Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1/Pensées/Article 22

Hachette (tome Ip. 349-352).


ARTICLE XXII.[1]


1.

Première partie : Misère de l’homme sans Dieu.

Seconde partie : Félicité de l’homme avec Dieu.

Autrement. Première partie : Que la nature est corrompue. Par la nature même.

Seconde partie : Qu’il y a un réparateur. Par l’Écriture.

Préface de le seconde partie : Parler de ceux qui ont traité de cette matière.

J’admire avec quelle hardiesse ces personnes entreprennent de parler de Dieu, en adressant leurs discours aux impies. Leur premier chapitre est de prouver la Divinité par les ouvrages de la nature.

Je ne m’étonnerois pas de leur entreprise s’ils adressoient leurs discours aux fidèles, car il est certain que ceux qui ont la foi vive dans le cœur voient incontinent que tout ce qui est n’est autre chose que l’ouvrage du Dieu qu’ils adorent. Mais pour ceux en qui cette lumière est éteinte, et dans lesquels on a dessein de la faire revivre, ces personnes destituées de foi et de grâce, qui, recherchant de toute leur lumière tout ce qu’ils voient dans la nature qui les peut mener à cette connoissance, ne trouvent qu’obscurité et ténèbres ; dire à ceux-là qu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses qui les environnent, et qu’ils verront Dieu à découvert, et leur donner, pour toute preuve de ce grand et important sujet, le cours de la lune ou des planètes, et prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel discours, c’est leur donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien foibles, et je vois par raison et par expérience que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris.

Ce n’est pas de cette sorte que l’Écriture, qui connoît mieux les choses qui sont de Dieu, en parle. Elle dit au contraire que Dieu est un Dieu caché ; et que, depuis la corruption de la nature, il les a laissés dans un aveuglement dont ils ne peuvent sortir que par Jésus-Christ, hors duquel toute communication avec Dieu est ôtée : Nemo novit Patrem, nisi Filius, et cui voluerit Filius revelare[2].

C’est ce que l’Écriture nous marque, quand elle dit en tant d’endroits que ceux qui cherchent Dieu le trouvent. Ce n’est point de cette lumière qu’on parle, comme lejour en plein midi. On ne dit point que ceux qui cherchent le jour en plein midi, ou de l’eau dans la mer, en trouveront ; et ainsi il faut bien que l’évidence de Dieu ne soit pas telle dans la nature. Aussi elle nous dit ailleurs : Vere tu es Deus absconditus.


2.

Le Dieu des chrétiens[3] ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l’ordre des élémens ; c’est la part des païens et des épicuriens. Il ne consiste pas seulement en un Dieu qui exerce sa providence sur la vie et sur les biens des hommes, pour donner une heureuse suite d’années à ceux qui l’adorent ; c’est la portion des juifs. Mais le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens, est un Dieu d’amour et de consolation : c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur qu’il possède : c’est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie ; qui s’unit au fond de leur âme ; qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour ; qui les rend incapables d’autre fin que de lui-même.

Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l’âme qu’il est son unique bien ; que tout son repos est en lui, et qu’elle n’aura de joie qu’à l’aimer ; et qui lui fait en même temps abhorrer les obstacles qui la retiennent, et l’empêchent d’aimer Dieu de toutes ses forces. L’amour-propre et la concupiscence, qui l’arrêtent, lui sont insupportables. Ce Dieu lui fait sentir qu’elle a ce fond d’amour-propre qui la perd, et que lui seul la peut guérir.

La connoissance de Dieu sans celle de sa[4] misère fait l’orgueil. La connoissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir. La connoissance de Jésus-Christ fait le milieu, parce que nous y trouvons et Dieu et notre misère.

Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-Christ, et qui s’arrêtent dans la nature, ou ils ne trouvent aucune lumière qui les satisfasse, ou ils arrivent à se former un moyen de connoître Dieu et de le servir sans médiateur : et par là ils tombent, ou dans l’athéisme, ou dans le déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également.

Dieu par Jésus-Christ. — Nous ne connoissons Dieu que par Jésus-Christ. Sans ce médiateur, est ôtée toute communication avec Dieu ; par Jésus-Christ, nous connoissons Dieu. Tous ceux qui ont prétendu connoître Dieu et le prouver sans Jésus-Christ n’avoient que des preuves impuissantes. Mais pour prouver Jésus-Christ, nous avons les prophéties, qui sont des preuves solides et palpables. Et ces prophéties étant accomplies, et prouvées véritables par l’événement, marquent la certitude de ces vérités, et partant la preuve de la divinité de Jésus-Christ. En lui et par lui nous connoissons donc Dieu. Hors de là et sans l’Écriture, sans le péché originel, sans médiateur nécessaire promis et arrivé, on ne peut prouver absolument Dieu, ni enseigner une bonne doctrine ni une bonne morale. Mais par Jésus-Christ et en Jésus-Christ, on prouve Dieu, et on enseigne la morale et la doctrine. Jésus-Christ est donc le véritable Dieu des hommes.

Mais nous connoissons en même temps notre misère, car ce Dieu n’est autre chose que le réparateur de notre misère. Ainsi nous ne pouvons bien connoître Dieu qu’en connoissant nos iniquités.

Aussi ceux qui ont connu Dieu sans connoître leur misère ne l’ont pas glorifié, mais s’en sont glorifiés. Quia non cognovit per sapientiam, placuit Deo per stultitiam prædicationis salvos facere[5].

Non-seulement nous ne connoissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne nous connoissons nous-mêmes que par Jésus-Christ. Nous ne connoissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ, nous ne savons ce que c’est ni que notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes.

Ainsi sans l’Écriture, qui n’a que Jésus-Christ pour objet, nous ne connoissons rien, et ne voyons qu’obscurité et confusion dans la nature de Dieu et dans la propre nature.

Sans Jésus-Christ, il faut que l’homme soit dans le vice et dans la misère ; avec Jésus-Christ, l’homme est exempt de vice et de misère. En lui est toute notre vertu et toute notre félicité. Hors de lui, il n’y a que vice, misère, erreurs, ténèbres, mort, désespoir.

Sans Jésus-Christ le monde ne subsisteroit pas ; car il faudroit, ou qu’il fût détruit, ou qu’il fût comme un enfer.



  1. Article XV de la seconde partie, dans Bossut.
  2. Matth., xi,27.
  3. Voy. ci-dessus art. X, § 2.
  4. La misère de l’homme.
  5. I Cor., i, 24.