Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire et théorie de la Terre/Preuves de la théorie de la Terre/Article IX



ARTICLE IX

SUR LES INÉGALITÉS DE LA SURFACE DE LA TERRE



Les inégalités qui sont à la surface de la terre, qu’on pourrait regarder comme une imperfection à la figure du globe, sont en même temps une disposition favorable et qui était nécessaire pour conserver la végétation et la vie sur le globe terrestre : il ne faut, pour s’en assurer, que se prêter un instant à concevoir ce que serait la terre si elle était égale et régulière à sa surface ; on verra qu’au lieu de ces collines agréables d’où coulent des eaux pures qui entretiennent la verdure de la terre, au lieu de ces campagnes riches et fleuries où les plantes et les animaux trouvent aisément leur subsistance, une triste mer couvrirait le globe entier, et qu’il ne resterait à la terre, de tous ses attributs, que celui d’être une planète obscure, abandonnée, et destinée tout au plus à l’habitation des poissons.

Mais, indépendamment de la nécessité morale, laquelle ne doit que rarement faire preuve en philosophie, il y a une nécessité physique pour que la terre soit irrégulière à sa surface, et cela, parce qu’en la supposant même parfaitement régulière dans son origine, le mouvement des eaux, les feux souterrains, les vents et les autres causes extérieures auraient nécessairement produit à la longue des irrégularités semblables à celles que nous voyons.

Les plus grandes inégalités sont les profondeurs de l’océan, comparées à l’élévation des montagnes : cette profondeur de l’océan est fort différente, même à de grandes distances des terres ; on prétend qu’il y a des endroits qui ont jusqu’à une lieue de profondeur, mais cela est rare, et les profondeurs les plus ordinaires sont depuis 60 jusqu’à 150 brasses. Les golfes et les parages voisins des côtes sont bien moins profonds, et les détroits sont ordinairement les endroits de la mer où l’eau a le moins de profondeur.

Pour sonder les profondeurs de la mer, on se sert ordinairement d’un morceau de plomb de 30 ou 40 livres qu’on attache à une petite corde. Cette manière est fort bonne pour les profondeurs ordinaires ; mais, lorsqu’on veut sonder de grandes profondeurs, on peut tomber dans l’erreur et ne pas trouver le fond où cependant il y en a, parce que la corde, étant spécifiquement moins pesante que l’eau, il arrive, après qu’on en a beaucoup dévidé, que le volume de la sonde et celui de la corde ne pèsent plus qu’autant ou moins qu’un pareil volume d’eau ; dès lors la sonde ne descend plus, et elle s’éloigne en ligne oblique en se tenant toujours à la même hauteur ; ainsi, pour sonder de grandes profondeurs, il faudrait une chaîne de fer ou d’autre matière plus pesante que l’eau : il est assez probable que c’est faute d’avoir fait cette attention, que les navigateurs nous disent que la mer n’a pas de fond dans une si grande quantité d’endroits.

En général, les profondeurs dans les hautes mers augmentent ou diminuent d’une manière assez uniforme, et ordinairement plus on s’éloigne des côtes, plus la profondeur est grande ; cependant cela n’est pas sans exception, et il y a des endroits au milieu de la mer où l’on trouve des écueils, comme aux Abrolhos dans la mer Atlantique, d’autres où il y a des bancs d’une étendue très considérable, comme le grand banc, le banc appelé le Borneur dans notre océan, les bancs et les bas-fonds de l’océan Indien, etc.

De même, le long des côtes, les profondeurs sont fort inégales ; cependant on peut donner comme une règle certaine, que la profondeur de la mer à la côte est toujours proportionnée à la hauteur de cette même côte ; en sorte que, si la côte est fort élevée, la profondeur sera fort grande, et, au contraire, si la plage est basse et le terrain plat, la profondeur est fort petite, comme dans les fleuves, où les rivages élevés annoncent toujours beaucoup de profondeur, et où les grèves et les bords de niveau montrent ordinairement un gué, ou du moins une profondeur médiocre.

Il est encore plus aisé de mesurer la hauteur des montagnes que de sonder les profondeurs des mers, soit au moyen de la géométrie pratique, soit par le baromètre ; cet instrument peut donner la hauteur d’une montagne fort exactement, surtout dans les pays où sa variation n’est pas considérable, comme au Pérou et sous les autres climats de l’équateur : on a mesuré par l’un ou l’autre de ces moyens la hauteur de la plupart des éminences qui sont à la surface du globe ; par exemple, on a trouvé que les plus hautes montagnes de Suisse sont élevées d’environ seize cents toises au-dessus du niveau de la mer plus que le Canigou, qui est une des plus hautes des Pyrénées. (Voyez l’Hist. de l’Acad., 1708, page 24.) Il paraît que ce sont les plus hautes de toute l’Europe, puisqu’il en sort une grande quantité de fleuves qui portent leurs eaux dans différentes mers fort éloignées, comme le Pô qui se rend dans la mer Adriatique, le Rhin qui se perd dans les sables en Hollande, le Rhône qui tombe dans la Méditerranée, et le Danube, qui va jusqu’à la mer Noire. Ces quatre fleuves, dont les embouchures sont si éloignées les unes des autres, tirent tous une partie de leurs eaux du mont Saint-Gothard et des montagnes voisines, ce qui prouve que ce point est le plus élevé de l’Europe.

Les plus hautes montagnes de l’Asie sont le mont Taurus, le mont Imaüs, le Caucase et les montagnes du Japon : toutes ces montagnes sont plus élevées que celles de l’Europe ; celles d’Afrique, le grand Atlas et les monts de la Lune, sont au moins aussi hautes que celles de l’Asie, et les plus élevées de toutes sont celles de l’Amérique méridionale, surtout celles du Pérou, qui ont jusqu’à 3 000 toises de hauteur au-dessus du niveau de la mer. En général, les montagnes, entre les tropiques, sont plus élevées que celles des zones tempérées, et celles-ci plus que celles des zones froides, de sorte que plus on approche de l’équateur, et plus les inégalités de la surface de la terre sont grandes ; ces inégalités, quoique fort considérables par rapport à nous, ne sont rien quand on les considère par rapport au globe terrestre. Trois mille toises de différence sur trois mille lieues de diamètre, c’est une toise sur une lieue, ou un pied sur deux mille deux cents pieds, ce qui, sur un globe de deux pieds et demi de diamètre, ne fait pas la sixième partie d’une ligne ; ainsi la terre, dont la surface nous paraît traversée et coupée par la hauteur énorme des montagnes et par la profondeur affreuse des mers, n’est cependant, relativement à son volume, que très légèrement sillonnée d’inégalités si peu sensibles, qu’elles ne peuvent causer aucune différence à la figure du globe.

Dans les continents, les montagnes sont continues et forment des chaînes ; dans les îles, elles paraissent être plus interrompues et plus isolées, et elles s’élèvent ordinairement au-dessus de la mer en forme de cône ou de pyramide, et on les appelle des pics : le pic de Ténériffe, dans l’île de Fer, est une des plus hautes montagnes de la terre, elle a près d’une lieue et demie de hauteur perpendiculaire au-dessus du niveau de la mer ; le pic de Saint-Georges, dans l’une des Açores, le pic d’Adam dans l’île de Ceylan sont aussi fort élevés. Tous ces pics sont composés de rochers entassés les uns sur les autres, et ils vomissent, à leur sommet, du feu, des cendres, du bitume, des minéraux et des pierres ; il y a même des îles qui ne sont précisément que des pointes de montagnes, comme l’île Sainte-Hélène, l’île de l’Ascension, la plupart des Canaries et des Açores, et il faut remarquer que, dans la plupart des îles, des promontoires et des autres terres avancées dans la mer, la partie du milieu est toujours la plus élevée, et qu’elles sont ordinairement séparées en deux par des chaînes de montagnes qui les partagent dans leur plus grande longueur, comme en Écosse le mont Grans-Bain qui s’étend d’orient en occident et partage l’île de la Grande-Bretagne en deux parties ; il en est de même des îles de Sumatra, de Luçon, de Bornéo, de Célèbes, de Cuba et de Saint-Domingue, et aussi de l’Italie, qui est traversée dans toute sa longueur par l’Apennin, de la presqu’île de Corée, de celle de Malaye, etc.

Les montagnes, comme l’on voit, diffèrent beaucoup en hauteur : les collines sont les plus basses de toutes, ensuite viennent les montagnes médiocrement élevées, qui sont suivies d’un troisième rang de montagnes encore plus hautes, lesquelles, comme les précédentes, sont ordinairement chargées d’arbres et de plantes, mais qui, ni les unes ni les autres, ne fournissent aucune source, excepté au bas ; enfin les plus hautes de toutes les montagnes sont celles sur lesquelles on ne trouve que du sable, des pierres, des cailloux et des rochers dont les pointes s’élèvent souvent jusqu’au-dessus des nues ; c’est précisément au pied de ces rochers qu’il y a de petits espaces, de petites plaines, des enfoncements, des espèces de vallons où l’eau de la pluie, la neige et la glace s’arrêtent, et où elles forment des étangs, des marais, des fontaines d’où les fleuves tirent leur origine. (Voyez Lett. phil. sur la form. des sels, etc., page 198.)

La forme des montagnes est aussi fort différente : les unes forment des chaînes dont la hauteur est assez égale dans une très longue étendue de terrain ; d’autres sont coupées par des vallons très profonds ; les unes ont des contours assez réguliers, d’autres paraissent au premier coup d’œil irrégulières, autant qu’il est possible de l’être ; quelquefois on trouve au milieu d’un vallon ou d’une plaine un monticule isolé ; et, de même qu’il y a des montagnes de différentes espèces, il y a aussi de deux sortes de plaines, les unes en pays bas, les autres en montagne : les premières sont ordinairement partagées par le cours de quelque grosse rivière ; les autres, quoique d’une étendue considérable, sont sèches, et n’ont tout au plus que quelque petit ruisseau. Ces plaines en montagnes sont souvent fort élevées, et toujours de difficile accès, elles forment des pays au-dessus des autres pays, comme en Auvergne, en Savoie et dans plusieurs autres pays élevés ; le terrain en est ferme et produit beaucoup d’herbes et de plantes odoriférantes, ce qui rend ces dessus de montagnes les meilleurs pâturages du monde.

Le sommet des hautes montagnes est composé de rochers plus ou moins élevés, qui ressemblent, surtout vus de loin, aux ondes de la mer. (Voyez Lett. phil. sur la form. des sels, page 196.) Ce n’est pas sur cette observation seule que l’on pourrait assurer, comme nous l’avons fait, que les montagnes ont été formées par les ondes de la mer, et je ne la rapporte que parce qu’elle s’accorde avec toutes les autres ; ce qui prouve évidemment que la mer a couvert et formé les montagnes, ce sont les coquilles et les autres productions marines qu’on trouve partout en si grande quantité, qu’il n’est pas possible qu’elles aient été transportées de la mer actuelle dans des continents aussi éloignés et à des profondeurs aussi considérables : ce qui le prouve, ce sont les couches horizontales et parallèles qu’on trouve partout, et qui ne peuvent avoir été formées que par les eaux ; c’est la composition des matières, même les plus dures, comme de la pierre et du marbre, à laquelle on reconnaît clairement que les matières étaient réduites en poussière avant la formation de ces pierres et de ces marbres, et qu’elles se sont précipitées au fond de l’eau en forme de sédiment ; c’est encore l’exactitude avec laquelle les coquilles sont moulées dans ces matières, c’est l’intérieur de ces mêmes coquilles, qui est absolument rempli des matières dans lesquelles elles sont renfermées ; et enfin ce qui le démontre incontestablement, ce sont les angles correspondants des montagnes et des collines qu’aucune autre cause que les courants de la mer n’aurait pu former ; c’est l’égalité de la hauteur des collines opposées et les lits des différentes matières qu’on y trouve à la même hauteur ; c’est la direction des montagnes, dont les chaînes s’étendent en longueur dans le même sens, comme l’on voit s’étendre les ondes de la mer.

À l’égard des profondeurs qui sont à la surface de la terre, les plus grandes sont, sans contredit, les profondeurs de la mer ; mais, comme elles ne se présentent point à l’œil, et qu’on n’en peut juger que par la sonde, nous n’entendons parler ici que des profondeurs de terre ferme, telles que les profondes vallées que l’on voit entre les montagnes, les précipices qu’on trouve entre les rochers, les abîmes qu’on aperçoit du haut des montagnes, comme l’abîme du mont Ararat, les précipices des Alpes, les vallées des Pyrénées : ces profondeurs sont une suite naturelle de l’élévation des montagnes ; elles reçoivent les eaux et les terres qui coulent de la montagne, le terrain en est ordinairement très fertile et fort habité. Pour les précipices qui sont entre les rochers, ils se forment par l’affaissement des rochers, dont la base cède quelquefois plus d’un côté que, de l’autre, par l’action de l’air et de la gelée qui les fait fendre et les sépare, et par la chute impétueuse des torrents qui s’ouvrent des routes et entraînent tout ce qui s’oppose à leur violence ; mais ces abîmes, c’est-à-dire ces énormes et vastes précipices qu’on trouve au sommet des montagnes, et au fond desquels il n’est quelquefois pas possible de descendre, quoiqu’ils aient une demi-lieue de tour, ont été formés par le feu ; ces abîmes étaient autrefois les foyers des volcans, et toute la matière qui y manque en a été rejetée par l’action et l’explosion de ces feux, qui depuis se sont éteints faute de matière combustible. L’abîme du mont Ararat, dont M. de Tournefort donne la description dans son Voyage du Levant, est environné de rochers noirs et brûlés, comme seront quelque jour les abîmes de l’Etna, du Vésuve et de tous les autres volcans, lorsqu’ils auront consumé toutes les matières combustibles qu’ils renferment.

Dans l’histoire naturelle de la province de Stafford, en Angleterre, par Plot, il est parlé d’une espèce de gouffre qu’on a sondé jusqu’à la profondeur de deux mille six cents pieds perpendiculaires, sans qu’on y ait trouvé d’eau ; on n’a pu même en trouver le fond, parce que la corde n’était pas assez longue. (Voyez le Journal des Savants, année 1680, page 12.)

Les grandes cavités et les mines profondes sont ordinairement dans les montagnes, et elles ne descendent jamais, à beaucoup près, au niveau des plaines ; ainsi, nous ne connaissons par ces cavités que l’intérieur de la montagne et point du tout celui du globe.

D’ailleurs, ces profondeurs ne sont pas en effet fort considérables ; Ray assure que les mines les plus profondes n’ont pas un demi-mille de profondeur. La mine de Cotteberg, qui du temps d’Agricola passait pour la plus profonde de toutes les mines connues, n’avait que 2 500 pieds de profondeur perpendiculaire. Il est vrai qu’il y a des trous dans certains endroits, comme celui dont nous venons de parler dans la province de Stafford, ou le Poolshole, dans la province de Darby, en Angleterre, dont la profondeur est peut-être plus grande ; mais tout cela n’est rien en comparaison de l’épaisseur du globe.

Si les rois d’Égypte, au lieu d’avoir fait des pyramides et élevé d’aussi fastueux monuments de leurs richesses et de leur vanité, eussent fait la même dépense pour sonder la terre et y faire une profonde excavation, comme d’une lieue de profondeur, on aurait peut-être trouvé des matières qui auraient dédommagé de la peine et de la dépense, ou tout au moins on aurait des connaissances qu’on n’a pas sur les matières dont le globe est composé à l’intérieur, ce qui serait peut-être fort utile.

Mais revenons aux montagnes : les plus élevées sont dans les pays méridionaux, et plus on approche de l’équateur, plus on trouve d’inégalités sur la surface du globe ; ceci est aisé à prouver par une courte énumération des montagnes et des îles.

En Amérique, la chaîne des Cordillères, les plus hautes montagnes de la terre, est précisément sous l’équateur, et elle s’étend des deux côtés bien loin au delà des cercles qui renferment la zone torride.

En Afrique, les hautes montagnes de la Lune et du Monomotapa, le grand et le petit Atlas, sont sous l’équateur ou n’en sont pas éloignés.

En Asie, le mont Caucase, dont la chaîne s’étend sous différents noms jusqu’aux montagnes de la Chine, est dans toute cette étendue plus voisin de l’équateur que des pôles. En Europe, les Pyrénées, les Alpes et les montagnes de la Grèce, qui ne sont que la même chaîne, sont encore moins éloignées de l’équateur que des pôles.

Or ces montagnes, dont nous venons de faire l’énumération, sont toutes plus élevées, plus considérables et plus étendues en longueur et en largeur que les montagnes des pays septentrionaux.

À l’égard de la direction de ces chaînes de montagnes, on verra que les Alpes, prises dans toute leur étendue, forment une chaîne qui traverse le continent entier depuis l’Espagne jusqu’à la Chine ; ces montagnes commencent aux bords de la mer en Galice, arrivent aux Pyrénées, traversent la France par le Vivarais et l’Auvergne, séparent l’Italie, s’étendent en Allemagne et au-dessus de la Dalmatie jusqu’en Macédoine, et de là se joignent avec les montagnes d’Arménie, le Caucase, le Taurus, l’Imaüs, et s’étendent jusqu’à la mer de Tartarie : de même, le mont Atlas traverse le continent entier de l’Afrique d’occident en orient, depuis le royaume de Fez jusqu’au détroit de la mer Rouge ; les monts de la Lune ont aussi la même direction.

Mais, en Amérique, la direction est toute contraire, et les chaînes des Cordillères et des autres montagnes s’étendent du nord au sud plus que d’orient en occident.

Ce que nous observons ici, sur les plus grandes éminences du globe, peut s’observer aussi sur les plus grandes profondeurs de la mer. Les plus vastes et les plus hautes mers sont plus voisines de l’équateur que des pôles, et il résulte de cette observation que les plus grandes inégalités du globe se trouvent dans les climats méridionaux. Ces irrégularités, qui se trouvent à la surface du globe, sont la cause d’une infinité d’effets ordinaires et extraordinaires ; par exemple, entre les rivières de l’Inde et du Gange, il y a une large chersonèse qui est divisée dans son milieu par une chaîne de hautes montagnes que l’on appelle le Gate, qui s’étend du nord au sud depuis les extrémités du mont Caucase jusqu’au cap de Comorin ; de l’un des côtés est Malabar, et de l’autre Coromandel ; du côté de Malabar, entre cette chaîne de montagnes et la mer, la saison de l’été est depuis le mois de septembre jusqu’au mois d’avril, et, pendant tout ce temps, le ciel est serein et sans aucune pluie ; de l’autre côté de la montagne, sur la côte de Coromandel, cette même saison est leur hiver, et il y pleut tous les jours en abondance ; et, du mois d’avril au mois de septembre, c’est la saison de l’été, tandis que c’est celle de l’hiver en Malabar ; en sorte qu’en plusieurs endroits, qui ne sont guère éloignés que de vingt lieues de chemin, on peut, en croisant la montagne, changer de saison. On dit que la même chose se trouve au cap Razalgat, en Arabie, et de même à la Jamaïque, qui est séparée dans son milieu par une chaîne de montagnes dont la direction est de l’est à l’ouest, et que les plantations qui sont au midi de ces montagnes éprouvent la chaleur de l’été, tandis que celles qui sont au nord souffrent la rigueur de l’hiver dans ce même temps. Le Pérou, qui est situé sous la ligne et qui s’étend à environ mille lieues vers le midi, est divisé en trois parties longues et étroites que les habitants du Pérou appellent Llanos, Sierras et Andes ; les Llanos, qui sont les plaines, s’étendent tout le long de la côte de la mer du Sud ; les Sierras sont des collines avec quelques vallées, et les Andes sont ces fameuses Cordillères, les plus hautes montagnes que l’on connaisse ; les llanos ont dix lieues plus ou moins de largeur ; dans plusieurs endroits, les sierras ont vingt lieues de largeur et les Andes autant, quelquefois plus, quelquefois moins ; la largeur est de l’est à l’ouest, et la longueur, du nord au sud. Cette partie du monde a ceci de remarquable : 1o dans les llanos, le long de toute cette côte le vent du sud-ouest souffle constamment, ce qui est contraire à ce qui arrive ordinairement dans la zone torride ; 2o il ne pleut ni ne tonne jamais dans les llanos, quoiqu’il y tombe quelquefois un peu de rosée ; 3o il pleut presque continuellement sur les Andes ; 4o dans les sierras, qui sont entre les llanos et les Andes, il pleut depuis le mois de septembre jusqu’au mois d’avril.

On s’est aperçu, depuis longtemps, que les chaînes des plus hautes montagnes allaient d’occident en orient ; ensuite, après la découverte du nouveau monde, on a vu qu’il y en avait de fort considérables qui tournaient du nord au sud ; mais personne n’avait découvert, avant M. Bourguet, la surprenante régularité de la structure de ces grandes masses : il a trouvé, après avoir passé trente fois les Alpes en quatorze endroits différents, deux fois l’Apennin, et fait plusieurs tours dans les environs de ces montagnes et dans le mont Jura, que toutes les montagnes sont formées dans leurs contours à peu près comme les ouvrages de fortification. Lorsque le corps d’une montagne va d’occident en orient, elle forme des avances qui regardent, autant qu’il est possible, le nord et le midi : cette régularité admirable est si sensible dans les vallons, qu’il semble qu’on y marche dans un chemin couvert fort régulier ; car si, par exemple, on voyage dans un vallon du nord au sud, on remarque que la montagne qui est à droite forme des avances, ou des angles qui regardent l’orient, et ceux de la montagne du côté gauche regardent l’occident, de sorte que néanmoins les angles saillants de chaque côté répondent réciproquement aux angles rentrants qui leur sont toujours alternativement opposés. Les angles que les montagnes forment dans les grandes vallées sont moins aigus, parce que la pente est moins raide et qu’ils sont plus éloignés les uns des autres ; et, dans les plaines, ils ne sont sensibles que dans le cours des rivières, qui en occupent ordinairement le milieu ; leurs coudes naturels répondent aux avances les plus marquées, ou aux angles les plus avancés des montagnes auxquelles le terrain, où les rivières coulent, va aboutir. Il est étonnant qu’on n’ait pas aperçu une chose si visible ; et lorsque, dans une vallée, la pente de l’une des montagnes qui la bordent est moins rapide que celle de l’autre, la rivière prend son cours beaucoup plus près de la montagne la plus rapide, et elle ne coule que dans le milieu. (Voyez Lett. phil. sur la form. des sels, p. 181 et 200.)

On peut joindre à ces observations d’autres observations particulières qui les confirment ; par exemple, les montagnes de Suisse sont bien plus rapides, et leur pente est bien plus grande du côté du midi que du côté du nord, et plus grande du côté du couchant que du côté du levant ; on peut le voir dans la montagne Gemmi, dans le mont Brisé, et dans presque toutes les autres montagnes. Les plus hautes de ce pays sont celles qui séparent la Vallésie et les Grisons de la Savoie, du Piémont et du Tyrol ; ces pays sont eux-mêmes une continuation de ces montagnes, dont la chaîne s’étend jusqu’à la Méditerranée et continue même assez loin sous les eaux de cette mer ; les montagnes des Pyrénées ne sont aussi qu’une continuation de cette vaste montagne qui commence dans la Vallésie supérieure, et dont les branches s’étendent fort loin au couchant et au midi, en se soutenant toujours à une grande hauteur, tandis qu’au contraire du côté du nord et de l’est ces montagnes s’abaissent par degrés jusqu’à devenir des plaines, comme on le voit par les vastes pays que le Rhin, par exemple, et le Danube arrosent avant que d’arriver à leurs embouchures, au lieu que le Rhône descend avec rapidité vers le midi dans la mer Méditerranée. La même observation, sur le penchant plus rapide des montagnes du côté du midi et du couchant que du côté du nord ou du levant, se trouve vraie dans les montagnes d’Angleterre et dans celles de Norvège ; mais la partie du monde où cela se voit le plus évidemment, c’est au Pérou et au Chili ; la longue chaîne des Cordillères est coupée très rapidement du côté du couchant, le long de la mer Pacifique, au lieu que du côté du levant elle s’abaisse par degrés dans de vastes plaines arrosées par les plus grandes rivières du monde. (Voyez Transact. philosoph. Abr., vol. VI, part. ii, p. 158.)

M. Bourguet, à qui on doit cette belle observation de la correspondance des angles des montagnes, l’appelle avec raison la clef de la théorie de la terre ; cependant, il me paraît que, s’il en eût senti toute l’importance, il l’aurait employée plus heureusement en la liant avec des faits convenables, et qu’il aurait donné une théorie de la terre plus vraisemblable, au lieu que dans son mémoire, dont on a vu l’exposé, il ne présente que le projet d’un système hypothétique dont la plupart des conséquences sont fausses ou précaires. La théorie, que nous avons donnée, roule sur quatre faits principaux, desquels on ne peut pas douter après avoir examiné les preuves qui les constatent : le premier est, que la terre est partout, et jusqu’à des profondeurs considérables, composée de couches parallèles et de matières qui ont été autrefois dans un état de mollesse ; le second, que la mer a couvert pendant quelque temps la terre que nous habitons ; le troisième, que les marées et les autres mouvements des eaux produisent des inégalités dans le fond de la mer ; et le quatrième, que ce sont les courants de la mer qui ont donné aux montagnes la forme de leurs contours et la direction correspondante dont il est question.

On jugera, après avoir lu les preuves que contiennent les articles suivants, si j’ai eu tort d’assurer que ces faits, solidement établis, établissent aussi la vraie théorie de la terre. Ce que j’ai dit dans le texte, au sujet de la formation des montagnes, n’a pas besoin d’une plus ample explication ; mais, comme on pourrait m’objecter que je ne rends pas raison de la formation des pics ou pointes de montagnes, non plus que de quelques autres faits particuliers, j’ai cru devoir ajouter ici les observations et les réflexions que j’ai faites sur ce sujet.

J’ai tâché de me faire une idée nette et générale de la manière dont sont arrangées les différentes matières qui composent le globe, et il m’a paru qu’on pouvait les considérer d’un manière différente de celle dont on les a vues jusqu’ici ; j’en fais deux classes générales auxquelles je les réduis toutes : la première est celle des matières que nous trouvons posées par couches, par lits, par bancs horizontaux ou régulièrement inclinés ; et la seconde comprend toutes les matières qu’on trouve par amas, par filons, par veines perpendiculaires et irrégulièrement inclinées. Dans la première classe sont compris les sables, les argiles, les granits ou le roc vif, les cailloux et les grès en grande masse, les charbons de terre, les ardoises, les schistes, etc., et aussi les marnes, les craies, les pierres calcinables, les marbres, etc. Dans la seconde, je mets les métaux, les minéraux, les cristaux, les pierres fines et les cailloux en petites masses ; ces deux classes comprennent généralement toutes les matières que nous connaissons : les premières doivent leur origine aux sédiments transportés et déposés par les eaux de la mer, et on doit distinguer celles qui, étant mises à l’épreuve du feu, se calcinent et se réduisent en chaux, de celles qui se fondent et se réduisent en verre ; pour les secondes, elles se réduisent toutes en verre, à l’exception de celles que le feu consume entièrement par l’inflammation.

Dans la première classe, nous distinguerons d’abord deux espèces de sable : l’une que je regarde comme la matière la plus abondante du globe, qui est vitrifiable, ou plutôt qui n’est qu’un composé de fragments de verre ; l’autre, dont la quantité est beaucoup moindre, qui est calcinable et qu’on doit regarder comme du débris ou de la poussière de pierre, et qui ne diffère du gravier que par la grosseur des grains. Le sable vitrifiable est, en général, posé par couches comme toutes les autres matières ; mais ces couches sont souvent interrompues par des masses de rochers de grès, de roc vif, de caillou, et quelquefois ces matières font aussi des bancs et des lits d’une grande étendue.

En examinant ce sable et ces matières vitrifiables, on n’y trouve que peu de coquilles de mer, et celles qu’on y trouve ne sont pas placées par lits : elles n’y sont que parsemées et comme jetées au hasard ; par exemple, je n’en ai jamais vu dans les grès ; cette pierre, qui est fort abondante en certains endroits, n’est qu’un composé de parties sablonneuses qui sont réunies ; on ne la trouve que dans les pays où le sable vitrifiable domine, et ordinairement les carrières de grès sont dans des collines pointues, dans des terres sablonneuses et dans des éminences entrecoupées ; on peut attaquer ces carrières dans tous les sens, et, s’il y a des lits, ils sont beaucoup plus éloignés les uns des autres que dans les carrières de pierres calcinables, ou de marbres ; on coupe dans le massif de la carrière de grès des blocs de toutes sortes de dimensions et dans tous les sens, selon le besoin et la plus grande commodité, et, quoique le grès soit difficile à travailler, il n’a cependant qu’un genre de dureté, c’est de résister à des coups violents sans s’éclater ; car le frottement l’use peu à peu et le réduit aisément en sable, à l’exception de certains clous noirâtres qu’on y trouve et qui sont d’une matière si dure que les meilleures limes ne peuvent y mordre ; le roc vif est vitrifiable comme le grès et il est de la même nature, seulement il est plus dur et les parties en sont mieux liées ; il y a aussi plusieurs clous semblables à ceux dont nous venons de parler, comme on peut le remarquer aisément sur les sommets des hautes montagnes, qui sont pour la plupart de cette espèce de rocher, et sur lesquels on ne peut pas marcher un peu de temps sans s’apercevoir que ces clous coupent et déchirent le cuir des souliers. Ce roc vif qu’on trouve au-dessus des hautes montagnes, et que je regarde comme une espèce de granit, contient une grande quantité de paillettes talqueuses, et il a tous les genres de dureté, au point de ne pouvoir être travaillé qu’avec une peine infinie.

J’ai examiné de près la nature de ces clous qu’on trouve dans le grès et dans le roc vif, et j’ai reconnu que c’est une matière métallique fondue et calcinée à un feu très violent, et qui ressemble parfaitement à de certaines matières rejetées par les volcans, dont j’ai vu une grande quantité étant en Italie, où l’on me dit que les gens du pays les appelaient schiarri. Ce sont des masses noirâtres fort pesantes sur lesquelles le feu, l’eau ni la lime ne peuvent faire aucune impression, dont la matière est différente de celle de la lave ; car celle-ci est une espèce de verre, au lieu que l’autre paraît plus métallique que vitrée. Les clous du grès et du roc vif ressemblent beaucoup à cette première matière, ce qui semble prouver encore que toutes ces matières ont été autrefois liquéfiées par le feu.

On voit quelquefois en certains endroits, au plus haut des montagnes, une prodigieuse quantité de blocs d’une grandeur considérable de ce roc vif, mêlé de paillettes talqueuses ; leur position est si irrégulière, qu’ils paraissent avoir été lancés et jetés au hasard, et on croirait qu’ils sont tombés de quelque hauteur voisine, si les lieux où on les trouve n’étaient pas élevés au-dessus de tous les autres lieux ; mais leur substance vitrifiable et leur figure anguleuse et carrée, comme celle des rochers de grès, nous découvre une origine commune entre ces matières ; ainsi, dans les grandes couches de sable vitrifiable, il se forme des blocs de grès et de roc vif, dont la figure et la situation ne suivent pas exactement la position horizontale de ces couches ; peu à peu les pluies ont entraîné, du sommet des collines et des montagnes, le sable qui les couvrait d’abord, et elles ont commencé par sillonner et découper ces collines dans les intervalles qui se sont trouvés entre les noyaux de grès, comme on voit que sont découpées les collines de Fontainebleau. Chaque pointe de colline répond à un noyau qui fait une carrière de grès, et chaque intervalle a été creusé et abaissé par les eaux, qui ont fait couler le sable dans la plaine : de même les plus hautes montagnes, dont les sommets sont composés de roc vif et terminés par ces blocs anguleux dont nous venons de parler, auront autrefois été recouvertes de plusieurs couches de sable vitrifiable dans lequel ces blocs se seront formés, et, les pluies ayant entraîné tout le sable qui les environnait, ils seront demeurés au sommet des montagnes dans la position où ils auront été formés. Ces blocs présentent ordinairement des pointes au-dessus et à l’intérieur ; ils vont en augmentant de grosseur à mesure qu’on descend et qu’on fouille plus profondément, souvent même un bloc en rejoint un autre par la base, ce second un troisième, et ainsi de suite en laissant entre eux des intervalles irréguliers ; et comme, par la succession des temps, les pluies ont enlevé et entraîné tout le sable qui couvrait ces différents noyaux, il ne reste au-dessus des hautes montagnes que les noyaux mêmes qui forment des pointes plus ou moins élevées, et c’est là l’origine des pics ou des cornes de montagnes.

Car supposons, comme il est facile de le prouver par les productions marines qu’on y trouve, que la chaîne des montagnes des Alpes ait été autrefois couverte des eaux de la mer, et qu’au-dessus de cette chaîne de montagnes il y eût une grande épaisseur de sable vitrifiable que l’eau de la mer y avait transporté et déposé, de la même façon et par les mêmes causes qu’elle a déposé et transporté dans les lieux un peu plus bas de ces montagnes une grande quantité de coquillages, et considérons cette couche extérieure de sable vitrifiable comme posée d’abord de niveau et formant un plat pays de sable au-dessus des montagnes des Alpes, lorsqu’elles étaient encore couvertes des eaux de la mer ; il se sera formé dans cette épaisseur de sable des noyaux de roc, de grès, de caillou et de toutes les matières qui prennent leur origine et leur figure dans les sables par une mécanique à peu près semblable à celle de la cristallisation des sels. Ces noyaux une fois formés auront soutenu les parties où ils se sont trouvés, et les pluies auront détaché peu à peu tout le sable intermédiaire, aussi bien que celui qui les environnait immédiatement ; les torrents, les ruisseaux, en se précipitant du haut de ces montagnes, auront entraîné ces sables dans les vallons, dans les plaines, et en auront conduit une partie jusqu’à la mer ; de cette façon, le sommet des montagnes se sera trouvé à découvert, et les noyaux déchaussés auront paru dans toute leur hauteur : c’est ce que nous appelons aujourd’hui des pics ou des cornes de montagnes, et ce qui a formé toutes ces éminences pointues qu’on voit en tant d’endroits ; c’est aussi là l’origine de ces roches élevées et isolées qu’on trouve à la Chine et dans d’autres endroits, comme en Irlande, où on leur a donné le nom de Devil’s stones ou pierres du Diable, et dont la formation, aussi bien que celle des pics des montagnes, avait toujours paru une chose difficile à expliquer : cependant l’explication que j’en donne est si naturelle qu’elle s’est présentée d’abord à l’esprit de ceux qui ont vu ces roches, et je dois citer ici ce qu’en dit le père Du Tartre dans les Lettres édifiantes : « De Yan-chuin-yen nous vînmes à Ho-tcheou ; nous rencontrâmes en chemin une chose assez particulière : ce sont des roches d’une hauteur extraordinaire et de la figure d’une grosse tour carrée qu’on voit plantées au milieu des plus vastes plaines ; on ne sait comment elles se trouvent là, si ce n’est que ce furent autrefois des montagnes, et que les eaux du ciel, ayant peu à peu fait ébouler la terre qui environnait ces masses de pierre, les aient ainsi à la longue escarpées de toutes parts : ce qui fortifie la conjecture, c’est que nous en vîmes quelques-unes qui, vers le bas, sont encore environnées de terre jusqu’à une certaine hauteur. » (Voyez Lettr. édif. rec. 2, t. Ier, p. 135, etc.)

Le sommet des plus hautes montagnes est donc ordinairement composé de rochers et de plusieurs espèces de granit, de roc vif, de grès et d’autres matières dures et vitrifiables, et cela souvent jusqu’à deux ou trois cents toises en descendant ; ensuite, on y trouve souvent des carrières de marbre ou de pierre dure qui sont remplies de coquilles, et dont la matière est calcinable, comme on peut le remarquer à la grande Chartreuse en Dauphiné et sur le mont Cenis, où les pierres et les marbres, qui contiennent des coquilles, sont à quelques centaines de toises au-dessous des sommets, des pointes et des pics des plus hautes montagnes, quoique ces pierres remplies de coquilles soient elles-mêmes à plus de mille toises au-dessus du niveau de la mer. Ainsi les montagnes où l’on voit des pointes ou des pics sont ordinairement de roc vitrifiable, et celles dont les sommets sont plats contiennent pour la plupart des marbres et des pierres dures remplies de productions marines. Il en est de même des collines lorsqu’elles sont de grès ou de roc vif ; elles sont pour la plupart entrecoupées de pointes, d’éminences, de tertres et de cavités, de profondeurs et de petits vallons intermédiaires ; au contraire, celles qui sont composées de pierres calcinables sont à peu près égales dans toute leur hauteur, et elles ne sont interrompues que par des gorges et des vallons plus grands, plus réguliers et dont les angles sont correspondants ; enfin elles sont couronnées de rochers dont la position est régulière et de niveau.

Quelque différence qui nous paraisse d’abord entre ces deux formes de montagnes, elles viennent cependant toutes deux de la même cause, comme nous venons de le faire voir ; seulement on doit observer que ces pierres calcinables n’ont éprouvé aucune altération, aucun changement depuis la formation des couches horizontales, au lieu que celles de sable vitrifiable ont pu être altérées et interrompues par la production postérieure des rochers et des blocs anguleux qui se sont formés dans l’intérieur de ce sable. Ces deux espèces de montagnes ont des fentes qui sont presque toujours perpendiculaires dans celles de pierres calcinables, et qui paraissent être un peu plus irrégulières dans celles de roc vif et de grès ; c’est dans ces fentes qu’on trouve les métaux, les minéraux, les cristaux, les soufres et toutes les matières de la seconde classe, et c’est au-dessous de ces fentes que les eaux se rassemblent pour pénétrer ensuite plus avant et former les veines d’eau qu’on trouve au-dessous de la surface de la terre.





ADDITIONS

À L’ARTICLE QUI A POUR TITRE : DES INÉGALITÉS DE LA SURFACE DE LA TERRE.



I. — Sur la hauteur des montagnes.

Nous avons dit que « les plus hautes montagnes du globe sont les Cordillères, en Amérique, surtout dans la partie de ces montagnes qui est située sous l’équateur et entre les tropiques. » Nos mathématiciens envoyés au Pérou et quelques autres observateurs en ont mesuré les hauteurs au-dessus du niveau de la mer du Sud, les uns géométriquement, les autres par le moyen du baromètre, qui, n’étant pas sujet à de grandes variations dans ce climat, donne une mesure presque aussi exacte que celle de la trigonométrie. Voici le résultat de leurs observations.

hauteur des montagnes les plus élevées de la province de quito au pérou.
Toises.
Cota-catché, au nord de Quito
2 570
Cayambé-orcou, sous l’équateur
3 030
Pitchincha, volcan en 1539, 1577 et 1660
2 430
Antisana, volcan en 1590
3 020
Sinchoulogoa, volcan en 1660
2 570
Illinica, présumé volcan
2 717
Coto-Paxi, volcan en 1533, 1742 et 1744
2 950
Chimboraço, volcan : on ignore l’époque de son éruption
3 220
Cargavi-Raso, volcan écroulé en 1698
2 450
Tongouragoa, volcan en 1641
2 620
El-altan, l’une des montagnes appelées Coillanes
2 730
Sanguaï, volcan actuellement enflammé depuis 1728
2 680

En comparant ces mesures des montagnes de l’Amérique méridionale avec celles de notre continent, on verra qu’elles sont, en général, élevées d’un quart de plus que celles de l’Europe, et que presque toutes ont été ou sont encore des volcans embrasés, tandis que celles de l’intérieur de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, même celles qui sont les plus élevées, sont tranquilles depuis un temps immémorial. Il est vrai que dans plusieurs de ces dernières montagnes on reconnaît assez évidemment l’ancienne existence des volcans, tant par les précipices dont les parois sont noires et brûlées que par la nature des matières qui environnent ces précipices, et qui s’étendent sur la croupe de ces montagnes ; mais comme elles sont situées dans l’intérieur des continents, et maintenant très éloignées des mers, l’action de ces feux souterrains, qui ne peut produire de grands effets que par le choc de l’eau, a cessé lorsque les mers se sont éloignées ; et c’est par cette raison que dans les Cordillères, dont les racines bordent pour ainsi dire la mer du Sud, la plupart des pics sont des volcans actuellement agissants, tandis que depuis très longtemps les volcans d’Auvergne, du Vivarais, du Languedoc et ceux d’Allemagne, de la Suisse, etc., en Europe, ceux du mont Ararat, en Asie, et ceux du mont Atlas, en Afrique, sont absolument éteints.

La hauteur à laquelle les vapeurs se glacent est d’environ 2 400 toises sous la zone torride, et, en France, de 1 500 toises de hauteur ; les cimes des hautes montagnes surpassent quelquefois cette ligne de 8 à 900 toises, et toute cette hauteur est couverte de neiges qui ne fondent jamais : les nuages (qui s’élèvent le plus haut) ne les surpassent ensuite que de 3 à 400 toises, et n’excèdent par conséquent le niveau des mers que d’environ 3 600 toises ; ainsi, s’il y avait des montagnes plus hautes encore, on leur verrait, sous la zone torride, une ceinture de neige à 2 400 toises au-dessus de la mer, qui finirait à 3 500 ou 3 600 toises, non par la cessation du froid, qui devient toujours plus vif à mesure qu’on s’élève, mais parce que les vapeurs n’iraient pas plus haut[1].

M. de Keralio, savant physicien, a recueilli toutes les mesures prises par différentes personnes sur la hauteur des montagnes dans plusieurs contrées.

En Grèce, M. Bernoulli a déterminé la hauteur de l’Olympe à 1 017 toises ; ainsi la neige n’y est pas constante, non plus que sur le Pélion en Thessalie, le Cathalylium et le Cyllenou ; la hauteur de ces monts n’atteint pas le degré de la glace. M. Bouguer donne 2 500 toises de hauteur au pic de Ténériffe, dont le sommet est toujours couvert de neige. L’Etna, les monts norvégiens, l’Hémus, l’Athos, l’Atlas, le Caucase, et plusieurs autres, tels que le mont Ararat, le Taurus, le Libanon, sont en tout temps couverts de neige à leurs sommets.

Toises.
Selon Pontoppidan, les plus hauts monts de Norvège ont
3 000

Nota. Cette mesure, ainsi que la suivante, me paraissent exagérées.

Selon M. Brovallius, les plus hauts monts de Suède ont
2 333
selon les mémoires de l’académie royale des sciences (année 1718) les plus hautes montagnes de france sont les suivantes :
Le Cantal
0 984
Le mont Ventoux
1 036
Le Canigou des Pyrénées
1 441
Le Moussec
1 253
Le Saint-Barthélémy
1 184
Le mont d’Or en Auvergne, volcan éteint
1 048
selon m. needham, les montagnes de savoie ont en hauteur :
Le couvent du grand Saint-Bernard
1 241
Le Roc au sud-ouest de ce mont
1 274
Le mont Serène
1 282
L’Allée Blanche
1 249
Le mont Tourné
1 683
Selon M. Facio de Duiller, le Mont-Blanc ou la Montagne maudite a
2 213

Il est certain que les principales montagnes de Suisse sont plus hautes que celles de France, d’Espagne, d’Italie et d’Allemagne : plusieurs savants ont déterminé comme il suit la hauteur de ces montagnes.

Suivant M. Mikhéli, la plupart de ces montagnes, comme le Grimselberg, le Wetterhorn, le Schrekhorn, l’Eighess-schnéeberg, le Ficherhorn, le Stroubel, le Fourke, le Loukmanier, le Crispait, le Mougle, la cime du Baduts et du Gothard, ont de 2 400 à 2 750 toises de hauteur au-dessus du niveau de la mer ; mais je soupçonne que ces mesures données par M. Mikhéli sont trop fortes, d’autant qu’elles excèdent de moitié celles qu’ont données MM. Cassini, Scheuchzer et Mariotte, qui pourraient bien être trop faibles, mais non pas à cet excès : et ce qui fonde mon doute, c’est que, dans les régions froides et tempérées où l’air est toujours orageux, le baromètre est sujet à trop de variations, même inconnues des physiciens, pour qu’ils puissent compter sur les résultats qu’il présente.


II. — Sur la direction des montagnes.

J’ai dit que « la direction des grandes montagnes est du nord au sud en Amérique, et d’occident en orient dans l’ancien continent. » Cette dernière assertion doit être modifiée, car, quoiqu’il paraisse au premier coup d’œil qu’on puisse suivre les montagnes de l’Espagne jusqu’à la Chine en passant des Pyrénées en Auvergne, aux Alpes, en Allemagne, en Macédoine, au Caucase, et aux autres montagnes de l’Asie, jusqu’à la mer de Tartarie, et quoiqu’il semble de même que le mont Atlas partage d’occident en orient le continent de l’Afrique, cela n’empêche pas que le milieu de cette grande presqu’île ne soit une chaîne continue de hautes montagnes qui s’étend depuis le mont Atlas aux monts de la Lune, et des monts de la Lune jusqu’aux terres du cap de Bonne-Espérance ; en sorte que l’Afrique doit être considérée comme composée de montagnes qui en occupent le milieu dans toute sa longueur, et qui sont disposées du nord au sud et dans la même direction que celles de l’Amérique. Les parties de l’Atlas qui s’étendent depuis le milieu et des deux côtés vers l’occident et vers l’orient, ne doivent être considérées que comme des branches de la chaîne principale ; il en sera de même de la partie des monts de la Lune qui s’étend vers l’occident et vers l’orient : ce sont des montagnes collatérales de la branche principale qui occupe l’intérieur, c’est-à-dire le milieu de l’Afrique, et, s’il n’y a point de volcans dans cette prodigieuse étendue de montagnes, c’est parce que la mer est des deux côtés fort éloignée du milieu de cette vaste presqu’île, tandis qu’en Amérique la mer est très voisine du pied des hautes montagnes, et qu’au lieu de former, le milieu de la presqu’île de l’Amérique méridionale, elles sont au contraire toutes situées à l’occident, et que l’étendue des basses terres est en entier du côté de l’orient.

La grande chaîne des Cordillères n’est pas la seule, dans le nouveau continent, qui soit dirigée du nord au sud ; car dans le terrain de la Guyane, à environ cent cinquante lieues de Cayenne, il y a aussi une chaîne d’assez hautes montagnes qui court également du nord au sud ; cette montagne est si escarpée du côté qui regarde Cayenne, qu’elle est pour ainsi dire inaccessible ; ce revers à-plomb de la chaîne de montagnes semble indiquer qu’il y a de l’autre côté une pente douce et une bonne terre : aussi la tradition du pays, ou plutôt le témoignage des Espagnols, est qu’il y a au delà de cette montagne des nations de sauvages réunis en assez grand nombre ; on a dit aussi qu’il y avait une mine d’or dans ces montagnes et un lac où l’on trouvait des paillettes d’or, mais ce fait ne s’est pas confirmé.

En Europe, la chaîne de montagnes, qui commence en Espagne, passe en France, en Allemagne et en Hongrie, se partage en deux grandes branches, dont l’une s’étend en Asie par les montagnes de la Macédoine, du Caucase, etc., et l’autre branche passe de la Hongrie dans la Pologne, la Russie, et s’étend jusqu’aux sources du Volga et du Borysthène ; et, se prolongeant encore plus loin, elle gagne une autre chaîne de montagnes en Sibérie qui aboutit enfin à la mer du Nord à l’occident du fleuve Oby. Ces chaînes de montagnes doivent être regardées comme un sommet presque continu, dans lequel plusieurs grands fleuves prennent leurs sources : les uns, comme le Tage, la Doure en Espagne, la Garonne, la Loire en France, le Rhin en Allemagne, se jettent dans l’Océan ; les autres, comme l’Oder, la Vistule, le Niémen, se jettent dans la mer Baltique ; enfin d’autres fleuves, comme la Doine, tombent dans la mer Blanche, et le fleuve Petzora dans la mer Glaciale. Du côté de l’orient, cette même chaîne de montagnes donne naissance à l’Yeucar et l’Èbre en Espagne, au Rhône en France, au Pô en Italie qui tombent dans la mer Méditerranée ; au Danube et au Don qui se perdent dans la mer Noire, et enfin au Volga qui tombe dans la mer Caspienne.

Le sol de la Norvège est plein de rochers et de groupes de montagnes. Il y a cependant des plaines fort unies de six, huit et dix milles d’étendue. La direction des montagnes n’est point à l’ouest ou l’est, comme celle des autres montagnes de l’Europe ; elles vont au contraire, comme les Cordillères, du sud au nord[2].

Dans l’Asie méridionale, depuis l’île de Ceylan et le cap Comorin, il s’étend une chaîne de montagnes qui sépare le Malabar de Coromandel, traverse le Mogol, regagne le mont Caucase, se prolonge dans le pays des Kalmouks et s’étend jusqu’à la mer du Nord à l’occident du fleuve Irtis. On en trouve une autre qui s’étend de même du nord au sud jusqu’au cap Razatgat en Arabie, et qu’on peut suivre à quelque distance de la mer Rouge jusqu’à Jérusalem : elle environne l’extrémité de la mer Méditerranée et la pointe de la mer Noire, et de là s’étend par la Russie jusqu’au même point de la mer du Nord.

On peut aussi observer que les montagnes de l’Indostan et celles de Siam courent du sud au nord, et vont également se réunir aux rochers du Thibet et de la Tartarie. Ces montagnes offrent de chaque côté des saisons différentes : à l’ouest on a six mois de pluie, tandis qu’on jouit à l’est du plus beau soleil[3].

Toutes les montagnes de Suisse, c’est-à-dire celles de la Vallésie et des Grisons, celles de la Savoie, du Piémont et du Tyrol, forment une chaîne qui s’étend du nord au sud jusqu’à la Méditerranée. Le mont Pilate, situé dans le canton de Lucerne, à peu près dans le centre de la Suisse, forme une chaîne d’environ quatorze lieues qui s’étend du nord au sud jusque dans le canton de Berne.

On peut donc dire qu’en général les plus grandes éminences du globe sont disposées du nord au sud, et que celles qui courent dans d’autres directions ne doivent être regardées que comme des branches collatérales de ces premières montagnes ; et c’est en partie par cette disposition des montagnes primitives, que toutes les pointes des continents se présentent dans la direction du nord au sud, comme on le voit à la pointe de l’Afrique, à celle de l’Amérique, à celle de Californie, à celle du Groenland, au cap Comorin, à Sumatra, à la Nouvelle-Hollande, etc., ce qui paraît indiquer, comme nous l’avons déjà dit, que toutes les eaux sont venues en plus grande quantité du pôle austral que du pôle boréal.

Si l’on consulte une nouvelle mappemonde dans laquelle on a représenté autour du pôle arctique toutes les terres des quatre parties du monde, à l’exception d’une pointe de l’Amérique, et autour du pôle antarctique, toutes les mers et le peu de terres qui composent l’hémisphère pris dans ce sens, on reconnaîtra évidemment qu’il y a eu beaucoup plus de bouleversements dans ce second hémisphère que dans le premier, et que la quantité des eaux y a toujours été et y est encore bien plus considérable que dans notre hémisphère. Tout concourt donc à prouver que les plus grandes inégalités du globe se trouvent dans les parties méridionales, et que la direction la plus générale des montagnes primitives est du nord au sud plutôt que d’orient en occident dans toute l’étendue de la surface du globe.


III. — Sur la formation des montagnes.

Toutes les vallées et tous les vallons de la surface de la terre, ainsi que toutes les montagnes et collines, ont eu deux causes primitives : la première est le feu, et la seconde l’eau. Lorsque la terre a pris sa consistance, il s’est élevé à sa surface un grand nombre d’aspérités, il s’est fait des boursouflures comme dans un bloc de verre ou de métal fondu : cette première cause a donc produit les premières et les plus hautes montagnes qui tiennent par leur base à la roche intérieure du globe, et sous lesquelles, comme partout ailleurs, il a dû se trouver des cavernes qui se sont affaissées en différents temps ; mais sans considérer ce second événement de l’affaissement des cavernes, il est certain que, dans le premier temps où la surface de la terre s’est consolidée, elle était sillonnée partout de profondeurs et d’éminences uniquement produites par l’action du premier refroidissement. Ensuite lorsque les eaux se sont dégagées de l’atmosphère, ce qui est arrivé dès que la terre a cessé d’être brûlante au point de les rejeter en vapeurs, ces mêmes eaux ont couvert toute la surface de la terre actuellement habitée jusqu’à la hauteur de deux mille toises ; et pendant leur long séjour sur nos continents, le mouvement du flux et du reflux et celui des courants ont changé la disposition et la forme des montagnes et des vallées primitives. Ces mouvements auront formé des collines dans les vallées ; ils auront recouvert et environné de nouvelles couches de terre le pied et les croupes des montagnes, et les courants auront creusé des sillons, des vallons dont tous les angles se correspondent : c’est à ces deux causes, dont l’une est bien plus ancienne que l’autre, qu’il faut rapporter la forme extérieure que nous présente la surface de la terre. Ensuite, lorsque les mers se sont abaissées, elles ont produit des escarpements du côté de l’occident où elles s’écoulaient le plus rapidement et ont laissé des pentes douces du côté de l’orient.

Les éminences qui ont été formées par le sédiment et les dépôts de la mer ont une structure bien différente de celles qui doivent leur origine au feu primitif : les premières sont toutes disposées par couches horizontales et contiennent une infinité de productions marines ; les autres, au contraire, ont une structure moins régulière et ne renferment aucun indice de productions de la mer ; ces montagnes de première et de seconde formation n’ont rien de commun que les fentes perpendiculaires qui se trouvent dans les unes comme dans les autres, mais ces fentes sont un effet commun de deux causes bien différentes. Les matières vitrescibles, en se refroidissant, ont diminué de volume et se sont par conséquent fendues de distance en distance ; celles qui sont composées de matières calcaires amenées par les eaux se sont fendues par le dessèchement.

J’ai observé plusieurs fois, sur les collines isolées, que le premier effet des pluies est de dépouiller peu à peu leur sommet et d’en entraîner les terres qui forment au pied de la colline une zone uniforme et très épaisse de bonne terre, tandis que le sommet est devenu chauve et dépouillé dans son contour : voilà l’effet que produisent et doivent produire les pluies, mais une preuve qu’il y a eu une autre cause qui avait précédemment disposé les matières autour de la colline, c’est que dans toutes, et même dans celles qui sont isolées, il y a toujours un côté où le terrain est meilleur ; elles sont escarpées d’une part et en pente douce de l’autre, ce qui prouve l’action et la direction du mouvement des eaux d’un côté plus que de l’autre.


IV. — Sur la dureté que certaines matières acquièrent par le feu aussi bien que par l’eau.

J’ai dit « qu’on trouve dans les grès des espèces de clous d’une matière métallique, noirâtre, qui paraît avoir été fondue à un feu très violent. » Cela semble indiquer que les grandes masses de grès doivent leur origine à l’action du feu primitif. J’avais d’abord pensé que cette matière ne devait sa dureté et la réunion de ses parties qu’à l’intermède de l’eau ; mais je me suis assuré depuis que l’action du feu produit le même effet, et je puis citer sur cela des expériences qui d’abord m’ont surpris et que j’ai répétées assez souvent pour n’en pouvoir douter.

Expériences.

J’ai fait broyer des grès de différents degrés de dureté, et je les ai fait tamiser en poudre plus ou moins fine pour m’en servir à couvrir les cémentations dont je me sers pour convertir le fer en acier : cette poudre de grès répandue sur le cément, et amoncelée en forme de dôme de trois ou quatre pouces d’épaisseur, sur une caisse de trois pieds de longueur et deux pieds de largeur, ayant subi l’action d’un feu violent dans mes fourneaux d’aspiration pendant plusieurs jours et nuits de suite sans interruption, n’étant plus de la poussière de grès, mais une masse solide que l’on était obligé de casser pour découvrir la caisse qui contenait le fer converti en acier boursouflé ; en sorte que l’action du feu sur cette poudre de grès en a fait des masses aussi solides que le grès de médiocre qualité qui ne sonne point sous le marteau. Cela m’a démontré que le feu peut tout aussi bien que l’eau avoir agglutiné les sables vitrescibles, et avoir par conséquent formé les grandes masses de grès qui composent le noyau de quelques-unes de nos montagnes.

Je suis donc très persuadé que toute la matière vitrescible dont est composée la roche intérieure du globe, et les noyaux de ses grandes éminences extérieures, ont été produits par l’action du feu primitif, et que les eaux n’ont formé que les couches inférieures et accessoires qui enveloppent ces noyaux, et qui sont tous posés par couches parallèles, horizontales ou également inclinées, et dans lesquelles on trouve des débris de coquilles et d’autres productions de la mer.

Ce n’est pas que je prétende exclure l’intermède de l’eau pour la formation des grès et de plusieurs autres matières vitrescibles ; je suis, au contraire, porté à croire que le sable vitrescible peut acquérir de la consistance et se réunir en masses plus ou moins dures par le moyen de l’eau, peut-être encore plus aisément que par l’action du feu ; et c’est seulement pour prévenir les objections qu’on ne manquerait pas de faire, si l’on imaginait que j’attribue uniquement à l’intermède de l’eau la solidité et la consistance du grès et des autres matières composées de sable vitrescible. Je dois même observer que les grès qui se trouvent à la superficie ou à peu de profondeur dans la terre ont tous été formés par l’intermède de l’eau ; car l’on remarque des ondulations et des tournoiements à la surface supérieure des masses de ces grès, et l’on y voit quelquefois des impressions de plantes et de coquilles. Mais on peut distinguer les grès formés par le sédiment des eaux de ceux qui ont été produits par le feu ; ceux-ci sont d’un plus gros grain et s’égrainent plus facilement que les grès dont l’agrégation des parties est due à l’intermède de l’eau. Ils sont plus serrés, plus compactes, les grains qui les composent ont des angles plus vifs, et, en général, ils sont plus solides et plus durs que les grès coagulés par le feu.

Les matières ferrugineuses prennent un très grand degré de dureté par le feu, puisque rien n’est si dur que la fonte de fer, mais elles peuvent aussi acquérir une dureté considérable par l’intermède de l’eau : je m’en suis assuré en mettant une bonne quantité de limaille de fer dans des vases exposés à la pluie ; cette limaille a formé des masses si dures qu’on ne pouvait les casser qu’au marteau.

La roche vitreuse qui compose la masse de l’intérieur du globe est plus dure que le verre ordinaire, mais elle ne l’est pas plus que certaines laves de volcans et beaucoup moins que la fonte de fer, qui n’est cependant que du verre mêlé de parties ferrugineuses. Cette grande dureté de la roche du globe indique assez que ce sont les parties les plus fixes de toute la matière qui se sont réunies, et que, dès le temps de leur consolidation, elles ont pris la consistance et la dureté qu’elles ont encore aujourd’hui. L’on ne peut donc pas argumenter contre mon hypothèse de la vitrification générale, en disant que les matières réduites en verre par le feu de nos fourneaux sont moins dures que la roche du globe, puisque la fonte de fer, quelques laves ou basaltes, et même certaines porcelaines, sont plus dures que cette roche, et néanmoins ne doivent, comme elle, leur dureté qu’à l’action du feu. D’ailleurs, les éléments du fer et des autres minéraux qui donnent de la dureté aux matières liquéfiées par le feu ou atténuées par l’eau existaient, ainsi que les terres fixes, dès le temps de la consolidation du globe ; et j’ai déjà dit qu’on ne devait pas regarder la roche de son intérieur comme du verre pur, semblable à celui que nous faisons avec du sable et du salin, mais comme un produit vitreux mêlé des matières les plus fixes et les plus capables de soutenir la grande et longue action du feu primitif, dont nous ne pouvons comparer les grands effets que de loin avec le petit effet de nos feux de fourneaux ; et néanmoins cette comparaison, quoique désavantageuse, nous laisse apercevoir clairement ce qu’il peut y avoir de commun dans les effets du feu primitif et dans les produits de nos feux, et nous démontre en même temps que le degré de dureté dépend moins de celui du feu que de la combinaison des matières soumises à son action.


V. — Sur l’inclinaison des couches de la terre dans les montagnes.

J’ai dit que « dans les plaines les couches de la terre sont exactement horizontales, et qu’il n’y a que dans les montagnes où elles soient inclinées, comme ayant été formées par des sédiments déposés sur une base inclinée, c’est-à-dire sur un terrain penchant. »

Non seulement les couches de matières calcaires sont horizontales dans les plaines, mais elles le sont aussi dans toutes les montagnes où il n’y a point eu de bouleversement par les tremblements de terre ou par d’autres causes accidentelles ; et, lorsque ces couches sont inclinées, c’est que la montagne elle-même s’est inclinée tout en bloc et qu’elle a été contrainte de pencher d’un côté par la force d’une explosion souterraine, ou par l’affaissement d’une partie du terrain qui lui servait de base. L’on peut donc dire qu’en général toutes les couches formées par le dépôt et le sédiment des eaux sont horizontales, comme l’eau l’est toujours elle-même, à l’exception de celles qui ont été formées sur une base inclinée, c’est-à-dire sur un terrain penchant, comme se trouvent la plupart des mines de charbon de terre.

La couche la plus extérieure et superficielle de la terre, soit en plaine, soit en montagne, n’est composée que de terre végétale, dont l’origine est due aux sédiments de l’air, aux dépôts des vapeurs et des rosées, et aux détriments successifs des herbes, des feuilles et des autres parties des végétaux décomposés. Cette première couche ne doit point être ici considérée ; elle suit partout les pentes et les courbures du terrain, et présente une épaisseur plus ou moins grande, suivant les différentes circonstances locales[4]. Cette couche de terre végétale est ordinairement bien plus épaisse dans les vallons que sur les collines ; et sa formation est postérieure aux couches primitives du globe, dont les plus anciennes et les plus intérieures ont été formées par le feu, et les plus nouvelles et les plus extérieures ont été formées par les matières transportées et déposées en forme de sédiments par le mouvement des eaux. Celles-ci sont, en général, toutes horizontales, et ce n’est que par des causes particulières qu’elles paraissent quelquefois inclinées. Les bancs de pierres calcaires sont ordinairement horizontaux ou légèrement inclinés ; et, de toutes les substances calcaires, la craie est celle dont les bancs conservent le plus exactement la position horizontale. Comme la craie n’est qu’une poussière des détriments calcaires, elle a été déposée par les eaux dont le mouvement était tranquille et les oscillations réglées ; tandis que les matières qui n’étaient que brisées et en plus gros volume ont été transportées par les courants et déposées par le remous des eaux ; en sorte que leurs bancs ne sont pas parfaitement horizontaux comme ceux de la craie. Les falaises de la mer en Normandie sont composées de couches horizontales de craie si singulièrement coupées à plomb qu’on les prendrait de loin pour des murs de fortification. L’on voit entre les couches de craie des petits lits de pierre à fusil noire, qui tranchent sur le blanc de la craie : c’est là l’origine des veines noires dans les marbres blancs.

Indépendamment des collines calcaires, dont les bancs sont légèrement inclinés et dont la position n’a point varié, il y en a grand nombre d’autres qui ont penché par différents accidents et dont toutes les couches sont fort inclinées. On en a de grands exemples dans plusieurs endroits des Pyrénées où l’on en voit qui sont inclinées de 45, 50 et même 60 degrés au-dessous de la ligne horizontale, ce qui semble prouver qu’il s’est fait de grands changements dans ces montagnes par l’affaissement des cavernes souterraines sur lesquelles leur masse était autrefois appuyée.


VI. — Sur les pics des montagnes.

J’ai tâché d’expliquer comment les pics des montagnes ont été dépouillés des sables vitrescibles qui les environnaient au commencement, et mon explication ne pèche qu’en ce que j’ai attribué la première formation des rochers qui forment le noyau de ces pics à l’intermède de l’eau, au lieu qu’on doit l’attribuer à l’action du feu : ces pics ou cornes de montagnes ne sont que des prolongements et des pointes de la roche intérieure du globe, lesquelles étaient environnées d’une grande quantité de scories et de poussière de verre ; ces matières divisées auront été entraînées dans les lieux inférieurs par les mouvements de la mer dans le temps qu’elle a fait retraite, et ensuite les pluies et les torrents des eaux courantes auront encore sillonné du haut en bas les montagnes, et auront par conséquent achevé de dépouiller les masses de roc vif qui formaient les éminences du globe, et qui par ce dépouillement sont demeurées nues et telles que nous les voyons encore aujourd’hui. Je puis dire, en général, qu’il n’y a aucun autre changement à faire dans toute ma Théorie de la Terre que celui de la composition des premières montagnes qui doivent leur origine au feu primitif, et non pas à l’intermède de l’eau, comme je l’avais conjecturé, parce que j’étais alors persuadé, par l’autorité de Woodward et de quelques autres naturalistes, que l’on avait trouvé des coquilles au-dessus des sommets de toutes les montagnes ; au lieu que, par des observations plus récentes, il parait qu’il n’y a pas de coquilles sur les plus hauts sommets, mais seulement jusqu’à la hauteur de deux mille toises au-dessus du niveau des mers ; d’où il résulte qu’elle n’a peut-être pas surmonté ces hauts sommets ou du moins qu’elle ne les a baignés que pendant un petit temps, en sorte qu’elle n’a formé que les collines et les montagnes calcaires qui sont toutes au-dessous de cette hauteur de deux mille toises.




Notes de Buffon.
  1. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1744.
  2. Histoire naturelle de Norvège, par Pontoppidan. Journal étranger, mois d’août 1755
  3. Histoire philosophique et politique, t. II, p. 46.
  4. Il y a quelques montagnes dont la surface à la cime est absolument nue, et ne présente que le roc vif ou le granit, sans aucune végétation que dans les petites fentes, où le vent a porté et accumulé les particules de terre qui flottent dans l’air. On assure qu’à quelque distance de la rive gauche du Nil, en remontant ce fleuve, la montagne composée de granit, de porphyre et de jaspe, s’étend à plus de vingt lieues en longueur, sur une largeur peut-être aussi grande, et que la surface entière de la cime de cette énorme carrière est absolument dénuée de végétaux, ce qui forme un vaste désert, que ni les animaux ni les oiseaux, ni même les insectes, ne peuvent fréquenter. Mais ces exceptions particulières et locales ne doivent point être ici considérées.