ; mais cette matière n’acquiert jamais la dureté de la pierre, c’est alors ce qu’Agricola nomme marga tofacea fistulosa. On trouve ordinairement dans ce tuf quantité d’impressions de feuilles d’arbres et de plantes de l’espèce de celles que le terrain des environs produit ; on y trouve aussi assez souvent des coquilles terrestres très bien conservées, mais jamais de coquilles de mer. Le tuf est donc certainement une matière nouvelle, qui doit être mise dans la classe des stalactites, des pierres fondantes, des incrustations, etc. ; toutes ces matières nouvelles sont des espèces de pierres parasites qui se forment aux dépens des autres, mais qui n’arrivent jamais à la vraie pétrification.

Le cristal, toutes les pierres précieuses, toutes celles qui ont une figure régulière, même les cailloux en petites masses qui sont formés par couches concentriques, soit que ces sortes de pierre se trouvent dans les fentes perpendiculaires des rochers, ou partout ailleurs, ne sont que des exsudations des cailloux en grande masse, des sucs concrets de ces mêmes matières, des pierres parasites nouvelles, de vraies stalactites de caillou ou de roc vif.

On ne trouve jamais de coquilles ni dans le roc vif ou granit, ni dans le grès ; au moins, je n’y en ai jamais vu, quoiqu’on en trouve, et même assez souvent, dans le sable vitrifiable duquel ces matières tirent leur origine ; ce qui semble prouver que le sable ne peut s’unir pour former du grès ou du roc vif que quand il est pur, et que, s’il est mêlé de substances d’un autre genre, comme sont les coquilles, ce mélange de parties, qui lui sont hétérogènes, en empêche la réunion. J’ai observé, dans le dessein de m’en assurer, ces petites pelotes qui se forment souvent dans les couches de sable mêlé de coquilles, et je n’y ai jamais trouvé aucune coquille ; ces pelotes sont un véritable grès : ce sont des concrétions qui se forment dans le sable aux endroits où il n’est pas mêlé de matières hétérogènes, qui s’opposent à la formation des bancs ou d’autres masses plus grandes que ces pelotes.

Nous avons dit qu’on a trouvé à Amsterdam, qui est un pays dont le terrain est fort bas, des coquilles de mer à 100 pieds de profondeur sous terre, et à Marly-la-Ville à 6 lieues de Paris, à 75 pieds : on en trouve de même au fond des mines et dans des bancs de rochers au-dessous d’une hauteur de pierre de 50, 100, 200 et jusqu’à 1 000 pieds d’épaisseur, comme il est aisé de le remarquer dans les Alpes et dans les Pyrénées ; il n’y a qu’à examiner de près les rochers coupés-à plomb, et on voit que, dans les lits inférieurs, il y a des coquilles et d’autres productions marines : mais, pour aller par ordre, on en trouve sur les montagnes d’Espagne, sur les Pyrénées, sur les montagnes de France, sur celles d’Angleterre, dans toutes les carrières de marbres en Flandre, dans les montagnes de Gueldre, dans toutes les collines autour de Paris, dans toutes celles de Bourgogne et de Champagne, en un mot dans tous les endroits où le fond du terrain n’est pas de grès ou de tuf ; et, dans la plupart des lieux dont nous venons de parler, il y a presque dans toutes les pierres plus de coquilles que d’autres matières. J’entends ici par coquilles, non seulement les dépouilles des coquillages, mais celles des crustacés, comme têts et pointes d’oursin, et aussi toutes les productions des insectes de mer, comme les madrépores, les coraux, les astroïtes, etc. Je puis assurer, et on s’en convaincra par ses yeux quand on le voudra, que, dans la plupart des pierres calcinables et des marbres, il y a une si grande quantité de ces productions marines, qu’elles paraissent surpasser en volume la matière qui les réunit.

Mais suivons : on trouve ces productions marines dans les Alpes, même au-dessus des plus hautes montagnes, par exemple au-dessus du mont Cenis ; on en trouve dans les montagnes de Gênes, dans les Apennins et dans la plupart des carrières de pierre ou de marbre en Italie. On en voit dans les pierres dont sont bâtis les plus anciens édifices des Romains ; il y en a dans les montagnes du Tyrol et dans le centre de l’Italie, au sommet du mont Paterne, près de Boulogne, dans les mêmes endroits qui produisent cette pierre lumineuse qu’on appelle la pierre de Boulogne ; on en trouve dans les collines de la Pouille, dans celles de la Calabre, en plusieurs endroits de l’Allemagne et de la Hongrie, et généralement dans tous les lieux élevés de l’Europe. (Voyez, sur cela, Stenon, Ray, Woodward, etc.)

En Asie et en Afrique, les voyageurs en ont remarqué en plusieurs endroits ; par exemple, sur la montagne de Castravan, au-dessus de Barut, il y a un lit de pierre blanche, mince comme de l’ardoise, dont chaque feuille contient un grand nombre et une grande diversité de poissons ; ils sont la plupart fort plats et fort comprimés, comme la fougère fossile, et ils sont cependant si bien conservés qu’on y remarque parfaitement jusqu’aux moindres traits des nageoires, des écailles et de toutes les parties qui distinguent chaque espèce de poisson. On trouve de même beaucoup d’oursins de mer et de coquilles pétrifiées entre Suez et Le Caire, et sur toutes les collines et les hauteurs de la Barbarie ; la plupart sont exactement conformes aux espèces qu’on prend actuellement dans la mer Rouge. (Voyez les Voyages de Shaw, vol. II, p. 70 et 84.) Dans notre Europe, on trouve des poissons pétrifiés en Suisse, en Allemagne, dans la carrière d’Oningen, etc.

La longue chaîne de montagnes, dit M. Bourguet, qui s’étend d’occident en orient, depuis le fond du Portugal jusqu’aux parties les plus orientales de la Chine, celles qui s’étendent collatéralement du côté du nord et du midi, les montagnes d’Afrique et d’Amérique qui nous sont connues, les vallées et les plaines de l’Europe, renferment toutes des couches de terre et de pierres qui sont remplies de coquillages, et de là on peut conclure pour les autres parties du monde qui nous sont inconnues.

Les îles de l’Europe, celles de l’Asie et de l’Amérique où les Européens ont eu occasion de creuser, soit dans les montagnes, soit dans les plaines, fournissent aussi des coquilles, ce qui fait voir qu’elles ont cela de commun avec les continents qui les avoisinent. (Voyez Lett. phil. sur la form. des sels, p. 205.)

En voilà assez pour prouver qu’en effet on trouve des coquilles de mer, des poissons pétrifiés et d’autres productions marines presque dans tous les lieux où on a voulu les chercher, et qu’elles y sont en prodigieuse quantité. « Il est vrai, dit un auteur anglais (Tancred Robinson), qu’il y a eu quelques coquilles de mer dispersées çà et là sur la terre par les armées, par les habitants des villes et villages, et que La Loubère rapporte, dans son voyage de Siam, que les singes au Cap de Bonne-Espérance s’amusent continuellement à transporter des coquilles du rivage de la mer au-dessus des montagnes ; mais cela ne peut pas résoudre la question pourquoi ces coquilles sont dispersées dans tous les climats de la terre, et jusque dans l’intérieur des hautes montagnes, où elles sont posées par lits, comme elles le sont dans le fond de la mer. »

En lisant une lettre italienne sur les changements arrivés au globe terrestre, imprimée à Paris cette année (1746), je m’attendais à y trouver ce fait rapporté par La Loubère ; il s’accorde parfaitement avec les idées de l’auteur : les poissons pétrifiés ne sont, à son avis, que des poissons rares rejetés de la table des Romains, parce qu’ils n’étaient pas frais ; et à l’égard des coquilles ce sont, dit-il, les pèlerins de Syrie qui ont rapporté dans le temps des croisades celles des mers du Levant qu’on trouve actuellement pétrifiées en France, en Italie et dans les autres États de la chrétienté ; pourquoi n’a-t-il pas ajouté que ce sont les singes qui ont transporté les coquilles au sommet des hautes montagnes et dans tous les lieux où les hommes ne peuvent habiter ? Cela n’eût rien gâté et eût rendu son explication encore plus vraisemblable. Comment se peut-il que des personnes éclairées, et qui se piquent même de philosophie, aient encore des idées aussi fausses sur ce sujet ? Nous ne nous contenterons donc pas d’avoir dit qu’on trouve des coquilles pétrifiées dans presque tous les endroits de la terre où l’on a fouillé, et d’avoir rapporté les témoignages des auteurs d’histoire naturelle : comme on pourrait les soupçonner d’apercevoir, en vue de quelques systèmes, des coquilles où il n’y en a point, nous croyons devoir encore citer les voyageurs qui en ont remarqué par hasard, et dont les yeux moins exercés n’ont pu reconnaître que les coquilles entières et bien conservées ; leur témoignage sera peut-être d’une plus grande autorité auprès des gens qui ne sont pas à portée de s’assurer par eux-mêmes de la vérité des faits, et de ceux qui ne connaissent ni les coquilles ni les pétrifications, et qui, n’étant pas en état d’en faire la comparaison, pourraient douter que les pétrifications fussent en effet de vraies coquilles, et que ces coquilles se trouvassent entassées par millions dans tous les climats de la terre.

Tout le monde peut voir par ses yeux les bancs de coquilles qui sont dans les collines des environs de Paris, surtout dans les carrières de pierre, comme à la Chaussée près de Sèvres, à Issy, à Passy et ailleurs. On trouve à Villers-Cotterets une grande quantité de pierres lenticulaires ; les rochers en sont même entièrement formés, et elles y sont mêlées sans aucun ordre avec une espèce de mortier pierreux qui les tient toutes liées ensemble. À Chaumont, on trouve une si grande quantité de coquilles pétrifiées, que toutes les collines, qui ne laissent pas d’être assez élevées, ne paraissent être composées d’autre chose ; il en est de même à Courtagnon, près de Reims, où le banc de coquilles a près de quatre lieues de largeur sur plusieurs de longueur. Je cite ces endroits, parce qu’ils sont fameux, et que les coquilles y frappent les yeux de tout le monde.

À l’égard des pays étrangers, voici ce que les voyageurs ont observé.

« En Syrie, en Phénicie, la pierre vive, qui sert de base aux rochers du voisinage de Latikea, est surmontée d’une espèce de craie molle, et c’est peut-être de là que la ville a pris son nom de Promontoire-Blanc. La Nakoura, nommée anciennement Scala Tyriorum ou l’Échelle des Tyriens, est à peu près de la même nature, et l’on y trouve encore, en y creusant, quantité de toutes sortes de coraux, de coquilles. » (Voyez les Voyages de Shaw.)

« On ne trouve sur le mont Sinaï que peu de coquilles fossiles et d’autres semblables marques du déluge, à moins qu’on ne veuille mettre de ce nombre le tamarin fossile des montagnes voisines de Sinaï : peut-être que la matière première dont leurs marbres se sont formés avait une vertu corrosive et peu propre à les conserver ; mais, à Corondel, où le roc approche davantage de la nature de nos pierres de taille, je trouvai plusieurs coquilles de moules et quelques pétoncles, comme aussi un hérisson de mer fort singulier, de l’espèce de ceux qu’on appelle spatagi, mais plus rond et plus uni ; les ruines du village d’Aïn-el-Mousa, et plusieurs canaux, qui servaient à y conduire de l’eau, fourmillent de coquillages fossiles. Les vieux murs de Suez et ce qui nous reste encore de son ancien port ont été construits des mêmes matériaux qui semblent tous avoir été tirés d’un même endroit. Entre Suez et Le Caire, ainsi que sur toutes les montagnes, hauteurs et collines de la Libye qui ne sont pas couvertes de sable, on trouve grande quantité de hérissons de mer, comme aussi des coquilles bivalves et de celles qui se terminent en pointe, dont la plupart sont exactement conformes aux espèces qu’on prend encore aujourd’hui dans la mer Rouge. (Idem. t. II, p. 84.) Les sables mouvants, qui sont dans le voisinage de Ras-Sem, dans le royaume de Barca, couvrent beaucoup de hérissons de mer et d’autres pétrifications que l’on y trouve communément sans cela. Ras-Sem signifie la « tête du poisson » et est ce qu’on appelle le village pétrifié, où l’on prétend qu’on trouve des hommes, des femmes et des enfants en diverses postures et attitudes, qui avec leur bétail, leurs aliments et leurs meubles ont été convertis en pierre ; mais, à la réserve de ces sortes de monuments du déluge, dont il est ici question, et qui ne sont pas particuliers à cet endroit, tout ce qu’on en dit, sont de vains contes et fable toute pure, ainsi que je l’ai appris non seulement par M. le Maire, qui, dans le temps qu’il était consul à Tripoli, y envoya plusieurs personnes pour en prendre connaissance, mais aussi par des gens graves et de beaucoup d’esprit qui ont été eux-mêmes sur les lieux.

« On trouve devant les Pyramides certains morceaux de pierres taillées par le ciseau de l’ouvrier, et parmi ces pierres on voit des rognures qui ont la figure et la grosseur de lentilles, quelques-unes même ressemblent à des grains d’orge à moitié pelés : or, on prétend que ce sont des restes de ce que les ouvriers mangeaient qui se sont pétrifiés, ce qui ne me paraît pas vraisemblable, etc. » (Idem.) Ces lentilles et ces grains d’orge sont des pétrifications de coquilles connues par tous les naturalistes sous le nom de pierre lenticulaire.

« On trouve diverses sortes de ces coquillages dont nous avons parlé aux environs de Maëstricht, surtout vers le village de Zichen ou Tichen, et à la petite montagne appelée des Huns. » (Voyez le Voyage de Misson, t. III, p. 109.)

« Aux environs de Sienne, je n’ai pas manqué de trouver auprès de Certaldo, selon l’avis que vous m’en avez donné, plusieurs montagnes de sable toutes farcies de diverses coquilles. Le Monte-Mario, à un mille de Rome, en est tout rempli ; j’en ai remarqué dans les Alpes, j’en ai vu en France et ailleurs. Olearius, Stenon, Cambden, Speed et quantité d’autres auteurs, tant anciens que modernes, nous rapportent le même phénomène. » (Idem, t. II, p. 312.)

« L’ile de Cérigo était anciennement appelée Porphyris à cause de la quantité de porphyre qui s’en tirait. » (Voyage de Thévenot, t. Ier, p. 25.) Or on sait que le porphyre est composé de pointes d’oursins réunies par un ciment pierreux et très dur.

« Vis-à-vis le village d’Inchené et sur le bord oriental du Nil, je trouvai des plantes pétrifiées qui croissent naturellement dans un espace de terre qui a environ deux lieues de longueur sur une largeur très médiocre ; c’est une production des plus singulières de la nature ; ces plantes ressemblent assez au corail blanc qu’on trouve dans la mer Rouge. » (Voyage de Paul Lucas, t. II, p. 380 et 381.)

« On trouve sur le mont Liban des pétrifications de plusieurs espèces, et entre autres des pierres plates où l’on trouve des squelettes de poissons bien conservés et bien entiers, et aussi des châtaignes de la mer Rouge avec des petits buissons de corail de la même mer. » (Idem, t. III, p. 326.)

« Sur le mont Carmel, nous trouvâmes grande quantité de pierres qui, à ce qu’on prétend, ont la figure d’olives, de melons, de pêches et d’autres fruits que l’on vend d’ordinaire aux pèlerins, non seulement comme de simples curiosités, mais aussi comme des remèdes contre divers maux. Les olives, qui sont les lapides judaïci qu’on trouve dans les boutiques des droguistes, ont toujours été regardées comme un spécifique pour la pierre et la gravelle. » (Voyages de Shaw, t. II, p. 70.) Ces lapides judaïci sont des pointes d’oursin.

« M. La Roche, médecin, me donna de ces olives pétrifiées, dites lapis judaïcus, qui croissent en quantité dans ces montagnes, où l’on trouve, à ce qu’on m’a dit, d’autres pierres qui représentent parfaitement au dedans des natures d’hommes et de femmes. » (Voyage de Monconys, première partie, p. 334.) Ceci est l’hysterolithes.

« En allant de Smyrne à Tauris, lorsque nous fûmes à Tocat, les chaleurs étant fort grandes, nous laissâmes le chemin ordinaire du côté du nord, pour prendre par les montagnes où il y a toujours de l’ombrage et de la fraîcheur. En bien des endroits, nous trouvâmes de la neige et quantité de très belle oseille, et sur le haut de quelques-unes de ces montagnes on trouve des coquilles comme sur le bord de la mer, ce qui est assez extraordinaire. » (Tavernier.)

Voici ce que dit Olearius au sujet des coquilles pétrifiées qu’il a remarquées en Perse et dans les rochers des montagnes où sont taillés les sépulcres, près du village de Pyrmaraüs.

« Nous fûmes trois qui montâmes jusque sur le haut du roc par des précipices effroyables, nous entr’aidant les uns les autres ; nous y trouvâmes quatre grandes chambres et au dedans plusieurs niches taillées dans le roc pour servir de lit ; mais ce qui nous surprit le plus, ce fut que nous trouvâmes dans cette voûte, sur le haut de la montagne, des coquilles de moules, et en quelques endroits en si grande quantité, qu’il semblait que toute cette roche ne fût composée que de sable et de coquilles. En revenant de Perse, nous vîmes le long de la mer Caspie plusieurs de ces montagnes de coquilles. »

Je pourrais joindre à ce qui vient d’être rapporté beaucoup d’autres citations que je supprime, pour ne pas ennuyer ceux qui n’ont pas besoin de preuves surabondantes, et qui se sont assurés, comme moi, par leurs yeux, de l’existence de ces coquilles dans tous les lieux où on a voulu les chercher.

On trouve en France non seulement les coquilles de nos côtes, mais encore des coquilles qu’on n’a jamais vues dans nos mers. Il y a même des naturalistes qui prétendent que la quantité de ces coquilles étrangères pétrifiées est beaucoup plus grande que celle des coquilles de notre climat ; mais je crois cette opinion mal fondée ; car, indépendamment des coquillages qui habitent le fond de la mer et de ceux qui sont difficiles à pécher, et que par conséquent on peut regarder comme inconnus ou même étrangers, quoiqu’ils puissent être nés dans nos mers, je vois en gros qu’en comparant les pétrifications avec les analogues vivants, il y en a plus de nos côtes que d’autres : par exemple, tous les peignes, la plupart des pétoncles, les moules, les huîtres, les glands de mer, la plupart des buccins, les oreilles de mer, les patelles, le cœur-de-bœuf, les nautiles, les oursins à gros tubercules et à grosses pointes, les oursins châtaignes de mer, les étoiles, les dentales, les tubulites, les astroïtes, les cerveaux, les coraux, les madrépores, etc., qu’on trouve pétrifiés en tant d’endroits, sont certainement des productions de nos mers ; et, quoiqu’on trouve en grande quantité les cornes d’ammon, les pierres lenticulaires, les pierres judaïques, les columnites, les vertèbres de grandes étoiles, et plusieurs autres pétrifications, comme les grosses vis, le buccin appelé abajour, les sabots, etc., dont l’analogue vivant est étranger ou inconnu, je suis convaincu, par mes observations, que le nombre de ces espèces est petit en comparaison de celui des coquilles pétrifiées de nos côtes : d’ailleurs, ce qui fait le fond de nos marbres et de presque toutes nos pierres à chaux et à bâtir, sont des madrépores, des astroïtes, et toutes ces autres productions formées par les insectes de la mer et qu’on appelait autrefois plantes marines ; les coquilles, quelque abondantes qu’elles soient, ne font qu’un petit volume en comparaison de ces productions, qui toutes sont originaires de nos mers et surtout de la Méditerranée.

La mer Rouge est de toutes les mers celle qui produit le plus abondamment des coraux, des madrépores et des plantes marines ; il n’y a peut-être point d’endroit qui en fournisse une plus grande variété que le port de Tor : dans un temps calme, il se présente aux yeux une si grande quantité de ces plantes, que le fond de la mer ressemble à une forêt ; il y a des madrépores branchus qui ont jusqu’à huit et dix pieds de hauteur : on en trouve beaucoup dans la mer Méditerranée, à Marseille, près des côtes d’Italie et de Sicile ; il y en a aussi en quantité dans la plupart des golfes de l’océan, autour des îles, sur les bancs, dans tous les climats tempérés où la mer n’a qu’une profondeur médiocre.

M. Peyssonel avait observé et reconnu, le premier que les coraux, les madrépores, etc., devaient leur origine à des animaux, et n’étaient pas des plantes, comme on le croyait et comme leur forme et leur accroissement paraissaient l’indiquer : on a voulu longtemps douter de la vérité de l’observation de M. Peyssonel ; quelques naturalistes, trop prévenus de leurs propres opinions, l’ont même rejetée d’abord avec une espèce de dédain ; cependant ils ont été obligés de reconnaître depuis peu la découverte de M. Peyssonel, et tout le monde est enfin convenu que ces prétendues plantes marines ne sont autre chose que des ruches, ou plutôt des loges de petits animaux qui ressemblent aux poissons des coquilles en ce qu’ils forment, comme eux, une grande quantité de substance pierreuse dans laquelle ils habitent, comme les poissons dans leurs coquilles ; ainsi les plantes marines, que d’abord l’on avait mises au rang des minéraux, ont ensuite passé dans la classe des végétaux, et sont enfin demeurées pour toujours dans celle des animaux.

Il y a des coquillages qui habitent le fond des hautes mers, et qui ne sont jamais jetés sur les rivages ; les auteurs les appellent Pelagiæ, pour les distinguer des autres qu’ils appellent Littorales. Il est à croire que les cornes d’ammon et quelques autres espèces qu’on trouve pétrifiées, et dont on n’a pas encore trouvé les analogues vivants, demeurent toujours dans le fond des hautes mers, et qu’ils ont été remplis du sédiment pierreux dans le lieu même où ils étaient ; il peut se faire aussi qu’il y ait eu de certains animaux dont l’espèce a péri ; ces coquillages pourraient être du nombre : les os fossiles extraordinaires, qu’on trouve en Sibérie, au Canada, en Irlande et dans plusieurs autres endroits, semblent confirmer cette conjecture, car jusqu’ici on ne connaît pas d’animal à qui on puisse attribuer ces os qui, pour la plupart, sont d’une grandeur et d’une grosseur démesurées.

On trouve ces coquilles depuis le haut jusqu’au fond des carrières ; on les voit aussi dans des puits beaucoup plus profonds ; il y en a au fond des mines de Hongrie. (Voyez Woodward.)

On en trouve à 200 brasses, c’est-à-dire à 1 000 pieds de profondeur dans des rochers qui bordent l’île de Caldé et dans la province de Pembroke en Angleterre. (Voyez Ray’s Discourses, p. 178.)

Non seulement on trouve à de grandes profondeurs et au-dessus des plus hautes montagnes des coquilles pétrifiées, mais on en trouve aussi qui n’ont point changé de nature, qui ont encore le luisant, les couleurs et la légèreté des coquilles de la mer ; on trouve des glossopètres et d’autres dents de poissons dans leurs mâchoires, et il ne faut, pour se convaincre entièrement sur ce sujet, que regarder la coquille de mer et celle de terre, et les comparer : il n’y a personne qui, après un examen, même léger, puisse douter un instant que ces coquilles fossiles et pétrifiées ne soient pas les mêmes que celles de la mer ; on y remarque les plus petites articulations, et même les perles que l’animal vivant produit ; on remarque que les dents de poisson sont polies et usées à l’extrémité, et qu’elles ont servi pendant le temps que l’animal était vivant.

On trouve aussi presque partout, dans la terre, des coquillages de la même espèce, dont les uns sont petits, les autres gros, les uns jeunes, les autres vieux, quelques-uns imparfaits, d’autres entièrement parfaits ; on en voit même de petits et de jeunes attachés aux gros.

Le poisson à coquille appelé Purpura a une langue fort longue, dont l’extrémité est osseuse et pointue ; elle lui sert comme de tarière pour percer les coquilles des autres poissons et pour se nourrir de leur chair ; on trouve communément dans les terres des coquilles qui sont percées de cette façon, ce qui est une preuve incontestable qu’elles renfermaient autrefois des poissons vivants, et que ces poissons habitaient dans des endroits où il y avait aussi des coquillages de pourpre qui s’en étaient nourris. (Voyez Woodward, p. 296 et 300.)

Les obélisques de Saint-Pierre de Rome, de Saint-Jean-de-Latran, de la place Navone, viennent, à ce qu’on prétend, des pyramides d’Égypte ; elles sont de granit rouge, lequel est une espèce de roc vif ou de grès fort dur : cette matière, comme je l’ai dit, ne contient point de coquilles ; mais les anciens marbres africains et égyptiens, et les porphyres que l’on a tirés, dit-on, du temple de Salomon et des palais des rois d’Égypte et que l’on a employés à Rome en différents endroits, sont remplis de coquilles. Le porphyre rouge est composé d’un nombre infini de pointes de l’espèce d’oursin que nous appelons châtaigne de mer ; elles sont posées assez près les unes des autres et forment tous les petits points blancs qui sont dans ce porphyre : chacun de ces points blancs laisse voir encore dans son milieu un petit point noir, qui est la section du conduit longitudinal de la pointe de l’oursin. Il y a en Bourgogne, dans un lieu appelé Ficin, à trois lieues de Dijon, une pierre rouge tout à fait semblable au porphyre par sa composition, et qui n’en diffère que par la dureté, n’ayant que celle du marbre, qui n’est pas à beaucoup près si grande que celle du porphyre ; elle est de même entièrement composée de pointes d’oursins, et elle est très considérable par l’étendue de son lit de carrière et par son épaisseur ; on en a fait de très beaux ouvrages dans cette province, et notamment les gradins du piédestal de la figure équestre de Louis le Grand, qu’on a élevée au milieu de la place Royale à Dijon ; cette pierre n’est pas la seule de cette espèce que je connaisse ; il y a dans la même province de Bourgogne, près de la ville de Montbard, une carrière considérable de pierre composée comme le porphyre, mais dont la dureté est encore moindre que celle du marbre ; ce porphyre tendre est composé comme le porphyre dur, et il contient même une plus grande quantité de pointes d’oursins et beaucoup moins de matière rouge. Voilà donc les mêmes pointes d’oursins que l’on trouve dans le porphyre ancien d’Égypte et dans les nouveaux porphyres de Bourgogne, qui ne diffèrent des anciens que par le degré de dureté et par le nombre plus ou moins grand des pointes d’oursins qu’ils contiennent.

À l’égard de ce que les curieux appellent du porphyre vert, je crois que c’est plutôt un granit qu’un porphyre ; il n’est pas composé de pointes d’oursins, comme le porphyre rouge, et sa substance me paraît semblable à celle du granit commun. En Toscane, dans les pierres dont étaient bâtis les anciens murs de la ville de Vola terra, il y a une grande quantité de coquillages, et cette muraille était faite il y a deux mille cinq cents ans. (Voyez Stenon, in Prodromo diss. de solido intra solidum, page 63.) La plupart des marbres antiques, les porphyres et les autres pierres des plus anciens monuments contiennent donc des coquilles, des pointes d’oursins, et d’autres débris dès productions marines, comme les marbres que nous tirons aujourd’hui de nos carrières ; ainsi, on ne peut pas douter, indépendamment même du témoignage sacré de l’Écriture sainte, qu’avant le déluge la terre n’ait été composée des mêmes matières dont elle l’est aujourd’hui.

Par tout ce que nous venons de dire, on peut être assuré qu’on trouve des coquilles pétrifiées en Europe, en Asie et en Afrique, dans tous les lieux où le hasard a conduit les observateurs ; on en trouve aussi en Amérique, au Brésil, dans le Tucuman, dans les terres Magellaniques, et en si grande quantité dans les îles Antilles, que, au-dessous de la terre labourable, le fond, que les habitants appellent la chaux, n’est autre chose qu’un composé de coquilles, de madrépores, d’astroïtes et d’autres productions de la mer. Ces observations, qui sont certaines, m’auraient fait penser qu’il y a de même des coquilles et d’autres productions marines pétrifiées dans la plus grande partie du continent de l’Amérique, et surtout dans les montagnes, comme l’affirme Woodward ; cependant, M. de La Condamine, qui a demeuré pendant plusieurs années au Pérou, m’a assuré qu’il n’en avait pas vu dans les Cordillères, qu’il en avait cherché inutilement, et qu’il ne croyait pas qu’il y en eût. Cette exception serait singulière, et les conséquences qu’on en pourrait tirer le seraient encore plus ; mais j’avoue que, malgré le témoignage de ce célèbre observateur, je doute encore à cet égard, et que je suis très porté à croire qu’il y a dans les montagnes du Pérou, comme partout ailleurs, des coquilles et d’autres pétrifications marines, mais qu’elles ne se sont pas offertes à ses yeux. On sait qu’en matière de témoignages, deux témoins positifs, qui assurent avoir vu, suffisent pour faire preuve complète, tandis que mille et dix mille témoins négatifs, et qui assurent seulement n’avoir pas vu, ne peuvent que faire naître un doute léger ; c’est par cette raison, et parce que la force de l’analogie m’y contraint, que je persiste à croire qu’on trouvera des coquilles sur les montagnes du Pérou, comme on en trouve presque partout ailleurs, surtout si on les cherche sur la croupe de la montagne et non au sommet.

Les montagnes les plus élevées sont ordinairement composées, au sommet, de roc vif, de granit, de grès et d’autres matières vitrifiables, qui ne contiennent que peu ou point de coquilles. Toutes ces matières se sont formées dans les couches du sable de la mer qui recouvraient le dessus de ces montagnes ; lorsque la mer a laissé à découvert ces sommets de montagnes, les sables ont coulé dans les plaines, où ils ont été entraînés par la chute des eaux des pluies, etc., de sorte qu’il n’est demeuré au-dessus des montagnes que les rochers qui s’étaient formés dans l’intérieur de ces couches de sable. À 200, 300 ou 400 toises plus bas que le sommet de ces montagnes, on trouve souvent des matières toutes différentes de celles du sommet, c’est-à-dire des pierres, des marbres et d’autres matières calcinables, lesquelles sont disposées par couches parallèles, et contiennent toutes des coquilles et d’autres productions marines ; ainsi il n’est pas étonnant que M. de La Condamine n’ait pas trouvé de coquilles sur ces montagnes, surtout s’il les a cherchées dans les lieux les plus élevés et dans les parties de ces montagnes qui sont composées de roc vif, de grès ou de sable vitrifiable ; mais, au-dessous de ces couches de sable et de ces rochers qui font le sommet, il doit y avoir dans les Cordillères, comme dans toutes les autres montagnes, des couches horizontales de pierre, de marbre, de terre, etc., où il se trouvera des coquilles ; car, dans tous les pays du monde où l’on a fait des observations, on en a toujours trouvé dans ces couches.

Mais supposons un instant que ce fait soit vrai, et qu’en effet il n’y ait aucune production marine dans les montagnes du Pérou, tout ce qu’on en conclura ne sera nullement contraire à notre théorie, et il pourrait bien se faire, absolument parlant, qu’il y ait sur le globe des parties qui n’aient jamais été sous les eaux de la mer, et surtout des parties aussi élevées que le sont les Cordillères ; mais, en ce cas, il y aurait de belles observations à faire sur ces montagnes ; car elles ne seraient pas composées de couches parallèles entre elles, comme toutes les autres le sont : les matières seraient aussi fort différentes de celles que nous connaissons ; il n’y aurait point de fentes perpendiculaires, la composition des rochers et des pierres ne ressemblerait point du tout à la composition des rochers et des pierres des autres pays, et enfin nous trouverions dans ces montagnes l’ancienne structure de la terre telle qu’elle était originairement et avant que d’être changée et altérée par le mouvement des eaux ; nous verrions dans ces climats le premier état du globe, les matières anciennes dont il était composé, la forme, la liaison et l’arrangement naturel de la terre, etc. ; mais c’est trop espérer, et sur des fondements trop légers, et je pense qu’il faut nous borner à croire qu’on y trouvera des coquilles, comme on en trouve partout ailleurs.

À l’égard de la manière dont ces coquilles sont disposées et placées dans les couches de terre ou de pierre, voici ce qu’en dit Woodward. « Tous les coquillages qui se trouvent dans une infinité de couches de terres et de bancs de rochers, sur les plus hautes montagnes et dans les carrières et les mines les plus profondes, dans les cailloux de cornaline, de calcédoine, etc., et dans les masses de soufre, de marcassites et d’autres matières minérales et métalliques, sont remplis de la matière même qui forme les bancs ou les couches, ou les masses qui les renferment, et jamais d’aucune matière hétérogène. » (Page 206 et ailleurs.) « La pesanteur spécifique des différentes espèces de sables ne diffère que très peu, étant généralement, par rapport à l’eau, comme 2 4/9 ou 2 9/16 à 1, et les coquilles de pétoncle, qui sont à peu près de la même pesanteur, s’y trouvent ordinairement renfermées en grand nombre, tandis qu’on a de la peine à y trouver des écailles d’huîtres, dont la pesanteur spécifique n’est environ que comme 2 1/3 à 1, de hérissons de mer dont la pesanteur n’est que comme 2 ou 2 1/3 à 1, ou d’autres espèces de coquilles plus légères ; mais, au contraire, dans la craie qui est plus légère que la pierre, n’étant à la pesanteur de l’eau que comme environ 2 1/10 à 1, on ne trouve que des coquilles de hérissons de mer et d’autres espèces de coquilles plus légères. » (Voyez p. 17 et 18.)

Il faut observer que ce que dit ici Woodward ne doit pas être regardé comme règle générale ; car on trouve des coquilles plus légères et plus pesantes dans les mêmes matières, par exemple des pétoncles, des huîtres et des oursins dans les mêmes pierres et dans les mêmes terres, et même on peut voir au cabinet du Roi un pétoncle pétrifié en cornaline et des oursins pétrifiés en agate ; ainsi, la différence de la pesanteur spécifique des coquilles n’a pas influé, autant que le prétend Woodward, sur le lieu de leur position dans les couches de terre ; et la vraie raison pourquoi les coquilles d’oursins et d’autres aussi légères se trouvent plus abondamment dans les craies, c’est que la craie n’est qu’un détriment de coquilles, et que celles des oursins étant plus légères, moins épaisses et plus friables que les autres, elles auront été aisément réduites en poussière et en craie, en sorte qu’il ne se trouve des couches de craie que dans les endroits où il y avait anciennement sous les eaux de la mer une grande abondance de ces coquilles légères, dont les débris ont formé la craie dans laquelle nous trouvons celles qui, ayant résisté au choc et aux frottements, se sont conservées tout entières, ou du moins en parties assez grandes pour que nous puissions les reconnaître.

Nous traiterons ceci plus à fond dans notre discours sur les minéraux ; contentons-nous seulement d’avertir ici qu’il faut encore donner une modification aux expressions de Woodward : il paraît dire qu’on trouve des coquilles dans les cailloux, dans les cornalines, dans les calcédoines, dans les masses de soufre, aussi souvent et en aussi grand nombre que dans les autres matières, au lieu que la vérité est qu’elles sont très rares dans toutes les matières vitrifiables ou purement inflammables, et qu’au contraire elles sont en prodigieuse abondance dans les craies, dans les marnes, dans les marbres et dans les pierres, en sorte que nous ne prétendons pas dire ici qu’absolument les coquilles les plus légères sont dans les matières légères, et les plus pesantes dans celles qui sont aussi les plus pesantes, mais seulement qu’en général cela se trouve plus souvent ainsi qu’autrement. À la vérité, elles sont toutes également remplies de la substance même qui les environne, aussi bien celles qu’on trouve dans les couches horizontales que celles qu’on trouve en plus petit nombre dans les matières qui occupent les fentes perpendiculaires, parce qu’en effet les unes et les autres ont été également formées par les eaux ; quoique en différents temps et de différentes façons, les couches horizontales de pierre, de marbre, etc., ayant été formées, par les grands mouvements des ondes de la mer, et les cailloux, les cornalines, les calcédoines et toutes les matières qui sont dans les fentes perpendiculaires ayant été produites par le mouvement particulier d’une petite quantité d’eau chargée de différents sucs lapidifiques, métalliques, etc. ; et, dans les deux cas, les matières étaient réduites en poudre fine et impalpable qui a rempli l’intérieur des coquilles si pleinement et si absolument, qu’elle n’y a pas laissé le moindre vide, et qu’elle s’en est fait autant de moules, à peu près comme on voit un cachet se mouler sur le tripoli.

Il y a donc, dans les pierres, dans les marbres, etc., une multitude très grande de coquilles qui sont entières, belles et si peu altérées, qu’on peut aisément les comparer avec les coquilles qu’on conserve dans les cabinets ou qu’on trouve sur les rivages de la mer ; elles ont précisément la même figure et la même grandeur ; elles sont de la même substance et leur tissu est le même ; la matière particulière qui les compose est la même, elle est disposée et arrangée de la même manière, la direction de leurs fibres et des lignes-spirales est la même, la composition des petites lames formées par les fibres est la même dans les unes et les autres ; on voit dans le même endroit les vestiges ou insertions des tendons par le moyen desquels l’animal était attaché et joint à sa coquille, on y voit les mêmes stries, les mêmes cannelures ; enfin, tout est semblable, soit au dedans, soit au dehors de la coquille, dans sa cavité ou sur sa convexité, dans sa substance ou sur sa superficie : d’ailleurs, ces coquillages fossiles sont sujets aux mêmes accidents ordinaires que les coquillages de la mer ; par exemple, ils sont attachés les plus petits aux plus gros, ils ont des conduits vermiculaires, on y trouve des perles et d’autres choses semblables qui ont été produites par l’animal lorsqu’il habitait sa coquille, leur gravité spécifique est exactement la même que celle de leur espèce qu’on trouve actuellement dans la mer, et par la chimie on y trouve les mêmes choses ; en un mot, ils ressemblent exactement à ceux de la mer. (Voyez Woodward, page 13.)

J’ai souvent observé moi-même avec une espèce d’étonnement, comme je l’ai déjà dit, des montagnes entières, des chaînes de rochers, des bancs énormes de carrières tout composés de coquilles et d’autres débris de productions marines qui y sont en si grande quantité, qu’il n’y a pas à beaucoup près autant de volume dans la matière qui les lie.

J’ai vu des champs labourés dans lesquels toutes les pierres étaient des pétoncles pétrifiés, en sorte qu’en fermant les yeux et ramassant au hasard on pouvait parier de ramasser un pétoncle ; j’en ai vu d’entièrement couverts de cornes d’ammon, d’autres dont toutes les pierres étaient des cœurs-de-bœuf pétrifiés ; et plus on examinera la terre, plus on sera convaincu que le nombre de ces pétrifications est infini, et on en conclura qu’il est impossible que tous les animaux qui habitaient ces coquilles aient existé dans le même temps.

J’ai même fait une observation en cherchant ces coquilles, qui peut être de quelque utilité, c’est que, dans tous les pays où l’on trouve dans les champs et dans les terres labourables un très grand nombre de ces coquilles pétrifiées, comme pétoncles, cœurs-de bœuf, etc., entières, bien conservées et totalement séparées, on peut être assuré que la pierre de ces pays est gélisse. Ces coquilles ne s’en sont séparées en si grand nombre que par l’action de la gelée, qui détruit la pierre et laisse subsister plus longtemps la coquille pétrifiée.

Cette immense quantité de fossiles marins, que l’on trouve en tant d’endroits, prouve qu’ils n’ont pas été transportés par un déluge ; car on observe plusieurs milliers de gros rochers et des carrières dans tous les pays où il y a des marbres et de la pierre à chaux, qui sont toutes remplies de vertèbres d’étoiles de mer, de pointes d’oursins, de coquillages et d’autres débris de productions marines. Or si ces coquilles, qu’on trouve partout, eussent été amenées sur la terre sèche par un déluge ou par une inondation, la plus grande partie serait demeurée sur la surface de la terre, ou du moins elles ne seraient pas enterrées à une grande profondeur, et on ne les trouverait pas dans les marbres les plus solides à sept ou huit cents pieds de profondeur.

Dans toutes les carrières, ces coquilles font partie de la pierre à l’intérieur, et on en voit quelquefois à l’extérieur qui sont recouvertes de stalactites qui, comme l’on sait, ne sont pas des matières aussi anciennes que la pierre qui contient les coquilles : une seconde preuve que cela n’est point arrivé par un déluge, c’est que les os, les cornes, les ergots, les ongles, etc., etc., ne se trouvent que très rarement, et peut-être point du tout, renfermés dans les marbres et dans les autres pierres dures, tandis que, si c’était l’effet d’un déluge où tout aurait péri, on y devrait trouver les restes des animaux de la terre aussi bien que ceux des mers. (Voyez Ray’s Discourses, pages 178 et suiv.)

C’est, comme nous l’avons dit, une supposition bien gratuite, que de prétendre que toute la terre a été dissoute dans l’eau au temps du déluge ; et on ne peut donner quelque fondement à cette idée, qu’en supposant un second miracle qui aurait donné à l’eau la propriété d’un dissolvant universel, miracle dont il n’est fait aucune mention dans l’Écriture sainte ; d’ailleurs, ce qui anéantit la supposition et la rend même contradictoire, c’est que toutes les matières, ayant été dissoutes dans l’eau, les coquilles ne l’ont pas été, puisque nous les trouvons entières et bien conservées dans toutes les masses qu’on prétend avoir été dissoutes ; cela prouve évidemment qu’il n’y a jamais eu de telle dissolution, et que l’arrangement des couches horizontales et parallèles ne s’est pas fait en un instant, mais par les sédiments qui se sont amoncelés peu à peu, et qui ont enfin produit des hauteurs considérables par la succession des temps ; car il est évident, pour tous les gens qui se donneront la peine d’observer, que l’arrangement de toutes les matières qui composent le globe est l’ouvrage des eaux ; il n’est donc question que de savoir si cet arrangement a été fait dans le même temps : or nous avons prouvé qu’il n’a pas pu se faire dans le même temps, puisque les matières ne gardent pas l’ordre de la pesanteur spécifique et qu’il n’y a pas eu de dissolution générale de toutes les matières ; donc cet arrangement a été produit par les eaux ou plutôt par les sédiments qu’elles ont déposés dans la succession des temps ; toute autre révolution, tout autre mouvement, toute autre cause aurait produit un arrangement très différent ; d’ailleurs, un accident particulier, une révolution ou un bouleversement, n’aurait pas produit un pareil effet dans le globe tout entier, et, si l’arrangement des terres et des couches avait pour cause des révolutions particulières et accidentelles, on trouverait les pierres et les terres disposées différemment en différents pays, au lieu qu’on les trouve partout disposées de même par couches parallèles, horizontales, ou également inclinées.

Voici ce que dit à ce sujet l’historien de l’Académie (année 1718, pages 3 et suiv.) :

« Des vestiges, très anciens et en très grand nombre, d’inondations qui ont dû être très étendues[2], et la manière dont on est obligé de concevoir que les montagnes se sont formées[3], prouvent assez qu’il est arrivé autrefois à la surface de la terre de grandes révolutions. Autant qu’on en a pu creuser, on n’a presque vu que des ruines, des débris, de vastes décombres entassés pêle-mêle, et qui par une longue suite de siècles se sont incorporés ensemble et unis en une seule masse, le plus qu’il a été possible. S’il y a dans le globe de la terre quelque espèce d’organisation régulière, elle est plus profonde et par conséquent nous sera toujours inconnue, et toutes nos recherches se termineront à fouiller dans les ruines de la croûte extérieure. Elles donneront encore assez d’occupation aux philosophes.

» M. de Jussieu a trouvé aux environs de Saint-Chaumont, dans le Lyonnais, une grande quantité de pierres écailleuses ou feuilletées, dont presque tous les feuillets portaient sur leur superficie l’empreinte, ou d’un bout de tige, ou d’une feuille, ou d’un fragment de feuille de quelque plante. Les représentations de feuilles étaient toujours exactement étendues, comme si on avait collé les feuilles sur les pierres avec la main, ce qui prouve qu’elles avaient été apportées par de l’eau qui les avait tenues en cet état ; elles étaient en différentes situations, et quelquefois deux ou trois se croisaient.

» On imagine bien qu’une feuille déposée par l’eau sur une vase molle, et couverte ensuite d’une autre vase pareille, imprime sur l’une l’image de l’une de ces deux surfaces et sur l’autre l’image de l’autre surface, de sorte que ces deux lames de vase, étant durcies et pétrifiées, elles porteront chacune l’empreinte d’une face différente. Mais ce qu’on aurait cru devoir être n’est pas. Les deux lames ont l’empreinte de la même face de la feuille, l’une en relief, l’autre en creux. M. de Jussieu a observé dans toutes ces pierres figurées de Saint-Chaumont ce phénomène qui est assez bizarre. Nous lui en laissons l’explication pour passer à ce que ces sortes d’observations ont de plus général et de plus intéressant.

» Toutes les plantes gravées dans les pierres de Saint-Chaumont sont des plantes étrangères. Non seulement elles ne se retrouvent ni dans le Lyonnais ni dans le reste de la France, mais elles ne sont que dans les Indes orientales et dans les climats chauds de l’Amérique. Ce sont la plupart des plantes capillaires, et souvent en particulier des fougères. Leur tissu dur et serré les a rendues plus propres à se graver et à se conserver dans les moules autant de temps qu’il a fallu. Quelques feuilles de plantes des Indes, imprimées dans des pierres d’Allemagne, ont paru étonnantes à feu M. Leibniz[4] ; voici la merveille infiniment multipliée. Il semble même qu’il y ait à cela une certaine affectation de la nature : dans toutes les pierres de Saint-Chaumont, on ne trouve pas une seule plante du pays.

» Il est certain, par les coquillages des carrières et des montagnes, que ce pays, ainsi que beaucoup d’autres, a dû autrefois être couvert par l’eau de la mer ; mais comment la mer d’Amérique ou celle des Indes orientales y est-elle venue ?

» On peut, pour satisfaire à plusieurs phénomènes, supposer avec assez de vraisemblance que la mer a couvert tout le globe de la terre ; mais alors il n’y avait point de plantes terrestres, et ce n’est qu’après ce temps-là, et lorsqu’une partie du globe a été découverte, qu’il s’est pu faire les grandes inondations qui ont transporté des plantes d’un pays dans d’autres fort éloignés.

» M. de Jussieu croit que, comme le lit de la mer hausse toujours par les terres, le limon, les sables que les rivières y charrient incessamment, les mers, renfermées d’abord entre certaines digues naturelles, sont venues à les surmonter et se sont répandues au loin. Que les digues aient elles-mêmes été minées par les eaux et s’y soient renversées, ce sera encore le même effet, pourvu qu’on les suppose d’une grandeur énorme. Dans les premiers temps de la formation de la terre, rien n’avait encore pris une forme réglée et arrêtée ; il a pu se faire alors des révolutions prodigieuses et subites dont nous ne voyons plus d’exemples, parce que tout est venu à peu près à un état de consistance qui n’est pourtant pas tel que les changements lents et peu considérables qui arrivent ne nous donnent lieu d’en imaginer comme possibles d’autres de même espèce, mais plus grands et plus prompts.

» Par quelqu’une de ces grandes révolutions, la mer des Indes, soit orientales, soit occidentales, aura été poussée jusqu’en Europe et y aura apporté des plantes étrangères flottantes sur ses eaux. Elle les avait arrachées en chemin, et les allait déposer doucement dans les lieux où l’eau n’était qu’en petite quantité et pouvait s’évaporer. »





ADDITIONS ET CORRECTIONS

À L’ARTICLE QUI A POUR TITRE :
SUR LES COQUILLAGES ET AUTRES PRODUCTIONS MARINES QU’ON TROUVE DANS L’INTÉRIEUR DE LA TERRE.



I. — Des coquilles fossiles et pétrifiées.

Sur ce que j’ai écrit au sujet de la Lettre italienne, dans laquelle il est dit que « ce sont les pèlerins et autres qui, dans le temps des croisades, ont rapporté de Syrie les coquilles que nous trouvons dans le sein de la terre en France, etc. », on a pu trouver, comme je le trouve moi-même, que je n’ai pas traité M. de Voltaire assez sérieusement : j’avoue que j’aurais mieux fait de laisser tomber cette opinion que de la relever par une plaisanterie, d’autant que ce n’est pas mon ton, et que c’est peut-être la seule qui soit dans mes écrits. M. de Voltaire est un homme qui, par la supériorité de ses talents, mérite les plus grands égards. On m’apporta cette lettre italienne dans le temps même que je corrigeais la feuille de mon livre où il en est question ; je ne lus cette lettre qu’en partie, imaginant que c’était l’ouvrage de quelque érudit d’Italie qui, d’après ses connaissances historiques, n’avait suivi que son préjugé, sans consulter la nature ; et ce ne fut qu’après l’impression de mon volume sur la Théorie de la Terre, qu’on m’assura que la lettre était de M. de Voltaire : j’eus regret alors de mes expressions. Voilà la vérité ; je la déclare autant pour M. de Voltaire que pour moi-même et pour la postérité, à laquelle je ne voudrais pas laisser douter de la haute estime que j’ai toujours eue pour un homme aussi rare et qui fait tant d’honneur à son siècle.

L’autorité de M. de Voltaire ayant fait impression sur quelques personnes, il s’en est trouvé qui ont voulu vérifier par elles-mêmes si les objections contre les coquilles avaient quelque fondement, et je crois devoir donner ici l’extrait d’un mémoire qui m’a été envoyé et qui me paraît n’avoir été fait que dans cette vue.

En parcourant différentes provinces du royaume et même de l’Italie, « j’ai vu, dit le P. Chabenat, des pierres figurées de toutes parts, et dans certains endroits en si grande quantité, et arrangées de façon qu’on ne peut s’empêcher de croire que ces parties de la terre n’aient autrefois été le lit de la mer. J’ai vu des coquillages de toute espèce, et qui sont parfaitement semblables à leurs analogues vivants. J’en ai vu de la même figure et de la même grandeur : cette observation m’a paru suffisante pour me persuader que tous ces individus étaient de différents âges, mais qu’ils étaient de la même espèce. J’ai vu des cornes d’ammon depuis un demi-pouce jusqu’à près de trois pieds de diamètre. J’ai vu des pétoncles de toutes grandeurs, d’autres bivalves et des univalves également. J’ai vu outre cela des bélemnites, des champignons de mer, etc.

» La forme et la quantité de toutes ces pierres figurées nous prouvent presque invinciblement qu’elles étaient autrefois des animaux qui vivaient dans la mer. La coquille surtout dont elles sont couvertes semble ne laisser aucun doute, parce que, dans certaines, elle se trouve aussi luisante, aussi fraîche et aussi naturelle que dans les vivants ; si elle était séparée du noyau, on ne croirait pas qu’elle fût pétrifiée. Il n’en est pas de même de plusieurs autres pierres figurées que l’on trouve dans cette vaste et belle plaine qui s’étend depuis Montauban jusqu’à Toulouse, depuis Toulouse jusqu’à Alby et dans les endroits circonvoisins : toute cette vaste plaine est couverte de terre végétale depuis l’épaisseur d’un demi-pied jusqu’à deux ; ensuite on trouve un lit de gros gravier, de la profondeur d’environ deux pieds ; au-dessous du lit de gros gravier est un lit de sable fin, à peu près de la même profondeur ; et au-dessous du sable fin, on trouve le roc. J’ai examiné attentivement le gros gravier ; je l’examine tous les jours, j’y trouve une infinité de pierres figurées de la même forme et de différentes grandeurs. J’y ai vu beaucoup d’holothuries et d’autres pierres de forme régulière, et parfaitement ressemblantes. Tout ceci semblait me dire fort intelligiblement que ce pays-ci avait été anciennement le lit de la mer, qui, par quelque révolution soudaine, s’en est retirée et y a laissé ses productions comme dans beaucoup d’autres endroits. Cependant je suspendais mon jugement à cause des objections de M. de Voltaire. Pour y répondre, j’ai voulu joindre l’expérience à l’observation. »

Le P. Chabenat rapporte ensuite plusieurs expériences pour prouver que les coquilles qui se trouvent dans le sein de la terre sont de la même nature que celles de la mer. Je ne les rapporte pas ici, parce qu’elles n’apprennent rien de nouveau, et que personne ne doute de cette identité de nature entre les coquilles fossiles et les coquilles marines. Enfin le P. Chabenat conclut et termine son mémoire en disant : « On ne peut donc pas douter que toutes ces coquilles, qui se trouvent dans le sein de la terre, ne soient de vraies coquilles et des dépouilles des animaux de la mer qui couvrait autrefois toutes ces contrées, et que par conséquent les objections de M. de Voltaire ne soient mal fondées[5]. »


II. — Sur les lieux où l’on a trouvé des coquilles.

Il me serait facile d’ajouter à l’énumération des amas de coquilles qui se trouvent dans toutes les parties du monde un très grand nombre d’observations particulières qui m’ont été communiquées depuis trente-quatre ans. J’ai reçu des lettres des îles de l’Amérique, par lesquelles on m’assure que presque dans toutes on trouve des coquilles dans leur état de nature ou pétrifiées dans l’intérieur de la terre, et souvent sous la première couche de la terre végétale. M. de Bougainville a trouvé aux îles Malouines des pierres qui se divisent par feuillets, sur lesquelles on remarquait des empreintes de coquilles fossiles d’une espèce inconnue dans ces mers[6]. J’ai reçu des lettres de plusieurs endroits des grandes Indes et de l’Afrique, où l’on me marque les mêmes choses. Don Ulloa nous apprend (tome III, p. 314 de son Voyage) qu’au Chili, dans le terrain qui s’étend depuis Talca Guano jusqu’à la Conception, l’on trouve des coquilles de différentes espèces en très grande quantité et sans aucun mélange de terre, et que c’est avec ces coquilles que l’on fait de la chaux. Il ajoute que cette particularité ne serait pas si remarquable, si l’on ne trouvait ces coquilles que dans les lieux bas et dans d’autres parages sur lesquels la mer aurait pu les couvrir ; mais ce qu’il y a de singulier, dit-il, c’est que les mêmes tas de coquilles se trouvent dans les collines à 50 toises de hauteur au-dessus du niveau de la mer. Je ne rapporte pas ce fait comme singulier, mais seulement comme s’accordant avec tous les autres, et comme étant le seul qui me soit connu sur les coquilles fossiles de cette partie du monde, où je suis très persuadé qu’on trouverait, comme partout ailleurs, des pétrifications marines, à des hauteurs bien plus grandes que 50 toises au-dessus du niveau de la mer ; car le même Don Ulloa a trouvé depuis des coquilles pétrifiées dans les montagnes du Pérou, à plus de 2 000 toises de hauteur ; et, selon M. Kalm, on voit des coquillages, dans l’Amérique septentrionale, sur les sommets de plusieurs montagnes ; il dit en avoir vu lui-même sur le sommet de la montagne Bleue. On en trouve aussi dans les craies des environs de Montréal, dans quelques pierres qui se tirent près du lac Champlain en Canada[7], et encore dans les parties les plus septentrionales de ce nouveau continent, puisque les Groenlandais croient que le monde a été noyé par un déluge et qu’ils citent, pour garants de cet événement, les coquilles et les os de baleine qui couvrent les montagnes les plus élevées de leur pays[8].

Si de là on passe en Sibérie, on trouvera également des preuves de l’ancien séjour des eaux de la mer sur tous nos continents. Près de la montagne de Jéniseïk on voit d’autres montagnes moins élevées sur le sommet desquelles on trouve des amas de coquilles bien conservées dans leur forme et leur couleur naturelles : ces coquilles sont toutes vides, et quelques-unes tombent en poudre dès qu’on les touche ; « la mer de cette contrée n’en fournit plus de semblables » ; les plus grandes ont un pouce de large, d’autres sont très-petites[9].

Mais je puis encore citer des faits qu’on sera bien plus à portée de vérifier : chacun dans sa province n’a qu’à ouvrir les yeux ; il verra des coquilles dans tous les terrains d’où l’on tire de la pierre pour faire de la chaux ; il en trouvera aussi dans la plupart des glaises, quoiqu’en général ces productions marines y soient en bien plus petite quantité que dans les matières calcaires.

Dans le territoire de Dunkerque, au haut de la montagne des Récollets, près celle de Cassel, à 400 pieds du niveau de la basse mer, on trouve un lit de coquillages horizontalement placés et si fortement entassés que la plus grande partie en sont brisés, et par-dessus ce lit, une couche de 7 ou 8 pieds de terre et plus ; c’est à six lieues de distance de la mer, et ces coquilles sont de la même espèce que celles qu’on trouve actuellement dans la mer[10].

Au mont Gannelon près d’Anet, à quelque distance de Compiègne, il y a plusieurs carrières de très belles pierres calcaires, entre les différents lits desquelles ils se trouve du gravier, mêlé d’une infinité de coquilles ou de portions de coquilles marines très légères et fort friables : on y trouve aussi des lits d’huîtres ordinaires de la plus belle conservation, dont l’étendue est de plus de cinq quarts de lieue en longueur. Dans l’une de ces carrières, il se trouve trois lits de coquilles dans différents états : dans deux de ces lits, elles sont réduites en parcelles, et on ne peut en reconnaître les espèces, tandis que, dans le troisième lit, ce sont des huîtres qui n’ont souffert d’autre altération qu’une sécheresse excessive : la nature de la coquille, l’émail et la figure, sont les mêmes que dans l’analogue vivant ; mais ces coquilles ont acquis de la légèreté et se détachent par feuillets ; ces carrières sont au pied de la montagne et un peu en pente. En descendant dans la plaine, on trouve beaucoup d’huîtres, qui ne sont ni changées, ni dénaturées, ni desséchées comme les premières ; elles ont le même poids et le même émail que celles que l’on tire tous les jours de la mer[11].

Aux environs de Paris, les coquilles marines ne sont pas moins communes que dans les endroits qu’on vient de nommer. Les carrières de Bougival, où l’on tire de la marne, fournissent une espèce d’huître d’une moyenne grandeur : on pourrait les appeler huîtres tronquées, ailées et lisses, parce qu’elles ont le talon aplati et qu’elles sont comme tronquées en devant. Près Belleville, où l’on tire du grès, on trouve une masse de sable dans la terre qui contient des corps branchus, qui pourraient bien être du corail ou des madrépores devenus grès : ces corps marins ne sont pas dans le sable même, mais dans les pierres qui contiennent aussi des coquilles de différents genres, telles que des vis, des univalves et des bibalves[12].

La Suisse n’est pas moins abondante en corps marins fossiles que la France et les autres contrées dont on vient de parler ; on trouve au mont Pilate, dans le canton de Lucerne, des coquillages de mer pétrifiés, des arêtes et des carcasses de poissons. C’est au-dessous de la Corne du Dôme où l’on en rencontre le plus ; on y a aussi trouvé du corail, des pierres d’ardoise qui se lèvent aisément par feuillets, dans lesquelles on trouve presque toujours un poisson. Depuis quelques années on a même trouvé des crânes entiers et des mâchoires de poissons garnies de leurs dents[13].

M. Altman observe que dans une des parties les plus élevées des Alpes, aux environs de Grindelwald, où se forment les fameux Gletchers, il y a de très belles carrières de marbre, qu’il a fait graver sur une des planches qui représentent ces montagnes. Ces carrières de marbre ne sont qu’à quelques pas de distance du Gletcher ; ces marbres sont de différentes couleurs : il y en a du jaspé, du blanc, du jaune, du rouge, du vert ; on transporte l’hiver ces marbres sur des traîneaux, par-dessus les neiges, jusqu’à Underseen, où on les embarque pour les mener à Berne par le lac de Thoune, et ensuite par la rivière d’Aar[14] ; ainsi les marbres et les pierres calcaires se trouvent, comme l’on voit, à une très grande hauteur dans cette partie des Alpes.

M. Cappeler en faisant des recherches sur le mont Grimsel (dans les Alpes), a observé que les collines et monts peu élevés qui confinent aux vallées sont en bonne partie composés de pierre de taille ou pierre mollasse, d’un grain plus ou moins fin et plus ou moins serré. Les sommités des monts sont composées, pour la plupart, de pierres à chaux de différentes couleurs et dureté : les montagnes plus élevées que ces rochers calcaires, sont composées de granits et d’autres pierres qui paraissent tenir de la nature du granit et de celle de l’éméri. C’est dans ces pierres graniteuses que se fait la première génération du cristal de roche, au lieu que, dans les bancs de pierre à chaux qui sont au-dessous, l’on ne trouve que des concrétions calcaires et des spaths. En général, on a remarqué sur toutes les coquilles, soit fossiles, soit pétrifiées, qu’il y a certaines espèces qui se rencontrent constamment ensemble, tandis que d’autres ne se trouvent jamais dans ces mêmes endroits. Il en est de même dans la mer, où certaines espèces de ces animaux testacés se tiennent constamment ensemble, de même que certaines plantes croissent toujours ensemble à la surface de la terre[15].

On a prétendu trop généralement qu’il n’y avait point de coquilles ni d’autres productions de la mer sur les plus hautes montagnes. Il est vrai qu’il y a plusieurs sommets et un grand nombre de pics qui ne sont composés que de granits et de roches vitrescibles dans lesquels on n’aperçoit aucun mélange, aucune empreinte de coquilles ni d’aucun autre débris de productions marines ; mais il y a un bien plus grand nombre de montagnes, et même quelques-unes fort élevées, où l’on trouve de ces débris marins. M. Costa, professeur d’anatomie et de botanique en l’Université de Perpignan, a trouvé, en 1774, sur la montagne de Nas, située au midi de la Cerdagne espagnole, l’une des plus hautes parties des Pyrénées, à quelques toises au-dessous du sommet de cette montagne, une très grande quantité de pierres lenticulées, c’est-à-dire des blocs composés de pierres lenticulaires, et ces blocs étaient de différentes formes et de différents volumes ; les plus gros pouvaient peser quarante ou cinquante livres. Il a observé que la partie de la montagne où ces pierres lenticulaires se trouvent, semblait s’être affaissée ; il vit en effet dans cet endroit une dépression irrégulière, oblique, très inclinée à l’horizon, dont une des extrémités regarde le haut de la montagne, et l’autre le bas. Il ne put apercevoir distinctement les dimensions de cet affaissement à cause de la neige qui le recouvrait presque partout, quoique ce fût au mois d’août. Les bancs de pierres qui environnent ces pierres lenticulées, ainsi que ceux qui sont immédiatement au-dessous, sont calcaires jusqu’à plus de cent toises toujours en descendant : cette montagne de Nas, à en juger par le coup d’œil, semble aussi élevée que le Canigou ; elle ne présente nulle part aucune trace de volcan.

Je pourrais citer cent et cent autres exemples de coquilles marines trouvées dans une infinité d’endroits, tant en France que dans les différentes provinces de l’Europe ; mais ce serait grossir inutilement cet ouvrage de faits particuliers déjà trop multipliés, et dont on ne peut s’empêcher de tirer la conséquence très évidente, que nos terres actuellement habitées ont autrefois été, et pendant fort longtemps, couvertes par les mers.

Je dois seulement observer, et on vient de le voir, qu’on trouve ces coquilles marines dans des états différents : les unes pétrifiées, c’est-à-dire moulées sur une matière pierreuse, et les autres dans leur état naturel, c’est-à-dire telles qu’elles existent dans la mer. La quantité de coquilles pétrifiées, qui ne sont proprement que des pierres figurées par les coquilles, est infiniment plus grande que celle des coquilles fossiles, et ordinairement on ne trouve pas les unes et les autres ensemble ni même dans les lieux contigus. Ce n’est guère que dans le voisinage et à quelques lieues de distance de la mer que l’on trouve des lits de coquilles dans leur état de nature, et ces coquilles sont communément les mêmes que dans les mers voisines ; c’est au contraire dans les terres plus éloignées de la mer et sur les plus hautes collines que l’on trouve presque partout des coquilles pétrifiées, dont un grand nombre d’espèces n’appartiennent point à nos mers, et dont plusieurs même n’ont aucun analogue vivant : ce sont ces espèces anciennes dont nous avons parlé, qui n’ont existé que dans les temps de la grande chaleur du globe. De plus de cent espèces de cornes d’ammon que l’on pourrait compter, dit un de nos savants académiciens, et qui se trouvent en France aux environs de Paris, de Rouen, de Dive, de Langres et de Lyon, dans les Cévennes, en Provence et en Poitou, en Angleterre, en Allemagne et dans d’autres contrées de l’Europe, il n’y en a qu’une seule espèce nommée nautilus papyraceus qui se trouve dans nos mers, et cinq à six espèces qui naissent dans les mers étrangères[16].


III. — Sur les grandes volutes appelées cordes d’ammon, et sur quelques grands ossements d’animaux terrestres.

J’ai dit « qu’il est à croire que les cornes d’ammon et quelques autres espèces qu’on trouve pétrifiées, et dont on n’a pas encore trouvé les analogues vivants, demeurent toujours dans le fond des hautes mers, et qu’elles ont été remplies du sédiment pierreux dans le lieu même où elles étaient ; qu’il peut se faire aussi qu’il y ait eu de certains animaux dont l’espèce a péri, et que ces coquillages pourraient être du nombre ; que les os fossiles extraordinaires qu’on trouve en Sibérie, au Canada, en Irlande et dans plusieurs autres endroits, semblent confirmer cette conjecture ; car, jusqu’ici on ne connaît pas d’animal à qui on puisse attribuer ces os qui, pour la plupart, sont d’une grandeur et d’une grosseur démesurée. »

J’ai deux observations essentielles à faire sur ce passage : la première, c’est que ces cornes d’ammon, qui paraissent faire un genre plutôt qu’une espèce dans la classe des animaux à coquilles, tant elles sont différentes les unes des autres par la forme et la grandeur, sont réellement les dépouilles d’autant d’espèces qui ont péri et ne subsistent plus ; j’en ai vu de si petites qu’elles n’avaient pas une ligne, et d’autres si grandes qu’elles avaient plus de trois pieds de diamètre : des observateurs dignes de foi m’ont assuré en avoir vu de beaucoup plus grandes encore, et, entre autres, une de huit pieds de diamètre sur un pied d’épaisseur. Ces différentes cornes d’ammon paraissent former des espèces distinctement séparées ; les unes sont plus, les autres moins aplaties ; il y en a de plus ou de moins cannelées, toutes spirales, mais différemment terminées tant à leur centre qu’à leurs extrémités ; et ces animaux, si nombreux autrefois, ne se trouvent plus dans aucune de nos mers ; ils ne nous sont connus que par leurs dépouilles, dont je ne puis mieux représenter le nombre immense que par un exemple que j’ai tous les jours sous les yeux. C’est dans une minière de fer en grain près d’Étivey, à trois lieues de mes forges de Buffon, minière qui est ouverte il y a plus de cent cinquante ans, et dont on a tiré depuis ce temps tout le minerai qui s’est consommé à la forge d’Aisy ; c’est là, dis-je, que l’on voit une si grande quantité de ces cornes d’ammon entières et en fragments, qu’il semble que la plus grande partie de la minière a été modelée dans ces coquilles. La mine de Conflans, en Lorraine, qui se traite au fourneau de Saint-Loup, en Franche-Comté, n’est de même composée que de bélemnites et de cornes d’ammon : ces dernières coquilles ferrugineuses sont de grandeurs si différentes qu’il y en a du poids, depuis un gros jusqu’à deux cents livres[17]. Je pourrais citer d’autres endroits où elles sont également abondantes. Il en est de même des bélemnites, des pierres lenticulaires et de quantité d’autres coquillages dont on ne retrouve point aujourd’hui les analogues vivants dans aucune région de la mer, quoiqu’elles soient presque universellement répandues sur la surface entière de la terre. Je suis persuadé que toutes ces espèces, qui n’existent plus, ont autrefois subsisté pendant tout le temps que la température du globe et des eaux de la mer était plus chaude qu’elle ne l’est aujourd’hui, et qu’il pourra de même arriver, à mesure que le globe se refroidira, que d’autres espèces actuellement vivantes cesseront de se multiplier et périront, comme ces premières ont péri, par le refroidissement.

La seconde observation, c’est que quelques-uns de ces ossements énormes, que je croyais appartenir à des animaux inconnus, et dont je supposais les espèces perdues, nous ont paru néanmoins, après les avoir scrupuleusement examinés, appartenir à l’espèce de l’éléphant et à celle de l’hippopotame ; mais, à la vérité, à des éléphants et des hippopotames plus grands que ceux du temps présent. Je ne connais dans les animaux terrestres qu’une seule espèce perdue, c’est celle de l’animal dont j’ai fait dessiner les dents molaires avec leurs dimensions ; les autres grosses dents et grands ossements que j’ai pu recueillir ont appartenu à des éléphants et à des hippopotames.




Notes de Buffon
  1. Je ne puis m’empêcher d’observer que le sentiment de Palissy avait été celui des anciens : Conchulas, arenas, buccinas, calculos variè infectos frequenti solo, quibusdam etiam in montibus reperiri, certum signutn maris alluvione eos coopertos locos volunt Herodotus, Plato, Strabo, Seneca, Tertullianus, Plutarchus, Ovidius, et alii. (Vide Dausqui, Terra et aqua, p. 7.)
  2. Voyez les Mémoires, p. 287.
  3. Voyez l’Hist. de 1703, p. 22, de 1706, p. 9, de 1708, p. 34, et de 1716, p. 8, etc.
  4. Voyez l’Histoire de 1706, p. 9 et suiv.
  5. Mémoire manuscrit sur les pierres figurées, par le P. Chabenat. Montauban, ce 8 octobre 1773.
  6. Voyage autour du monde, t. Ier, p. 100.
  7. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1752, p. 194.
  8. Voyage de M. Krantz. Histoire générale des Voyages, t. XIX, p. 105.
  9. Relation de MM. Gmelin et Muller. Histoire générale des Voyages, t. XVIII, p. 342.
  10. Mémoire pour la subdélégation de Dunkerque, relativement à l’histoire naturelle de ce canton.
  11. Extrait d’une lettre de M. Leschevin à M. de Buffon. Compiègne, le 8 octobre 1772.
  12. Mémoire de M. Guettard. Académie des sciences, année 1764, p. 492.
  13. Promenade au mont Pilate. Journal étranger, mois de mars 1756.
  14. Essai de la description des Alpes glaciales, par M. Altman.
  15. Lettres philosophiques de M. Bourguet. Bibliothèque raisonnée, mois d’avril, mai et juin 1730.
  16. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1722, p. 242.
  17. Mémoires de physique de M. de Grignon, p. 378.
Notes de l’éditeur
  1. Le charbon de terre ne doit pas le moins du monde son origine « au sable et à l’argile. » Il est formé de végétaux qui ont pourri lentement et se sont transformés dans le sol.