Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire et théorie de la Terre/Preuves de la théorie de la Terre/Article VII



ARTICLE VII

SUR LA PRODUCTION DES COUCHES OU LITS DE TERRE.



Nous avons fait voir, dans l’article premier, qu’en vertu de l’attraction démontrée mutuelle entre les parties de la matière, et en vertu de la force centrifuge qui résulte du mouvement de rotation sur son axe, la terre a nécessairement pris la forme d’un sphéroïde dont les diamètres diffèrent d’une 230e partie ; et que ce ne peut être que par les changements arrivés à la surface et causés par les mouvements de l’air et des eaux, que cette différence a pu devenir plus grande, comme on prétend le conclure par les mesures prises à l’équateur et au cercle polaire. Cette figure de la terre, qui s’accorde si bien avec les lois de l’hydrostatique et avec notre théorie, suppose que le globe a été dans un état de liquéfaction dans le temps qu’il a pris sa forme, et nous avons prouvé que le mouvement de projection et celui de rotation ont été imprimés en même temps par une même impulsion. On se persuadera facilement que la terre a été dans un état de liquéfaction produite par le feu, lorsqu’on fera attention à la nature des matières que renferme le globe, dont la plus grande partie, comme les sables et les glaises, sont des matières vitrifiées ou vitrifiables, et lorsque, d’un autre côté, on réfléchira sur l’impossibilité qu’il y a que la terre ait jamais pu se trouver dans un état de fluidité produite par les eaux, puisqu’il y a infiniment plus de terre que d’eau, et que d’ailleurs l’eau n’a pas la puissance de dissoudre les sables, les pierres et les autres matières dont la terre est composée.

Je vois donc que la terre n’a pu prendre sa figure que dans le temps où elle a été liquéfiée par le feu, et, en suivant notre hypothèse, je conçois qu’au sortir du soleil la terre n’avait d’autre forme que celle d’un torrent de matières fondues et de vapeurs enflammées, que ce torrent se rassembla par l’attraction mutuelle des parties, et devint un globe auquel le mouvement de rotation donna la figure d’une sphéroïde, et lorsque la terre fut refroidie les vapeurs qui s’étaient d’abord étendues, comme nous voyons s’étendre les queues des comètes, se condensèrent peu à peu, tombèrent en eau sur la surface du globe, et déposèrent en même temps un limon mêlé de matières sulfureuses et salines dont une partie s’est glissée par le mouvement des eaux dans les fentes perpendiculaires où elle a produit les métaux et les minéraux, et le reste est demeuré à la surface de la terre et a produit cette terre rougeâtre qui forme la première couche de la terre et qui, suivant les différents lieux, est plus ou moins mêlée de particules animales ou végétales réduites en petites molécules dans lesquelles l’organisation n’est plus sensible.

Ainsi, dans le premier état de la terre, le globe était, à l’intérieur, composé d’une matière vitrifiée, comme je crois qu’il l’est encore aujourd’hui ; au-dessus de cette matière vitrifiée se sont trouvées les parties que le feu aura le plus divisées, comme les sables, qui ne sont que des fragments de verre ; et au-dessus de ces sables les parties les plus légères, les pierres ponces, les écumes et les scories de la matière vitrifiée ont surnagé et ont formé les glaises et les argiles : le tout était recouvert d’une couche d’eau[1] de 5 ou 600 pieds d’épaisseur, qui fut produite par la condensation des vapeurs lorsque le globe commença à se refroidir ; cette eau déposa partout une couche limoneuse mêlée de toutes les matières qui peuvent se sublimer et s’exhaler par la violence du feu, et l’air fut formé des vapeurs les plus subtiles qui se dégagèrent des eaux par leur légèreté, et les surmontèrent.

Tel était l’état du globe lorsque l’action du flux et reflux, celle des vents et de la chaleur du soleil commencèrent à altérer la surface de la terre. Le mouvement diurne et celui du flux et reflux élevèrent d’abord les eaux sous les climats méridionaux ; ces eaux entraînèrent et portèrent vers l’équateur le limon, les glaises, les sables, et, en élevant les parties de l’équateur, elles abaissèrent peut-être peu à peu celles des pôles de cette différence d’environ deux lieues dont nous avons parlé ; car les eaux brisèrent bientôt et réduisirent en poussière les pierres ponces et les autres parties spongieuses de la matière vitrifiée, qui étaient à la surface : elles creusèrent des profondeurs et élevèrent des hauteurs qui dans la suite sont devenues des continents, et elles produisirent toutes les inégalités que nous remarquons à la surface de la terre, et qui sont plus considérables vers l’équateur que partout ailleurs ; car les plus hautes montagnes sont entre les tropiques et dans le milieu des zones tempérées, et les plus basses sont au cercle polaire et au delà ; puisque l’on a, entre les tropiques, les Cordillères et presque toutes les montagnes du Mexique et du Brésil, les montagnes de l’Afrique, savoir le grand et le petit Atlas, les monts de la Lune, etc., et que d’ailleurs les terres qui sont entre les tropiques sont les plus inégales de tout le globe, aussi bien que les mers, puisqu’il se trouve entre les tropiques beaucoup plus d’îles que partout ailleurs ; ce qui fait voir évidemment que les plus grandes inégalités de la terre se trouvent en effet dans le voisinage de l’équateur.

Quelque indépendante que soit ma théorie de cette hypothèse sur ce qui s’est passé dans le temps de ce premier état du globe, j’ai été bien aise d’y remonter dans cet article, afin de faire voir la liaison et la possibilité du système que j’ai proposé et dont j’ai donné le précis dans l’article premier ; on doit seulement remarquer que ma théorie, qui fait le texte de cet ouvrage, ne part pas de si loin ; que je prends la terre dans un état à peu près semblable à celui où nous la voyons, et que je ne me sers d’aucune des suppositions qu’on est obligé d’employer lorsqu’on veut raisonner sur l’état passé du globe terrestre ; mais, comme je donne ici une nouvelle idée au sujet du limon des eaux qui, selon moi, a formé la première couche de terre qui environne le globe, il me paraît nécessaire de donner aussi les raisons sur lesquelles je fonde cette opinion.

Les vapeurs qui s’élèvent dans l’air produisent les pluies, les rosées, les feux aériens, les tonnerres et les autres météores ; ces vapeurs sont donc mêlées de particules aqueuses, aériennes, sulfureuses, terrestres, etc., et ce sont ces particules solides et terrestres qui forment le limon dont nous voulons parler. Lorsqu’on laisse déposer de l’eau de pluie, il se forme un sédiment au fond ; lorsque, après avoir ramassé une assez grande quantité de rosée, on la laisse déposer et se corrompre, elle produit une espèce de limon qui tombe au fond du vase ; ce limon est même fort abondant et la rosée en produit beaucoup plus que l’eau de pluie, il est gras, onctueux et rougeâtre.

La première couche qui enveloppe le globe de la terre est composée de ce limon mêlé avec des parties de végétaux ou d’animaux détruits, ou bien avec des particules pierreuses ou sablonneuses : on peut remarquer presque partout que la terre labourable est rougeâtre et mêlée plus ou moins de ces différentes matières ; les particules de sable ou de pierre qu’on y trouve sont de deux espèces, les unes grossières et massives, les autres plus fines et quelquefois impalpables ; les plus grosses viennent de la couche inférieure dont on les détache en labourant et en travaillant la terre, ou bien le limon supérieur, en se glissant et en pénétrant dans la couche inférieure qui est de sable ou d’autres matières divisées, forme ces terres qu’on appelle des sables gras ; les autres parties pierreuses qui sont plus fines viennent de l’air, tombent comme les rosées et les pluies, et se mêlent intimement au limon ; c’est proprement le résidu de la poussière que l’air transporte, que les vents enlèvent continuellement de la surface de la terre, et qui retombe ensuite après s’être imbibée de l’humidité de l’air. Lorsque le limon domine, qu’il se trouve en grande quantité, et qu’au contraire les parties pierreuses et sablonneuses sont en petit nombre, la terre est rougeâtre, pétrissable et très fertile ; si elle est en même temps mêlée d’une quantité considérable de végétaux ou d’animaux détruits, la terre est noirâtre, et souvent elle est encore plus fertile que la première ; mais si le limon n’est qu’en petite quantité, aussi bien que les parties végétales ou animales, alors la terre est blanche et stérile, et lorsque les parties sablonneuses, pierreuses ou crétacées, qui composent ces terres stériles et dénuées de limon, sont mêlées d’une assez grande quantité de parties de végétaux ou d’animaux détruits, elles forment les terres noires et légères qui n’ont aucune liaison et peu de fertilité ; en sorte que, suivant les différentes combinaisons de ces trois différentes matières, du limon, des parties d’animaux et de végétaux, et des particules de sable et de pierre, les terres sont plus ou moins fécondes et différemment colorées. Nous expliquerons en détail, dans notre discours sur les végétaux, tout ce qui a rapport à la nature et à la qualité des différentes terres ; mais ici nous n’avons d’autre but que celui de faire entendre comment s’est formée cette première couche qui enveloppe le globe et qui provient du limon des eaux.

Pour fixer les idées, prenons le premier terrain qui se présente, et dans lequel on a creusé assez profondément, par exemple le terrain de Marly-la-Ville, où les puits sont très profonds ; c’est un pays élevé, mais plat et fertile, dont les couches de terre sont arrangées horizontalement. J’ai fait venir des échantillons de toutes ces couches que M. Dalibard, habile botaniste et versé d’ailleurs dans toutes les parties des sciences, a bien voulu faire prendre sous ses yeux, et, après avoir éprouvé toutes ces matières à l’eau-forte, j’en ai dressé la table suivante.



ÉTAT DES DIFFÉRENTS LITS DE TERRE QUI SE TROUVENT À MARLY-LA-VILLE, JUSQU’À CENT PIEDS DE PROFONDEUR[2]


Pieds. Pouces.
I
Terre franche rougeâtre, mêlée de beaucoup de limon, d’une très petite quantité de sable vitrifiable, et d’une quantité un peu plus considérable de sable calcinable, que j’appelle gravier 
13 »
II
Terre franche ou limon mêlé de plus de gravier et d’un peu de sable vitrifiable 
02 6
III
Limon mêlé de sable vitrifiable en assez grande quantité, et qui ne faisait que très peu d’effervescence avec l’eau-forte 
03 »
IV
Marne dure qui faisait une grande effervescence avec l’eau-forte 
02 »
V
Pierre marneuse assez dure 
04 »
VI
Marne en poudre mêlée de sable vitrifiable 
05 »
VII
Sable très fin vitrifiable 
01 6
VIII
Marne en terre, mêlée d’un peu de sable vitrifiable 
03 6
IX
Marne dure, dans laquelle on trouve du vrai caillou, qui est de la pierre à fusil parfaite 
03 6
X
Gravier ou poussière de marne 
01 »
XI
Églantine, pierre de la dureté et du grain du marbre, et qui est sonnante 
01 6
XII
Gravier marneux 
01 6
XIII
Marne en pierre dure, dont le grain est fort fin 
01 6

XIV
Marne en pierre, dont le grain n’est pas si fin 
01 6
XV
Marne encore plus grenue et plus grossière 
02 6
XVI
Sable vitrifiable très fin, mêlé de coquilles de mer fossiles, qui n’ont aucune adhérence avec le sable, et qui ont encore leurs couleurs et leurs vernis naturels 
01 6
XVII
Gravier très menu ou possière fine de marne 
02 »
XVIII
Marne en pierre dure 
03 6
XIX
Marne en poudre assez grossière 
01 6
XX
Pierre dure et calcinable comme le marbre 
01 »
XXI
Sable gris vitrifiable, mêlé de coquilles fossiles, et surtout de beaucoup d’huîtres et de spondiles, qui n’ont aucune adhérence avec le sable, et qui ne sont nullement pétrifiées 
03 »
XXII
Sable blanc vitrifiable, mêlé des mêmes coquilles 
02 »
XXIII
Sable rayé de rouge et de blanc, vitrifiable, et mêlé des mêmes coquilles 
01 »
XXIV
Sable plus gros, mais toujours vitrifiable et mêlé des mêmes coquilles 
01 »
XXV
Sable gris, fin, vitrifiable et mêlé des mêmes coquilles 
08 6
XXVI
Sable gras, très fin, ou il n’y a plus que quelques coquilles 
03 »
XXVII
Grès 
03 »
XXVIII
Sable vitrifiable, rayé de rouge et de blanc 
04 »
XXIX
Sable blanc, vitrifiable 
03 6
XXVIII
Sable vitrifiable, rougeâtre 
015 »
Profondeur où l’on a cessé de creuser 
101 »


J’ai dit que j’avais éprouvé toutes ces matières à l’eau-forte, parce que, quand l’inspection et la comparaison des matières avec d’autres qu’on connaît ne suffisent pas pour qu’on soit en état de les dénommer et de les ranger dans la classe à laquelle elles appartiennent, et qu’on a peine à se décider par la simple observation, il n’y a pas de moyen plus prompt, et peut-être plus sûr, que d’éprouver avec l’eau-forte les matières terreuses ou lapidifiques ; celles que les esprits acides dissolvent sur-le-champ avec chaleur et ébullition sont ordinairement calcinables ; celles, au contraire, qui résistent à ces esprits et sur lesquelles ils ne font aucune impression sont vitrifiables.

On voit, par cette énumération, que le terrain de Marly-la-Ville a été autrefois un fond de mer qui s’est élevé au moins de 75 pieds, puisqu’on trouve des coquilles à cette profondeur de 75 pieds. Ces coquilles ont été transportées par le mouvement des eaux en même temps que le sable où on les trouve, et le tout est tombé en forme de sédiments qui se sont arrangés de niveau et qui ont produit les différentes couches de sable gris, blanc, rayé de blanc et de rouge, etc., dont l’épaisseur totale est de 15 ou 18 pieds ; toutes les autres couches supérieures jusqu’à la première ont été de même transportées par le mouvement des eaux de la mer et déposées en forme de sédiment, comme on ne peut en douter, tant à cause de la situation horizontale des couches, qu’à cause des différents lits de sable mêlé de coquilles, et de ceux de marne, qui ne sont que des débris, ou plutôt des détriments de coquilles ; la dernière couche elle-même a été formée presque en entier par le limon dont nous avons parlé, qui s’est mêlé avec une partie de la marne qui était à la surface.

J’ai choisi cet exemple comme le plus désavantageux à notre explication, parce qu’il paraît d’abord fort difficile de concevoir que le limon de l’air et celui des pluies et des rosées aient pu produire une couche de terre franche épaisse de 13 pieds ; mais on doit observer d’abord qu’il est très rare de trouver, surtout dans les pays un peu élevés, une épaisseur de terre labourable aussi considérable ; ordinairement, les terres ont trois ou quatre pieds, et souvent elles n’ont pas un pied d’épaisseur. Dans les plaines environnées de collines, cette épaisseur de bonne terre est plus grande, parce que les pluies détachent les terres de ces collines et les entraînent dans les vallées ; mais, en ne supposant ici rien de tout cela, je vois que les dernières couches formées par les eaux de la mer sont des lits de marne fort épais ; il est naturel d’imaginer que cette marne avait au commencement une épaisseur encore plus grande, et que, des 13 pieds qui composent l’épaisseur de la couche supérieure, il y en avait plusieurs de marne lorsque la mer a abandonné ce pays et a laissé le terrain à découvert. Cette marne exposée à l’air se sera fondue par les pluies, l’action de l’air et de la chaleur du soleil y aura produit des gerçures, de petites fentes, et elle aura été altérée par toutes ces causes extérieures au point de devenir une matière divisée et réduite en poussière à la surface, comme nous voyons la marne que nous tirons de la carrière tomber en poudre lorsqu’on la laisse exposée aux injures de l’air : la mer n’aura pas quitté ce terrain si brusquement qu’elle ne l’ait encore recouvert quelquefois, soit par les alternatives du mouvement des marais, soit par l’élévation extraordinaire des eaux dans les gros temps, et elle aura mêlé avec cette couche de marne, de la vase, de la boue et d’autres matières limoneuses ; lorsque le terrain se sera enfin trouvé tout à fait élevé au-dessus des eaux, les plantes auront commencé à y croître, et c’est alors que le limon des pluies et des rosées aura peu à peu coloré et pénétré cette terre, et lui aura donné un premier degré de fertilité que les hommes auront bientôt augmentée par la culture, en travaillant et divisant la surface, et donnant ainsi au limon des rosées et des pluies la facilité de pénétrer plus avant, ce qui à la fin aura produit cette couche de terre franche de 13 pieds d’épaisseur.

Je n’examinerai point ici si la couleur rougeâtre des terres végétales, qui est aussi celle du limon de la rosée et des pluies, ne vient pas du fer qui y est contenu ; ce point, qui ne laisse pas que d’être important, sera discuté dans notre discours sur les minéraux : il nous suffit d’avoir exposé notre façon de concevoir la formation de la couche superficielle de la terre, et nous allons prouver par d’autres exemples que la formation des couches intérieures ne peut être que l’ouvrage des eaux.

La surface du globe, dit Woodward, cette couche extérieure sur laquelle les hommes et les animaux marchent, qui sert de magasin pour la formation des végétaux et des animaux, est, pour la plus grande partie, composée de matière végétale ou animale qui est dans un mouvement et dans un changement continuel. Tous les animaux et les végétaux qui ont existé depuis la création du monde ont toujours tiré successivement de cette couche la matière qui a composé leur corps, et ils lui ont rendu à leur mort cette matière empruntée ; elle y reste, toujours prête à être reprise de nouveau et à servir pour former d’autres corps de la même espèce successivement sans jamais discontinuer ; car la matière qui compose un corps est propre et naturellement disposée pour en former un autre de cette espèce. (Voy. Essai sur l’Histoire naturelle de la terre, page 136.) Dans les pays inhabités, dans les lieux où on ne coupe pas les bois, où les animaux ne broutent pas les plantes, cette couche de terre végétale s’augmente assez considérablement avec le temps ; dans tous les bois, et même dans ceux qu’on coupe, il y a une couche de terreau de 6 ou 8 pouces d’épaisseur, qui n’a été formée que par les feuilles, les petites branches et les écorces qui se sont pourries ; j’ai souvent observé sur un ancien grand chemin fait, dit-on, du temps des Romains, qui traverse la Bourgogne dans une longue étendue de terrain, qu’il s’est formé, sur les pierres dont ce grand chemin est construit, une couche de terre noire de plus d’un pied d’épaisseur, qui nourrit actuellement des arbres d’une hauteur considérable, et cette couche n’est composée que d’un terreau noir formé par les feuilles, les écorces et les bois pourris. Comme les végétaux tirent pour leur nourriture beaucoup plus de substance de l’air et de l’eau qu’ils n’en tirent de la terre, il arrive qu’en pourrissant ils rendent à la terre plus qu’ils n’en ont tiré ; d’ailleurs, une forêt détermine les eaux de la pluie en arrêtant les vapeurs ; ainsi, dans un bois qu’on conserverait bien longtemps sans y toucher, la couche de terre qui sert à la végétation augmenterait considérablement ; mais les animaux rendant moins à la terre qu’ils n’en tirent, et les hommes faisant des consommations énormes de bois et de plantes pour le feu et pour d’autres usages, il s’ensuit que la couche de terre végétale d’un pays habité doit toujours diminuer et devenir enfin comme le terrain de l’Arabie Pétrée, et comme celui de tant d’autres provinces de l’Orient, qui est en effet le climat le plus anciennement habité, où l’on ne trouve que du sel et des sables ; car le sel fixe des plantes et des animaux reste, tandis que toutes les autres parties se volatilisent.

Après avoir parlé de cette couche de terre extérieure que nous cultivons, il faut examiner la position et la formation des couches intérieures. La terre, dit Woodward, paraît, en quelque endroit qu’on la creuse, composée de couches placées l’une sur l’autre comme autant de sédiments qui seraient tombés successivement au fond de l’eau ; les couches qui sont les plus enfoncées sont ordinairement les plus épaisses, et celles qui sont sur celles-ci sont les plus minces par degrés jusqu’à la surface. On trouve des coquilles de mer, des dents et des os de poissons dans ces différentes couches ; il s’en trouve non seulement dans les couches molles, comme dans la craie, l’argile et la marne, mais même dans les couches les plus solides et les plus dures, comme dans celles de pierre, de marbre, etc. Ces productions marines sont incorporées avec la pierre, et, lorsqu’on la rompt et qu’on en sépare la coquille, on observe toujours que la pierre a reçu l’empreinte ou la forme de la surface avec tant d’exactitude, qu’on voit que toutes les parties étaient exactement contiguës et appliquées à la coquille. « Je me suis assuré, dit cet auteur, qu’en France, en Flandre, en Hollande, en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Danemark, en Norvège et en Suède, la pierre et les autres substances terrestres sont disposées par couches de même qu’en Angleterre ; que ces couches sont divisées par des fentes parallèles ; qu’il y a, au dedans des pierres et des autres substances terrestres et compactes, une grande quantité de coquillages, et d’autres productions de la mer disposées de la même manière que dans cette île[3]. J’ai appris que ces couches se trouvaient de même en Barbarie, en Égypte, en Guinée et dans les autres parties de l’Afrique, dans l’Arabie, la Syrie, la Perse, le Malabar, la Chine et les autres provinces de l’Asie, à la Jamaïque, aux Barbades, en Virginie, dans la Nouvelle-Angleterre, au Brésil, au Pérou et dans les autres parties de l’Amérique. » (Essai sur l’Histoire naturelle de la terre, pages 4, 41, 42, etc.)

Cet auteur ne dit pas comment et par qui il a appris que les couches de la terre au Pérou contenaient des coquilles ; cependant, comme en général ses observations sont exactes, je ne doute pas qu’il n’ait été bien informé, et c’est ce qui me persuade qu’on doit trouver des coquilles au Pérou dans les couches de terre, comme on en trouve partout ailleurs ; je fais cette remarque à l’occasion d’un doute qu’on a formé depuis peu sur cela, et dont je parlerai tout à l’heure.

Dans une fouille que l’on fit à Amsterdam pour faire un puits, on creusa jusqu’à 232 pieds de profondeur, et on trouva les couches de terre suivantes : 7 pieds de terre végétale ou terre de jardin, 9 pieds de tourbes, 9 pieds de glaise molle, 8 pieds d’arène, 4 de terre, 10 d’argile, 4 de terre, 10 pieds d’arène, sur laquelle on a coutume d’appuyer les pilotis qui soutiennent les maisons d’Amsterdam, ensuite 2 pieds d’argile, 4 de sablon blanc, 5 de terre sèche, 1 de terre molle, 14 d’arène, 8 d’argile mêlée d’arène, 4 d’arène mêlée de coquilles, ensuite une épaisseur de 100 et 2 pieds de glaise, et enfin 31 pieds de sable, où l’on cessa de creuser. (Voyez Varenii Geograph. general., pag. 46.)

Il est rare qu’on fouille aussi profondément sans trouver de l’eau, et ce fait est remarquable en plusieurs choses : 1o il fait voir que l’eau de la mer ne communique pas dans l’intérieur de la terre par voie de filtration ou de stillation, comme on le croit vulgairement ; 2o nous voyons qu’on trouve des coquilles à 100 pieds au-dessous de la surface de la terre dans un pays extrêmement bas, et que, par conséquent, le terrain de la Hollande a été élevé de 100 pieds par les sédiments de la mer ; 3o on peut en tirer une induction que cette couche de glaise épaisse de 102 pieds, et la couche de sable qui est au-dessous dans laquelle on a fouillé à 31 pieds et dont l’épaisseur entière est inconnue, ne sont peut-être pas fort éloignées de la première couche de la vraie terre ancienne et originaire, telle qu’elle était dans le temps de sa première formation et avant que le mouvement des eaux eût changé sa surface. Nous avons dit dans l’article premier que, si l’on voulait trouver la terre ancienne, il faudrait creuser dans les pays du Nord plutôt que vers l’équateur, dans les plaines basses plutôt que dans les montagnes ou dans les terres élevées. Ces conditions se trouvent à peu près rassemblées ici ; seulement il aurait été à souhaiter qu’on eût continué cette fouille à une plus grande profondeur, et que l’auteur nous eût appris s’il n’y avait pas de coquilles ou d’autres productions marines dans cette couche de glaise de 102 pieds d’épaisseur et dans celle du sable qui était au-dessous. Cet exemple confirme ce que nous avons dit, savoir, que plus on fouille dans l’intérieur de la terre, plus on trouve les couches épaisses, ce qui s’explique fort naturellement dans notre théorie.

Non seulement la terre est composée de couches parallèles et horizontales dans les plaines et dans les collines ; mais les montagnes même sont, en général, composées de la même façon ; on peut dire que ces couches y sont plus apparentes que dans les plaines, parce que les plaines sont ordinairement recouvertes d’une quantité assez considérable de sable et de terre que les eaux ont amenés, et, pour trouver les anciennes couches, il faut creuser plus profondément dans les plaines que dans les montagnes.

J’ai souvent observé que lorsqu’une montagne est égale et que son sommet est de niveau, les couches ou lits de pierre qui la composent sont aussi de niveau ; mais si le sommet de la montagne n’est pas posé horizontalement, et s’il penche vers l’orient ou vers tout autre côté, les couches de pierre penchent aussi du même côté. J’avais ouï dire à plusieurs personnes que, pour l’ordinaire, les bancs ou lits des carrières penchent un peu du côté du levant ; mais, ayant observé moi-même toutes les carrières et toutes les chaînes de rochers qui se sont présentées à mes yeux, j’ai reconnu que cette opinion est fausse, et que les couches ou bancs de pierre ne penchent du côté du levant que lorsque le sommet de la colline penche de ce même côté, et qu’au contraire si le sommet s’abaisse du côté du nord, du midi, du couchant ou de tout autre côté, les lits de pierre penchent aussi du côté du nord, du midi, du couchant, etc. Lorsqu’on tire les pierres et les marbres des carrières, on a grand soin de les séparer suivant leur position naturelle, et on ne pourrait pas même les avoir en grand volume si on voulait les couper dans un autre sens ; lorsqu’on les emploie, il faut, pour que la maçonnerie soit bonne et pour que les pierres durent longtemps, les poser sur leur lit de carrière, c’est ainsi que les ouvriers appellent la couche horizontale ; si, dans la maçonnerie, les pierres étaient posées sur un autre sens, elles se fendraient et ne résisteraient pas aussi longtemps au poids dont elles sont chargées : on voit bien que ceci confirme que les pierres se sont formées par couches parallèles et horizontales, qui se sont successivement accumulées les unes sur les autres, et que ces couches ont composé des masses dont la résistance est plus grande dans ce sens que dans tout autre.

Au reste, chaque couche, soit qu’elle soit horizontale ou inclinée, a dans toute son étendue une épaisseur égale, c’est-à-dire chaque lit d’une matière quelconque, pris à part, a une épaisseur égale dans toute son étendue ; par exemple, lorsque, dans une carrière, le lit de pierre dure a 3 pieds d’épaisseur en un endroit, il a ces 3 pieds d’épaisseur partout ; s’il a 6 pieds d’épaisseur en un endroit, il en a 6 partout. Dans les carrières autour de Paris, le lit de bonne pierre n’est pas épais, et il n’a guère que 18 à 20 pouces d’épaisseur partout ; dans d’autres carrières, comme en Bourgogne, la pierre a beaucoup plus d’épaisseur ; il en est de même des marbres : ceux dont le lit est le plus épais sont les marbres blancs et noirs ; ceux de couleur sont ordinairement plus minces, et je connais des lits d’une pierre fort dure, et dont les paysans se servent en Bourgogne pour couvrir leurs maisons, qui n’ont qu’un pouce d’épaisseur ; les épaisseurs des différents lits sont donc différentes, mais chaque lit conserve la même épaisseur dans toute son étendue : en général, on peut dire que l’épaisseur des couches horizontales est tellement variée, qu’elle va, depuis une ligne et moins encore, jusqu’à 1, 10, 20, 30 et 100 pieds d’épaisseur ; les carrières anciennes et nouvelles qui sont creusées horizontalement, les boyaux des mines, et les coupes à plomb, en long et en travers, de plusieurs montagnes, prouvent qu’il y a des couches qui ont beaucoup d’étendue en tout sens. « Il est bien prouvé dit l’historien de l’Académie, que toutes les pierres ont été une pâte molle, et, comme il y a des carrières presque partout, la surface de la terre a donc été dans tous ces lieux, du moins jusqu’à une certaine profondeur, une vase et une bourbe ; les coquillages, qui se trouvent dans presque toutes les carrières, prouvent que cette vase était une terre détrempée par l’eau de la mer, et par conséquent la mer a couvert tous ces lieux-là, et elle n’a pu les couvrir sans couvrir aussi tout ce qui était de niveau ou plus bas, et elle n’a pu couvrir tous les lieux où il y a des carrières et tous ceux qui sont de niveau ou plus bas, sans couvrir toute la surface du globe terrestre. Ici l’on ne considère point encore les montagnes que la mer aurait dû couvrir aussi, puisqu’il s’y trouve toujours des carrières et souvent des coquillages : si on les supposait formées, le raisonnement que nous faisons en deviendrait beaucoup plus fort. »

« La mer, continue-t-il, couvrait donc toute la terre, et de là vient que tous les bancs ou lits de pierre qui sont dans les plaines sont horizontaux et parallèles entre eux ; les poissons auront été les plus anciens habitants du globe, qui ne pouvait encore avoir ni animaux terrestres ni oiseaux. Mais comment la mer s’est-elle retirée dans les grands creux, dans les vastes bassins qu’elle occupe présentement ? Ce qui se présente le plus naturellement à l’esprit, c’est que le globe de la terre, du moins jusqu’à une certaine profondeur, n’était pas solide partout, mais entremêlé de quelques grands creux dont les voûtes se sont soutenues pendant un temps, mais enfin sont venues à fondre subitement ; alors les eaux seront tombées dans ces creux, les auront remplis, et auront laissé à découvert une partie de la surface de la terre qui sera devenue une habitation convenable aux animaux terrestres et aux oiseaux. Les coquillages des carrières s’accordent fort avec cette idée ; car, outre qu’il n’a pu se conserver jusqu’à présent dans les terres que des parties pierreuses des poissons, on sait qu’ordinairement les coquillages s’amassent en grand nombre dans certains endroits de la mer, où ils sont comme immobiles et forment des espèces de rochers, et ils n’auront pu suivre les eaux qui les auront subitement abandonnés ; c’est par cette dernière raison que l’on trouve infiniment plus de coquillages que d’arêtes ou d’empreintes d’autres poissons, et cela même prouve une chute soudaine de la mer dans ses bassins. Dans le même temps que les voûtes que nous supposons ont fondu, il est fort possible que d’autres parties de la surface du globe se soient élevées, et par la même cause : ce seront là les montagnes qui se seront placées sur cette surface avec des carrières déjà toutes formées ; mais les lits de ces carrières n’ont pas pu conserver la direction horizontale qu’ils avaient auparavant, à moins que les masses des montagnes ne se fussent élevées précisément selon un axe perpendiculaire à la surface de la terre, ce qui n’a pu être que très rare : aussi, comme nous l’avons déjà observé en 1708 (pag. 30 et suiv.), les lits des carrières des montagnes sont toujours inclinés à l’horizon, mais parallèles entre eux, car ils n’ont pas changé de position les uns à l’égard des autres, mais seulement à l’égard de la surface de la terre. » (Voyez les Mémoires de l’Académie, année 1716, p. 14 et suiv. de l’Histoire.)

Ces couches parallèles, ces lits de terre ou de pierre, qui ont été formés par les sédiments des eaux de la mer, s’étendent souvent à des distances très considérables, et même on trouve dans les collines séparées par un vallon les mêmes lits, les mêmes matières, au même niveau. Cette observation, que j’ai faite, s’accorde parfaitement avec celle de l’égalité de la hauteur des collines opposées dont je parlerai tout à l’heure ; on pourra s’assurer aisément de la vérité de ces faits, car, dans tous les vallons étroits, où l’on découvre des rochers, on verra que les mêmes lits de pierre ou de marbre se trouvent des deux côtés à la même hauteur. Dans une campagne que j’habite souvent et où j’ai beaucoup examiné les rochers et les carrières, j’ai trouvé une carrière de marbre qui s’étend à plus de 12 lieues en longueur et dont la largeur est fort considérable, quoique je n’aie pas pu m’assurer précisément de cette étendue en largeur. J’ai souvent observé que ce lit de marbre a la même épaisseur partout ; et dans des collines, séparées de cette carrière par un vallon de 100 pieds de profondeur et d’un quart de lieue de largeur, j’ai trouvé le même lit de marbre à la même hauteur ; je suis persuadé qu’il en est de même de toutes les carrières de pierre ou de marbre où l’on trouve des coquilles, car cette observation n’a pas lieu dans les carrières de grès. Nous donnerons, dans la suite, les raisons de cette différence, et nous dirons pourquoi le grès n’est pas disposé, comme les autres matières, par lits horizontaux, et qu’il est en blocs irréguliers pour la forme et pour la position.

On a de même observé que les lits de terre sont les mêmes des deux côtés des détroits de la mer, et cette observation, qui est importante, peut nous conduire à reconnaître les terres et les îles qui ont été séparées du continent ; elle prouve, par exemple, que l’Angleterre a été séparée de la France, l’Espagne de l’Afrique, la Sicile de l’Italie, et il serait à souhaiter qu’on eût fait la même observation dans tous les détroits ; je suis persuadé qu’on la trouverait vraie presque partout, et pour commencer par le plus long détroit que nous connaissions, qui est celui de Magellan, nous ne savons pas si les mêmes lits de pierre se trouvent à la même hauteur des deux côtés, mais nous voyons, à l’inspection des cartes particulières de ce détroit, que les deux côtes élevées qui le bornent, forment à peu près, comme les montagnes de la terre, des angles correspondants, et que les angles saillants sont opposés aux angles rentrants dans les détours de ce détroit, ce qui prouve que la Terre-de-Feu doit être regardée comme une partie du continent de l’Amérique ; il en est de même du détroit de Forbisher, l’île de Frisland paraît avoir été séparée du continent de Groenland.

Les îles Maldives ne sont séparées les unes des autres que par de petits trajets de mer, de chaque côté desquels se trouvent des bancs et des rochers composés de la même matière ; toutes ces îles qui, prises ensemble, ont près de 200 lieues de longueur, ne formaient autrefois qu’une même terre : elles sont divisées en treize provinces que l’on appelle atollons. Chaque atollon contient un grand nombre de petites îles dont la plupart sont tantôt submergées et tantôt à découvert ; mais, ce qu’il y a de remarquable, c’est que ces treize atollons sont chacun environnés d’une chaîne de rochers de même nature de pierre, et qu’il n’y a que trois ou quatre ouvertures dangereuses par où on peut entrer dans chaque atollon ; ils sont tous posés de suite et bout à bout, et il paraît évidemment que ces îles étaient autrefois une longue montagne couronnée de rochers. (Voyez Voyages de Franç. Pyrard, vol. Ier, Paris, 1719, p. 107, etc.)

Plusieurs auteurs, comme Yerstegan, Twine, Sommer, et surtout Campbell dans sa description de l’Angleterre, au chapitre de la province de Kent, donnent des raisons très fortes pour prouver que l’Angleterre était autrefois jointe à la France, et qu’elle en a été séparée par un coup de mer qui, s’étant ouvert cette porte, a laissé à découvert une grande quantité de terres basses et marécageuses tout le long des côtes méridionales de l’Angleterre. Le docteur Wallis fait valoir, comme une preuve de ce fait, la conformité de l’ancien langage des Gallois et des Bretons, et il ajoute plusieurs observations que nous rapporterons dans les articles suivants.

Si l’on considère, en voyageant, la forme des terrains, la position des montagnes et les sinuosités des rivières, on s’apercevra qu’ordinairement les collines opposées sont non seulement composées des mêmes matières, au même niveau, mais même qu’elles sont à peu près également élevées : j’ai observé cette égalité de hauteur dans les endroits où j’ai voyagé, et je l’ai toujours trouvée la même à très peu près, des deux côtés, surtout dans les vallons serrés et qui n’ont tout au plus qu’un quart ou un tiers de lieue de largeur ; car, dans les grandes vallées qui ont beaucoup plus de largeur, il est assez difficile de juger exactement de la hauteur des collines et de leur égalité, parce qu’il y a erreur d’optique et erreur de jugement ; en regardant une plaine ou tout autre terrain de niveau, qui s’étend fort au loin, il paraît s’élever, et, au contraire, en voyant de loin des collines elles paraissent s’abaisser : ce n’est pas ici le lieu de donner la raison mathématique de cette différence. D’autre côté, il est fort difficile de juger par le simple coup d’œil où se trouve le milieu d’une grande vallée, à moins qu’il n’y ait une rivière ; au lieu que, dans les vallons serrés, le rapport des yeux est moins équivoque et le jugement plus certain. Cette partie de la Bourgogne qui est comprise entre Auxerre, Dijon, Autun et Bar-sur-Seine, et dont une étendue considérable s’appelle le bailliage de la Montagne, est un des endroits les plus élevés de la France ; d’un côté de la plupart de ces montagnes qui ne sont que du second ordre, et qu’on ne doit regarder que comme des collines élevées, les eaux coulent vers l’Océan, et de l’autre vers la Méditerranée ; il y a des points de partage, comme à Sombernon, Pouilly-en-Auxois, etc., où on peut tourner les eaux indifféremment vers l’Océan ou vers la Méditerranée : ce pays élevé est entrecoupé de plusieurs petits vallons assez serrés et presque tous arrosés de gros ruisseaux ou de petites rivières. J’ai mille et mille fois observé la correspondance des angles de ces collines et leur égalité de hauteur, et je puis assurer que j’ai trouvé partout les angles saillants opposés aux angles rentrants, et les hauteurs à peu près égales des deux côtés. Plus on avance dans le pays élevé où sont les points de partage dont nous venons de parler, plus les montagnes ont de hauteur ; mais cette hauteur est toujours la même des deux côtés des vallons, et les collines s’élèvent ou s’abaissent également : en se plaçant à l’extrémité des vallons dans le milieu de la largeur, j’ai toujours vu que le bassin du vallon était environné et surmonté de collines dont la hauteur était égale ; j’ai fait la même observation dans plusieurs autres provinces de France. C’est cette égalité de hauteur dans les collines qui fait les plaines en montagnes ; ces plaines forment, pour ainsi dire, des pays élevés au-dessus d’autres pays ; mais les hautes montagnes ne paraissent pas être si égales en hauteur ; elles se terminent la plupart en pointes et en pics irréguliers, et j’ai vu, en traversant plusieurs fois les Alpes et l’Apennin, que les angles sont en effet correspondants, mais qu’il est presque impossible de juger à l’œil de l’égalité ou de l’inégalité de hauteur des montagnes opposées, parce que leur sommet se perd dans les brouillards et dans les nues.

Les différentes couches dont la terre est composée ne sont pas disposées suivant l’ordre de leur pesanteur spécifique : souvent on trouve des couches de matières pesantes posées sur des couches de matières plus légères ; pour s’en assurer, il ne faut qu’examiner la nature des terres sur lesquelles portent les rochers, et on verra que c’est ordinairement sur des glaises ou sur des sables qui sont spécifiquement moins pesants que la matière du rocher : dans les collines et dans les autres petites élévations, on reconnaît facilement la base sur laquelle portent les rochers ; mais il n’en est pas de même des grandes montagnes ; non seulement le sommet est de rocher, mais ces rochers portent sur d’autres rochers : il y a montagnes sur montagnes et rochers sur rochers, à des hauteurs si considérables et dans une si grande étendue de terrain, qu’on ne peut guère s’assurer s’il y a de la terre dessous et de quelle nature est cette terre. On voit des rochers coupés à pic qui ont plusieurs centaines de pieds de hauteur ; ces rochers portent sur d’autres, qui peut-être n’en ont pas moins ; cependant ne peut-on pas conclure du petit au grand ? Et puisque les rochers des petites montagnes dont on voit la base portent sur des terres moins pesantes et moins solides que la pierre, ne peut-on pas croire que la base des hautes montagnes est aussi de terre ? Au reste, tout ce que j’ai à prouver ici, c’est qu’il a pu arriver naturellement, par le mouvement des eaux, qu’il se soit accumulé des matières plus pesantes au-dessus des plus légères, et que, si cela se trouve en effet dans la plupart des collines, il est probable que cela est arrivé comme je l’explique dans le texte ; mais quand même on voudrait se refuser à mes raisons, en m’objectant que je ne suis pas bien fondé à supposer qu’avant la formation des montagnes les matières les plus pesantes étaient au-dessous des moins pesantes, je répondrai que je n’assure rien de général à cet égard, parce qu’il y a plusieurs manières dont cet effet a pu se produire, soit que les matières pesantes fussent au-dessous ou au-dessus, ou placées indifféremment, comme nous les voyons aujourd’hui ; car, pour concevoir comment la mer, ayant d’abord formé une montagne de glaise, l’a ensuite couronnée de rochers, il suffit de faire attention que les sédiments peuvent venir successivement de différents endroits, et qu’ils peuvent être des matières différentes, en sorte que dans un endroit de la mer où les eaux auront déposé d’abord plusieurs sédiments de glaise, il peut très bien arriver que tout d’un coup, au lieu de glaise, les eaux apportent des sédiments pierreux, et cela, parce qu’elles auront enlevé du fond ou détaché des côtes toute la glaise, et qu’ensuite elles auront attaqué les rochers, ou bien parce que les premiers sédiments venaient d’un endroit, et les seconds d’un autre. Au reste, cela s’accorde parfaitement avec les observations, par lesquelles on reconnaît que les lits de terre, de pierre, de gravier, de sable, etc., ne suivent aucune règle dans leur arrangement, ou du moins se trouvent placés indifféremment et comme au hasard les uns au-dessus des autres.

Cependant ce hasard même doit avoir des règles, qu’on ne peut connaître qu’en estimant la valeur des probabilités et la vraisemblance des conjectures. Nous avons vu qu’en suivant notre hypothèse sur la formation du globe, l’intérieur de la terre doit être d’une matière vitrifiée, semblable à nos sables vitrifiables, qui ne sont que des fragments de verre, et dont les glaises sont peut-être les scories ou les parties décomposées ; dans cette supposition, la terre doit être composée dans le centre, et presque jusqu’à la circonférence extérieure, de verre ou d’une matière vitrifiée qui en occupe presque tout l’intérieur, et au-dessus de cette matière on doit trouver les sables, les glaises et les autres scories de cette matière vitrifiée. Ainsi en considérant la terre dans son premier état, c’était d’abord un noyau de verre ou de matière vitrifiée, qui est ou massive comme le verre, ou divisée comme le sable, parce que cela dépend du degré de l’activité du feu qu’elle aura éprouvé ; au-dessus de cette matière étaient les sables, et enfin les glaises ; le limon des eaux et de l’air a produit l’enveloppe extérieure qui est plus ou moins épaisse suivant la situation du terrain, plus ou moins colorée suivant les différents mélanges du limon, des sables et des parties d’animaux ou de végétaux détruits, et plus ou moins féconde suivant l’abondance ou la disette de ces mêmes parties. Pour faire voir que cette supposition, au sujet de la formation des sables et des glaises, n’est pas aussi gratuite qu’on pourrait l’imaginer, nous avons cru devoir ajouter à ce que nous venons de dire quelques remarques particulières.

Je conçois donc que la terre dans le premier état était un globe, ou plutôt un sphéroïde de matière vitrifiée, de verre, si l’on veut, très compact, couvert d’une croûte légère et friable, formée par les scories de la matière en fusion, d’une véritable pierre ponce : le mouvement et l’agitation des eaux et de l’air brisèrent bientôt et réduisirent en poussière cette croûte de verre spongieuse, cette pierre ponce qui était à la surface ; de là les sables qui, en s’unissant, produisirent ensuite les grès et le roc vif, ou, ce qui est la même chose, les cailloux en grande masse, qui doivent, aussi bien que les cailloux en petite masse, leur dureté, leur couleur ou leur transparence et la variété de leurs accidents, aux différents degrés de pureté et à la finesse du grain des sables qui sont entrés dans leur composition.

Ces mêmes sables, dont les parties constituantes s’unissent par le moyen du feu, s’assimilent et deviennent un corps dur très dense, et d’autant plus transparent que le sable est plus homogène ; exposés, au contraire, longtemps à l’air, se décomposant par la désunion et l’exfoliation des petites lames dont ils sont formés, ils commencent à devenir terre, et c’est ainsi qu’ils ont pu former les glaises et les argiles. Cette poussière, tantôt d’un jaune brillant, tantôt semblable à des paillettes d’argent dont on se sert pour sécher l’écriture, n’est autre chose qu’un sable très pur, en quelque façon pourri, presque réduit en ses principes, et qui tend à une décomposition parfaite ; avec le temps, ces paillettes se seraient atténuées et divisées au point qu’elles n’auraient plus eu assez d’épaisseur et de surface pour réfléchir la lumière, et elles auraient acquis toutes les propriétés des glaises : qu’on regarde au grand jour un morceau d’argile, on y apercevra une grande quantité de ces paillettes talqueuses, qui n’ont pas encore entièrement perdu leur forme. Le sable peut donc avec le temps produire l’argile, et celle-ci en se divisant acquiert de même les propriétés d’un véritable limon, matière vitrifiable comme l’argile et qui est du même genre.

Cette théorie est conforme à ce qui se passe tous les jours sous nos yeux : qu’on lave du sable sortant de sa minière, l’eau se chargera d’une assez grande quantité de terre noire, ductile, grasse, de véritable argile. Dans les villes, où les rues sont pavées de grès, les boues sont toujours noires et très grasses, et desséchées elles forment une terre de la même nature que l’argile. Qu’on détrempe et qu’on lave de même de l’argile prise dans un terrain où il n’y a ni grès ni cailloux, il se précipitera toujours au fond de l’eau une assez grande quantité de sable vitrifiable.

Mais ce qui prouve parfaitement que le sable, et même le caillou et le verre, existent dans l’argile et n’y sont que déguisés, c’est que le feu en réunissant les parties de celle-ci, que l’action de l’air et des autres éléments avaient peut-être divisées, lui rend sa première forme. Qu’on mette de l’argile dans un fourneau de réverbère échauffé au degré de la calcination, elle se couvrira au dehors d’un émail très dur ; si, à l’intérieur, elle n’est pas encore vitrifiée, elle aura cependant acquis une très grande dureté, elle résistera à la lime et au burin, elle étincellera sous le marteau, elle aura enfin toutes les propriétés du caillou ; un degré de chaleur de plus la fera couler et la convertira en un véritable verre.

L’argile et le sable sont donc des matières parfaitement analogues et du même genre ; si l’argile en se condensant peut devenir du caillou, du verre, pourquoi le sable en se divisant ne pourrait-il pas devenir de l’argile ? Le verre paraît être la véritable terre élémentaire, et tous les mixtes un verre déguisé ; les métaux, les minéraux, les sels, etc., ne sont qu’une terre vitrescible ; la pierre ordinaire, les autres matières qui lui sont analogues, et les coquilles des testacés, des crustacés, etc., sont les seules substances qu’aucun agent connu n’a pu jusqu’à présent vitrifier, et les seules qui semblent faire une classe à part. Le feu, en réunissant les parties divisées des premières, en fait une matière homogène, dure et transparente à un certain degré, sans aucune diminution de pesanteur, et à laquelle il n’est plus capable de causer aucune altération ; celles-ci, au contraire, dans lesquelles il entre une plus grande quantité de principes actifs et volatils, et qui se calcinent, perdent au feu plus du tiers de leur poids, et reprennent simplement la forme de terre, sans autre altération que la désunion de leurs principes : ces matières exceptées, qui ne sont pas en grand nombre, et dont les combinaisons ne produisent pas de grandes variétés dans la nature, toutes les autres substances, et particulièrement l’argile, peuvent être converties en verre, et ne sont essentiellement, par conséquent, qu’un verre décomposé. Si le feu fait changer promptement de forme à ces substances, en les vitrifiant, le verre lui-même, soit qu’il ait sa nature de verre, ou bien celle de sable ou de caillou, se change naturellement en argile, mais par un progrès lent et insensible.

Dans les terrains où le caillou ordinaire est la pierre dominante, les campagnes en sont ordinairement jonchées ; et si le lieu est inculte et que ces cailloux aient été longtemps exposés à l’air sans avoir été remués, leur superficie supérieure est toujours très blanche, tandis que le côté opposé, qui touche immédiatement à la terre, est très brun et conserve sa couleur naturelle : si on casse plusieurs de ces cailloux, on reconnaîtra que la blancheur n’est pas seulement au dehors, mais qu’elle pénètre dans l’intérieur plus ou moins profondément, et y forme une espèce de bande, qui n’a dans de certains cailloux que très peu d’épaisseur, mais qui dans d’autres occupe presque toute celle du caillou ; cette partie blanche est un peu grenue, entièrement opaque, aussi tendre que la pierre, et elle s’attache à la langue comme les bols, tandis que le reste du caillou est lisse et poli, qu’il n’a ni fil ni grain, et qu’il a conservé sa couleur naturelle, sa transparence et sa même dureté ; si on met dans un fourneau ce même caillou à moitié décomposé, sa partie blanche deviendra d’un rouge couleur de tuile, et sa partie brune d’un très beau blanc. Qu’on ne dise point, avec un de nos plus célèbres naturalistes, que ces pierres sont des cailloux imparfaits de différents âges, qui n’ont pas encore acquis leur perfection ; car pourquoi seraient-ils tous imparfaits ? pourquoi le seraient-ils tous du même côté, et du côté qui est exposé à l’air ? Il me semble qu’il est aisé de se convaincre que ce sont, au contraire, des cailloux altérés, décomposés, qui tendent à reprendre la forme et les propriétés de l’argile et du bol dont ils ont été formés. Si c’est conjecturer que de raisonner ainsi, qu’on expose en plein air le caillou le plus caillou (comme parle ce fameux naturaliste), le plus dur et le plus noir, en moins d’une année il changera de couleur à la surface, et, si on a la patience de suivre cette expérience, on lui verra perdre insensiblement et par degré sa dureté, sa transparence et ses autres caractères spécifiques, et approcher de plus en plus chaque jour de la nature de l’argile.

Ce qui arrive au caillou arrive au sable ; chaque grain de sable peut être considéré comme un petit caillou, et chaque caillou comme un amas de grains de sable extrêmement fins et exactement engrenés. L’exemple du premier degré de décomposition du sable se trouve dans cette poudre brillante, mais opaque, mica, dont nous venons de parler, et dont l’argile et l’ardoise sont toujours parsemées ; les cailloux entièrement transparents, les quartz, produisent en se décomposant des talcs gras et doux au toucher, aussi pétrissables et ductiles que la glaise, et vitrifiables comme elle, tels que ceux de Venise et de Moscovie ; et il me paraît que le talc est un terme moyen entre le verre ou le caillou transparent et l’argile, au lieu que le caillou grossier et impur, en se décomposant, passe à l’argile sans intermède.

Notre verre factice éprouve aussi la même altération : il se décompose à l’air et se pourrit en quelque façon en séjournant dans les terres ; d’abord sa superficie s’irise, s’écaille, s’exfolie, et en le maniant on s’aperçoit qu’il s’en détache des paillettes brillantes ; mais, lorsque sa décomposition est plus avancée, il s’écrase entre les doigts et se réduit en poudre talqueuse très blanche et très fine ; l’art a même imité la nature pour la décomposition du verre et du caillou. Est etiam certa methodus solius aquæ communis ope silices et arenam in liquorem viscosum, eumdemque in sal viride convertendi, et hoc in oleum rubicundum, etc. Solius ignis et aquæe ope speciali experimento durissimos quosque lapides in mucorem resolvo, qui distillatus subtilem spiritum exhibet et oleum nullis laudibus prædicabile. (Voy. Becher, Phys. subter.)

Nous traiterons ces matières encore plus à fond dans notre discours sur les minéraux, et nous nous contenterons d’ajouter ici que les différentes couches qui couvrent le globe terrestre, étant encore actuellement ou de matières que nous pouvons considérer comme vitrifiées, ou de matières analogues au verre, qui en ont les propriétés les plus essentielles, et qui toutes sont vitrescibles, et que d’ailleurs comme il est évident que de la décomposition du caillou et du verre, qui se fait chaque jour sous nos yeux, il résulte une véritable terre argileuse, ce n’est donc pas une supposition précaire ou gratuite, que d’avancer, comme je l’ai fait, que les glaises, les argiles et les sables ont été formés par les scories et les écumes vitrifiées du globe terrestre, surtout lorsqu’on y joint les preuves à priori, que nous avons données pour faire voir qu’il a été dans un état de liquéfaction causée par le feu.





ADDITIONS

À L’ARTICLE QUI A POUR TITRE : DE LA PRODUCTION DES COUCHES OU LITS DE TERRE.



I. — Sur les couches ou lits de terre en différents endroits.

Nous avons quelques exemples des fouilles et des puits, dans lesquels on a observé les différentes natures des couches ou lits de terre jusqu’à de certaines profondeurs ; celle du puits d’Amsterdam, qui descendait à 232 pieds, celle du puits de Marly-la-Ville jusqu’à 100 pieds ; et nous pourrions en citer plusieurs autres exemples, si les observateurs étaient d’accord dans leur nomenclature : mais les uns appellent marne ce qui n’est en effet que de l’argile blanche ; les autres nomment cailloux des pierres calcaires arrondies ; ils donnent le nom de sable à du gravier calcaire ; au moyen de quoi l’on ne peut tirer aucun fruit de leurs recherches, ni de leurs longs Mémoires sur ces matières, parce qu’il y a partout incertitude sur la nature des substances dont ils parlent : nous nous bornerons donc aux exemples suivants :

Un bon observateur a écrit à un de mes amis, dans les termes suivants, sur les couches de terre dans le voisinage de Toulon : « Il existe ici, dit-il, un immense dépôt pierreux qui occupe toute la pente de la chaîne de montagnes que nous avons au nord de la ville de Toulon, qui s’étend dans la vallée au levant et au couchant, dont une partie forme le sol de la vallée et va se perdre dans la mer : cette matière lapidifique est appelée vulgairement saffre, et c’est proprement ce tuf que les naturalistes appellent marga toffacea fistulosa. M. Guettard m’a demandé des éclaircissements sur ce saffre pour en faire usage dans ses mémoires, et quelques morceaux de cette matière pour la connaître ; je lui ai envoyé les uns et les autres, et je crois qu’il en a été content, car il m’en a remercié : il vient même de me marquer qu’il reviendra en Provence et à Toulon au commencement de mai… Quoi qu’il en soit, M. Guettard n’aura rien de nouveau à dire sur ce dépôt, car M. de Buffon a tout dit à ce sujet dans son premier volume de l’Histoire naturelle, à l’article des Preuves de la Théorie de la terre, et il semble qu’en faisant cet article il avait sous les yeux les montagnes de Toulon et leur croupe.

» À la naissance de cette croupe, qui est d’un tuf plus ou moins dur, on trouve dans de petites cavités du noyau de la montagne quelques mines de très beau sable, qui sont probablement ces pelotes dont parle M. de Buffon. En cassant en d’autres endroits la superficie du noyau, nous trouvons en abondance des coquilles de mer incorporées avec la pierre… J’ai plusieurs de ces coquilles dont l’émail est assez bien conservé ; je les enverrai quelque jour à M. de Buffon[4]. »

M. Guettard, qui a fait par lui-même plus d’observations en ce genre qu’aucun autre naturaliste, s’exprime dans les termes suivants, en parlant des montagnes qui environnent Paris :

« Après la terre labourable, qui n’est tout au plus que de deux ou trois pieds, est placé un banc de sable, qui a depuis quatre et six pieds jusqu’à vingt pieds, et souvent même jusqu’à trente de hauteur ; ce banc est communément rempli de pierres de la nature de la pierre meulière… Il y a des cantons où l’on rencontre dans ce banc sableux des masses de grès isolées.

» Au-dessous de ce sable, on trouve un tuf qui peut avoir depuis dix ou douze jusqu’à trente, quarante et même cinquante pieds ; ce tuf n’est cependant pas communément d’une seule épaisseur, et il est assez souvent coupé par différents lits de fausse marne, de marne glaiseuse, de cos, que les ouvriers appellent tripoli, ou de bonne marne, et même de petits bancs de pierres assez dures… Sous ce banc de tuf commencent ceux qui donnent la pierre à bâtir : ces bancs varient par la hauteur ; ils n’ont guère d’abord qu’un pied ; il s’en trouve dans des cantons trois ou quatre au-dessus l’un de l’autre ; ils en précèdent un qui peut être d’environ dix pieds, et dont les surfaces et l’intérieur sont parsemés de noyaux ou d’empreintes de coquilles ; il est suivi d’un autre qui peut avoir quatre pieds ; il porte sur un de sept à huit, ou plutôt sur deux de trois ou quatre. Après ces bancs il y en a plusieurs autres qui sont petits, et qui peuvent former en tout un massif de trois toises au moins ; ce massif est suivi des glaises, avant lesquelles cependant on perce un lit de sable.

» Ce sable est rougeâtre et terreux ; il a d’épaisseur deux, deux et demi et trois pieds ; il est noyé d’eau ; il a après lui un banc de fausse glaise bleuâtre, c’est-à-dire d’une terre glaiseuse mêlée de sable ; l’épaisseur de ce banc peut avoir deux pieds ; celui qui le suit est au moins de cinq, et d’une glaise noire, lisse, dont les cassures sont brillantes presque comme du jayet ; et enfin cette glaise noire est suivie de la glaise bleue, qui forme un banc de cinq à six pieds d’épaisseur. Dans ces différentes glaises on trouve des pyrites blanchâtres d’un jaune pâle et de différentes figures… L’eau qui se trouve au-dessous de toutes ces glaises, empêche de pénétrer plus avant…

» Le terrain des carrières du canton de Moxouris, au haut du faubourg Saint-Marceau, est disposé de la manière suivante :

Pieds. Pouces.
»01oLa terre labourable, d’une pied d’épaisseur. 01 »
»02oLe tuf, deux toises. 12 »
»03oLe sable, deux à trois toises. 18 »
»04oDes terres jaunâtres, de deux toises. 12 »
»05oLe tripoli, c’est-à-dire des terres blanches, grasses, fermes, qui se durcissent au soleil et qui marquent, comme de la craie, de quatre à cinq toises. 30 »
»06oDu cailloutage, ou mélange de sable gras, de deux toises. 12 »
»07oDe la roche ou rochette, depuis un pied jusqu’à deux. 02 »
»08oUne espace de bas-appareil ou qui a peu de hauteur, d’un pied jusqu’à deux. 02 »
»09oDeux moyes de banc blanc, de chacun six, sept à huit pouces. 01 »
»10oLe souchet, de dix-huit pouces jusqu’à vingt, en y comprenant son bousin. 01 6
»11oLe banc franc, depuis quinze, dix-huit, jusqu’à trente pouces. 01 6
»12oLe Liais férault, de dix à douze pouces. 01 »
»13oLe banc vert, d’un pied jusqu’à vingt pouces. 01 6
»14oLes lambourdes, qui forment deux bancs, un de dix-huit pouces et l’autre de deux pieds. 03 6
»15oPlusieurs petits bancs de lambourdes bâtardes ou moins bonnes que les lambourdes ci-dessus ; ils précèdent la nappe d’eau ordinaire des puits : cette nappe est celle que ceux qui fouillent la terre à pots sont obligés de passer pour tirer cette terre ou glaise à poterie, laquelle est entre deux eaux, c’est-à-dire entre cette nappe dont je viens de parler…, et une autre beaucoup plus considérable, qui est au-dessous.
En tout 
99 »[5]


Au reste, je ne rapporte cet exemple que faute d’autres, car on voit combien il laisse d’incertitudes sur la nature des différentes terres. On ne peut donc trop exhorter les observateurs à désigner plus exactement la nature des matières dont ils parlent, et à distinguer au moins celles qui sont vitrescibles ou calcaires, comme dans l’exemple suivant.

Le sol de la Lorraine est partagé en deux grandes zones toutes différentes et bien distinctes : l’orientale, que couvre la chaîne des Vosges, montagnes primitives, toutes composées de matières vitrifiables et cristallisées, granits, porphyres, jaspes et quartz, jetés par blocs et par groupes, et non par lits et par couches. Dans toute cette chaîne on ne trouve pas le moindre vestige de productions marines, et les collines qui en dérivent sont de sable vitrifiable. Quand elles finissent, et sur une lisière suivie dans toute la ligne de leur chute, commence l’autre zone toute calcaire, toute en couches horizontales, toute remplie ou plutôt formée de corps marins. (Note communiquée à M. de Buffon par M. l’abbé Bexon, le 15 mars 1777.).

Les bancs et les lits de terre du Pérou sont parfaitement horizontaux, et se répondent quelquefois de fort loin dans les différentes montagnes : la plupart de ces montagnes ont deux ou trois cents toises de hauteur, et elles sont presque toujours inaccessibles ; elles sont souvent escarpées comme des murailles, et c’est ce qui permet devoir leurs lits horizontaux dont ces escarpements présentent l’extrémité. Lorsque le hasard a voulu que quelqu’une fût ronde et qu’elle se trouve absolument détachée des autres, chacun de ces lits est devenu comme un cylindre très plat et comme un cône tronqué qui n’a que très peu de hauteur, et ces différents lits, placés les uns au-dessous des autres et distingués par leur couleur et par les divers talus de leur contour, ont souvent donné au tout la forme d’un ouvrage artificiel et fait avec la plus grande régularité. On voit dans ces pays-là les montagnes y prendre continuellement l’aspect d’anciens et somptueux édifices, de chapelles, de châteaux, de dômes. Ce sont quelquefois des fortifications formées de longues courtines, munies de boulevards. Il est difficile, en distinguant tous ces objets et la manière dont leurs couches se répondent, de douter que le terrain ne se soit abaissé tout autour ; il paraît que ces montagnes, dont la base était plus solidement appuyée, sont restées comme des espèces de témoins et de monuments qui indiquent la hauteur qu’avait anciennement le sol de ces contrées[6].

La montagne des Oiseaux, appelée en Arabe Gebelteir, est si égale du haut en bas, l’espace d’une demi-lieue, qu’elle semble plutôt un mur régulier bâti par la main des hommes que non pas un rocher fait ainsi par la nature. Le Nil la touche par un très long espace, et elle est éloignée de quatre journées et demie du Caire dans l’Égypte supérieure[7].

Je puis ajouter à ces observations une remarque faite par la plupart des voyageurs, c’est que dans les Arabies le terrain est d’une nature très différente ; la partie la plus voisine du mont Liban n’offre que des rochers tranchés et culbutés, et c’est ce qu’on appelle l’Arabie-Pétrée ; c’est de cette contrée, dont les sables ont été enlevés par le mouvement des eaux, que s’est formé le terrain stérile de l’Arabie-Déserte ; tandis que les limons plus légers et toutes les bonnes terres ont été portées plus loin dans la partie que l’on appelle l’Arabie-Heureuse. Au reste, les revers dans l’Arabie-Heureuse sont, comme partout ailleurs, plus escarpés vers la mer d’Afrique, c’est-à-dire vers l’occident, que vers la mer Rouge, qui est à l’orient.


II. — Sur la roche intérieure du globe.

J’ai dit que « dans les collines et dans les autres élévations, on reconnaît facilement la base sur laquelle portent les rochers ; mais qu’il n’en est pas de même des grandes montagnes, que non seulement leur sommet est de roc vif, de granit, etc., mais que ces rochers portent sur d’autres rochers, à des profondeurs si considérables et dans une si grande étendue de terrain, qu’on ne peut guère s’assurer s’il y a de la terre dessous, et de quelle nature est cette terre ; on voit des rochers coupés à pic qui ont plusieurs centaines de pieds de hauteur, ces rochers portent sur d’autres, qui peut-être n’en ont pas moins ; cependant ne peut-on pas conclure du petit au grand ? et puisque les rochers des petites montagnes dont on voit la base portent sur des terres moins pesantes et moins solides que la pierre, ne peut-on pas croire que la base des hautes montagnes est aussi de terre ? »

J’avoue que cette conjecture, tirée de l’analogie, n’était pas assez fondée : depuis trente-quatre ans que cela est écrit, j’ai acquis des connaissances et recueilli des faits qui m’ont démontré que les grandes montagnes, composées de matières vitrescibles et produites par l’action du feu primitif, tiennent immédiatement à la roche intérieure du globe, laquelle est elle-même un roc vitreux de la même nature : ces grandes montagnes en font partie et ne sont que les prolongements ou éminences qui se sont formées à la surface du globe dans le temps de sa consolidation ; on doit donc les regarder comme des parties constitutives de la première masse de la terre, au lieu que les collines et les petites montagnes, qui portent sur des argiles ou des sables vitrescibles, ont été formées par un autre élément, c’est-à-dire par le mouvement et le sédiment des eaux dans un temps bien postérieur à celui de la formation des grandes montagnes produites par le feu primitif[8]. C’est dans ces pointes ou parties saillantes qui forment le noyau des montagnes que se trouvent les filons des métaux. Et ces montagnes ne sont pas les plus hautes de toutes, quoiqu’il y en ait de fort élevées qui contiennent des mines ; mais la plupart de celles où on les trouve sont d’une hauteur moyenne et toutes sont arrangées uniformément, c’est-à-dire par des élévations insensibles qui tiennent à une chaîne de montagnes considérable, et qui sont coupées de temps en temps par des vallées.


III. — Sur la vitrification des matières calcaires.

J’ai dit « que les matières calcaires sont les seules qu’aucun feu connu n’a pu jusqu’à présent vitrifier, et les seules qui semblent à cet égard faire une classe à part, toutes les autres matières du globe pouvant être réduites en verre. »

Je n’avais pas fait alors les expériences par lesquelles je me suis assuré depuis que les matières calcaires peuvent, comme toutes les autres, être réduites en verre ; il ne faut, en effet, pour cela qu’un feu plus violent que celui de nos fourneaux ordinaires. On réduit la pierre calcaire en verre au foyer d’un bon miroir ardent ; d’ailleurs M. Darcet, savant chimiste, a fondu du spath calcaire, sans addition d’aucune autre matière, aux fourneaux à faire de la porcelaine de M. le comte de Lauragais, mais ces opérations n’ont été faites que plusieurs années après la publication de ma Théorie de la Terre. On savait seulement que dans les hauts-fourneaux qui servent à fondre la mine de fer, le laitier spumeux, blanc et léger, semblable à de la pierre ponce, qui sort de ces fourneaux lorsqu’ils sont trop échauffés, n’est qu’une matière vitrée qui provient de la castine ou matière calcaire qu’on jette au fourneau pour aider à la fusion de la mine de fer : la seule différence qu’il y ait à l’égard de la vitrification entre les matières calcaires et les matières vitrescibles, c’est que celles-ci sont immédiatement vitrifiées par la violente action du feu au lieu que les matières calcaires passent par l’état de calcination et forment de la chaux avant de se vitrifier ; mais elles se vitrifient comme les autres, même au feu de nos fourneaux, dès qu’on les mêle avec des matières vitrescibles, surtout avec celles qui, comme l’aubue ou terre limoneuse, coulent le plus aisément au feu. On peut donc assurer, sans craindre de se tromper, que généralement toutes les matières du globe peuvent retourner à leur première origine en se réduisant ultérieurement en verre, pourvu qu’on leur administre le degré de feu nécessaire à leur vitrification.




Notes de Buffon
  1. Cette opinion, que la terre a été entièrement couverte d’eau, est celle de quelques philosophes anciens, et même de la plupart des Pères de l’Église : In mundi primordio aqua in omnem terram stagnabat, dit saint Jean Damascène, liv. II, chap. ix. Terra erat invisibilis, quia exundabat aqua et operiebat terram, dit saint Ambroise, liv. I, Hexam. chap. viii. Submersa tellus cùm esset, faciem ejus inundante aquà, non erat adspectabitis, dit saint Basile, Homélie 2. Voyez aussi saint Augustin, chap. Ier de la Genèse, chap. xii.
  2. La fouille a été faite pour un puits dans un terrain qui appartient actuellement à M. de Pommery.
  3. En Angleterre
  4. Lettre de M. Bossy à M. Guenaud de Montbeillard. Toulon, 16 avril 1775.
  5. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1756.
  6. Bouguer, Figure de la Terre, p. 89 et suiv.
  7. Voyage du P. Vansleb.
  8. L’intérieur des différentes montagnes primitives, que j’ai pénétrées par les puits et galeries des mines, à des profondeurs considérables de douze et quinze cents pieds, est partout composé de roc vif vitreux, dans lequel il se trouve de légères anfractuosités irrégulières, d’où il sort de l’eau, des dissolutions vitrioliques et métalliques ; en sorte que l’on peut conclure que tout le noyau de ces montagnes est un roc vif, adhérant à la masse primitive du globe, quoique l’on voie sur leur flanc, du côté des vallées, des masses de terre argileuse, des bancs de pierres calcaires, à des hauteurs assez considérables ; mais ces masses d’argile et ces bancs calcaires sont des résidus du remblai des concavités de la terre, dans lesquelles les eaux ont creusé les vallées, et qui sont de la seconde époque de la nature. Note communiquée par M. de Grignon, à M. de Buffon, le 6 août 1777.