Œuvres complètes de Bernard Palissy/Discours admirables de la Nature des eaux et fontaines, etc./Des Terres d’argile

DES TERRES D’ARGILE.


Theorique.


T v as souuent allegué les terres argileuses, en parlant des fontaines et des pierres, et toutesfois ie n’ay point entendu de toy, que c’est que terre argileuse.

Practique.

I’ay ouy lire quelque liure d’vn autheur, lequel en traitant des pierres, et terres, dit que la terre d’argile a pris son nom d’vn village qui se nomme Argis, et que parce qu’en ce lieu furent faits les premiers vaisseaux de terre, l’on appelle depuis ce temps là toutes terres bonnes à faire pots : terre d’argile, tout ainsi que l’on appelle le boliarmeny qui se prend en France bolus armenus : combien qu’il ne fut iamais pris en Armenie. Toutefois i’ay depuis entendu par quelques Latins que cela estoit faux, et que toute terre propre à faire vaisseaux s’appelle argile, à cause de son action tenante : et disent qu’argile veut dire terre grasse. Telles opinions m’ont causé double hardiesse d’en parler, car i’ay couneu par là en partie que les Latins et les Grecs peuuent aussi bien faillir que les François[1]. Et qu’ainsi ne soit ils appellent la terre d’argile terre grasse : et tant s’en faut qu’elle soit grasse : car l’on prend de la terre d’argile pour desgraisser, tesmoins les foulons de draps : et aucuns merciers en ont fait des trochisques à vendre, pour degraisser. Il est bien certain que la terre d’argile n’a aucune affinité auec les terres grasses, et ne se peut non plus entremesler auec la graisse que fait l’eau auec l’huile. Et ce qui cause que la terre d’argile oste la graisse des draps, la raison n’est autre sinon que la graisse lui est aduersaire. Et tout ainsi comme le chaud chasse l’humide, la terre d’argile chasse la graisse du lieu où elle est la plus forte.

Theorique.

Comment ? voudrois tu donc que l’on nommast la terre des potiers sinon terre grasse ? car ie sçay bien que le glus, qu’aucuns appellent besq[2], est composé de matieres grasses : aucuns le font de la pelure d’vn arbre que l’on appelle houx : les autres prennent de la graine d’vn certain brandon (le gui) qui croit le plus communement sur les pommiers : laquelle est fort visqueuse. Aussi aucuns appellent ledit brandon besq. Or tous ces deux là sont bons à prendre des oyseaux, et quand on la manie il faut auoir les mains mouillées, autrement elle prendroit aux mains : et toutesfois quand les François et Latins parlent des terres argileuses ils disent que c’est une terre visqueuse, grasse et glueuse : et mesme aucuns ont escrit que la terre d’argile est une terre tenante, glueuse et visqueuse.

Practique.

Par tes propres paroles tu confesses que tous ceux qui parlent ainsi, l’entendent fort mal : par ce qu’il n’y a rien plus contraire aux matieres visqueuses que l’eau. Or la terre argileuse est toute composée de matiere acqueuse : parquoy se peuuent lier ensemble. La terre d’argile se dissout dans l’eau, et toutes matieres visqueuses et oleagineuses deuiennent plus dures. Il seroit beaucoup plus conuenable de la nommer terre pasteuse que non pas visqueuse, parce que la farine à faire la paste se destrempe auec l’eau comme la terre d’argile.

Theorique.

Et puis qu’elles sont toutes bonnes à faire vaisseaux, quelle difference y treuues tu ?

Practique.

Entre les terres argileuses il y a si grande difference de l’vne à l’autre qu’il est impossible à nul homme de pouuoir raconter la contrarieté qui est en icelles. Aucunes sont sableuses, blanches et fort maigres : et pour ces causes leur faut vn grand feu au parauant qu’elles soyent cuittes au debuoir. Telle espece de terre est fort bonne à faire des creusets : par ce qu’elle endure vn bien grand feu ; il y en a autres especes qui pour cause des substances metalliques qui sont en elles, se ployent et liquifient, quand elles endurent grande chaleur, l’ay veu quelques fours de thuiliers que les arceaux estoyent en telles sortes liquifiez, que les voultes estoyent toutes pleines de formes pendantes comme tu vois les glaçons és goutieres des maisons durant les gelées. Il y en a d’autres especes que quand elles sont cuittes, soit en thuiles ou en briques, il faut que le maistre de l’œuure se donne bien garde de tirer sa besongne du four, quelle ne soit bien refroidie : Et qui plus est, ceux qui en besongnent sont contraints d’estouper tous les aspirals de leurs fourneaux, soudain que leur besongne est cuitte ; par ce que si elle sentoit tant soit peu de vent en refroidissant, les pieces se trouueroyent toutes fendues. Il y en a vne espece à Sauigny en Beauuoisis, que ie cuide qu’en France n’y en a point de semblable, car elle endure vn merueilleux feu, sans estre aucunement offensée, et à ce bien là, de se laisser former autant tenue et deliée que nulle des autres : Et quand elle est extremement cuitte elle prend vn petit polissement vitrificatif, qui procede de son corps mesme : Et cela cause que les vaisseaux faits de ladite terre tiennent l’eau fort autant bien que les vaisseaux de verre[3]. Il y a autres especes de terres qui sont noires en leur essence, et quand elles sont cuittes elles sont blanches comme papier ; autres especes sont iaunes, et quand elles sont cuittes elles deuiennent rouges. Il y en a aucuns genres qui sont de mauuaise nature : par ce que parmy elles, il y a des petites pierres que quand les vaisseaux sont cuits, les petites pierres qui sont dedans lesdits vaisseaux, sont reduites en chaux, et soudain qu’elles sentent l’humidité de l’air se viennent à enfler, et font creuer ledit vaisseau à l’endroit où elles sont encloses : et c’est pour cause que lesdites pierres se sont calcinées en cuisant : et par ce moyen plusieurs vaisseaux sont perdus quelque grand labeur que l’on y aye employé. Il y a autres especes de terres qui sont fort bonnes et endurent fort bien le feu : Mais elles sont si vaines et lasches que l’on n’en peut faire aucuns vaisseaux legers, par ce que quand l’on la veut former vn peu haut elle se laisse aller en bas, ne se pouuant soustenir. C’est vne regle generale que toutes terres argileuses, et singulierement les plus fines sont suiettes à peter au feu auparaut qu’elles soyent cuittes : pour ces causes ceux qui en besongnent sont contraints de mettre le feu petit à petit, afin de chasser l’humidité qui est dedans la besongne, tellement que si les pieces que l’on fait cuire sont espaisses, et qu’il y en ait quantité, il faudra tenir le feu quelquefois trois et quatre iours et nuits, et si la besongne est vne fois commencée à eschaufer, et que celuy qui conduira le feu s’endorme, et qu’il laisse refroidir sa besongne, au parauant qu’elle soit cuitte en perfection, il n’y aura nulle faute que l’œuure ne soit perdue. Et par tel accident plusieurs thuilliers ont eu de grandes pertes. Il ne sera pas hors de propos que ie te die vn autre secret fort estrange, qui est que plusieurs chaufourniers ont aussi eu de grandes pertes, par vn accident tout semblable : c’est que depuis que la pierre du four à chaux commence à eschaufer, iusques à auoir sa couleur rouge, et que la flamme aye commencé à passer entre les pierres, si celuy qui conduit le feu se vient à endormir, et qu’en s’eueillant il trouue que la flamme soit abbatue, et la chaleur en partie rabaissée au parauant que la pierre soit calcinée au degré requis ; s’il venoit apres à recommencer à mettre du bois à son fourneau, et qu’il employast tout le bois des forests des Ardennes, il ne luy est plus possible de faire remonter son feu, ne plus reduire sa pierre en chaux, ains a perdu tout ce qu’il y auoit mis. I’en ay congneu plusieurs qui sont deuenus pauures par tels accidens. Ceux qui besongnent impatiemment de l’art de terre, perdent beaucoup bien souuent par leurs impatiences : car s’ils ne chassent l’humeur exalatiue, qui est dedans la terre, petit à petit, et qu’ils veulent mettre le grand feu au parauant qu’elle soit ostée, il n’y a rien plus certain que le chaud et l’humide se rencontrant engendreront vn tonnerre, à cause de leur contrarieté. Car ie sçay que les tonnerres naturels sont engendrez par la mesme cause, sçauoir est le chaud et humide : par ce qu’ils sont contraires, et ne peuuent habiter ensemble : car le feu (comme le plus fort) trouuant l’humide enclos dedans les parties de la terre, il le veut chasser violemment, comme son ennemy, et l’humide estant pressé de trop pres veut fuir en diligence : mais d’autant que le feu ne luy donne pas le loisir de trouuer les petites portes par où il estoit entré, il est contraint de s’enfuir, et en s’enfuyant il fait creuer et casser les pierres où il est enclos. I’ay veu autrefois que aucuns tailleurs d’images, instruits en l’art de terre par ouyr dire seulement, et assez nouueaux en la connoissance des terres, qu’apres auoir fait quelques images ils les venoyent mettre dedans les fourneaux, pour les cuire, selon qu’ils l’entendoyent ; Mais quand ils commençoyent à mettre le grand feu, c’estoit une chose assez plaisante (combien qu’il n’y eut pas à rire pour tous) d’entendre ces images peter et faire vne baterie entr’eux, comme vn grand nombre d’harquebusades et coups de canon, et le pauure maistre bien fasché, comme vn homme à qui on rauiroit son bien : car le iour venu pour desenfourner les images, le four n’estoit pas si tost descouuert qu’il aperceuoit les vns la teste fenduë les autres les bras rompus et les iambes cassées, tellement que le pauure homme ayant tiré ses images estoit bien empesché et auoit bien de la peine à chercher les pieces : car les vnes estoyent aussi petites que mouches, et ne les pouuant rassembler estoit contraint bien souuent faire des nez de drapeau ou autre matiere à sesdites images. Les hommes experimentez en l’art de terre ne besongnent pas ainsi inconsiderement, ains premierement, ils taschent de connoistre le naturel de la terre, et apres l’auoir connue, ils considerent l’espaisseur de la besongne qu’ils veulent faire cuire, ayant connoissance que la plus espaisse est la plus dangereuse à se creuer au feu : Aussi ils se donnent bien garde de la cuire qu’elle ne soit bien seche. Et quand elle est dedans le four, ils baillent le petit feu plus longuement à la besongne espaisse, que non pas à la tenue : et en donnant le feu petit à petit ils donnent loisir à l’humide de sortir à son aise et sans violence : Et quand le maistre connoist que l’humide a quitté sa place, il donne congé au feu d’entrer auec telle violence que bon luy semblera, et lors il se vient esgayer et entrer auec toute liberté, mesme iusques à l’interieur de toutes les parties closes et fermées au dedans des pieces d’ouurages, formées de ladite terre : et par tel moyen l’on peut connoistre qu’en la terre argileuse y a deux humeurs, l’vne euaporatiue et accidentale, et l’autre fixe et radicale : l’humide et accidentale est suiette à s’euaporer et estant euaporée, la radicale transmue la substance de la terre en pierre : Toutesfois sans que premierement l’humide y besongne, cela ne se pourroit faire : car il faut necessairement que l’humide rassemble toutes les parties, et qu’il serue de mastic pour former toutes sortes d’ouurages.

Il y a aucunes especes de terres ausquelles il ne faut pas tenir longuement le petit feu ; Telles terres sont communement grosses, sableuses et spongieuses, et par ce qu’elles ont les pores ouuerts, l’humide s’exale plus promptement, estant chassé par le feu. Il y a autres terres qui sont si alises, ou si peu poureuses que pour ces causes ceux qui en besongnent sont contraints d’y mettre du sable, pour obuier au long temps qu’il faudroit tenir le petit feu, pour garder de casser la besongne. La cause pourquoy le sable peut faire que la piece endurera plutost le grand feu, que quand la terre sera pure, est qu’il fait diuision des subtiles parties de la terre : et d’autant que sa subtilité la rendroit plus alise et reserrée, le sable luy cause quelques pores par lesquels l’humide s’exale plus promptement pour donner place au feu, son aduersaire. Pour ces causes les potiers de Paris mettent du sable à toutes leurs besongnes. Aupres de Paris il y a de trois sortes de terres argileuses, la plus fine se prend à Gentilly, qui est vn village pres dudit lieu. Mais il y a certains endroits là où parmy ladite terre se trouue grand nombre de marcassites metalliques et sulphurées, qui causent que lesdits potiers n’en veulent point, sinon pour faire de la brique, ou de la tuille. La cause pourquoy ils n’en peuuent point faire de bonne besongne, est parce qu’en cuisant leur ouurage lesdites marcassites rendent vne vapeur noire et puante, laquelle noircit tout l’ouurage qui est couuert de iaune et de verd. Il y a vne autre espece de terre à vn village pres Paris, nommé Chaliot, de laquelle l’on fait la tuille ; elle est vn peu plus grosse que celle de Gentilly : il se trouue dedans icelle vn grand nombre de marcassites, qui toutesfois sont d’autre genre que celle de Gentilly. Ie te dy ces choses pour te faire mieux entendre que si en si peu de pays il se trouue de diuerses especes de terre, que cela te soit argument de te faire croire qu’en la grandeur d’vn Royaume il y en peut auoir vn grand nombre de bien differentes. Ie n’ay pas conneu la difference des terres, et leurs diuers effets sans grands frais et labeurs. I’auois quelques fois recouuert (découvert) de la terre du Poitou, et auois trauaillé d’icelle bien l’espace de six mois au parauant que d’auoir ma fournée complete : parce que les vaisseaux que i’auois faits estoyent fort elabourez, et d’assez haut prix. Or en faisant lesdits vaisseaux de la terre de Poitou, i’en fis quelques vns de la terre de Xaintonge, de laquelle i’auois besongné plusieurs années auparauant, et estois assez experimenté au degré du feu qu’il falloit à ladite terre ; et pensant que toutes terres se pensent cuire à vn mesme degré, ie fis cuire ma besongne qui estoit de terre de Poitou parmy celle de terre de Xaintonge, qui me causa vne grande perte : d’autant que la besongne de terre de Xaintonge estant assez cuitte, ie pensois que l’autre le seroit aussi ; mais lors que ie vins à esmailler mes vaisseaux, iceux sentant l’humidité, ce fut vne risée mal plaisante pour moy : parce qu’autant de pieces que l’on esmailloit vindrent à se dissoudre et tomber par pieces, comme feroit vne pierre de chaux trempée dedans l’eau, et toutesfois les vaisseaux de la terre de Xaintonge estoient cuits dans le mesme four, et d’vn mesme degré de chaleur, et en mesme heure que les susdits, et se portoient fort bien. Voila comment vn homme qui besongne de l’art de terre, est tousjours apprentif à cause des natures inconnuës és diuersitez des terres. Il y a des terres argileuses que combien que elles ayent receu vne cuisson raisonnable, et autant de feu qu’il leur en faut, si est-ce que si les vaisseaux de telle terre sont moullez, et que l’on les presente deuant le feu, ils se casseront comme s’ils n’estoient pas cuits : ce qui n’aduient point aux autres terres. Il y en a de certaines especes qui sont si visqueuses et si tresfines, qu’elles se laisseront allonger comme vne corde. I’ay veu des femmes besongner d’vne telle terre, qui pour faire des anses de pots, prenoient vne poignée d’icelle, et la tenant par vn bout d’vne main, de l’autre main elles l’allongeoient autant longue qu’elles pouuoient leuer les bras en haut : et quand cela estoit fait elles laissoyent aller vn bout pendant vers le bas sans que ladite terre se rompist, et puis elles les mettoient par monceaux, pour faire leursdites anses. Cela ne se peut pas faire des terres sableuses : parce qu’elles sont toutes courtes et vaines. Il y a autres especes de terres fort malignes : car quand elles sont vn peu trop cuittes elles sont suiettes à se brusler, noircir, et fendiller, et les vaisseaux qui sont dessouz, pressez de la pesanteur de ceux qui sont dessus se ployent et tordent la gueule comme s’ils estoyent d’vne matiere maleable. Il y a des terres argileuses vers les Ardennes, qui sont fort humides ou longues à seicher, dangereuses à brusler, lesquelles tiennent quelque substance de mine de fer. I’en ay trouué quelquefois d’vne espece qui estoit fort nette, subtile et deliée, ayant apparence d’estre fort bonne : tellement que pour l’esperance que i’auois de m’en seruir i’en formay quelques pieces, et le mis au plus chaud du fourneau : mais quand ie vins à chercher mes pieces ie trouuay qu’elles estoyent fondues, et ladite terre auoit coulé le long des cendres, comme plomb fondu. Il se trouue des vaisseaux antiques d’vne terre rouge qui est polie, sans aucun esmail, et aucuns appellent les vaisseaux de ladite terre, vaisseaux de barc. Ie ne sçay pour quelle cause ils les appellent ainsi : mais bien sçay-ie qu’anciennement ils etoyent en grand vsage. Car l’on en trouue grande quantité de pieces rompues aux villes antiques : et plusieurs fois s’en est trouué dans des sepulchres auec des monnoyes des Empereurs qui regnoyent pour lors, et cela se faisoit par quelque ceremonie, qui depuis a esté laissée. Si ie voulois escrire toutes les diuersitez des terres argileuses, ie n’aurois iamais fait : tu en pourras auoir plus grande connoissance en traitant de l’art de terre : parquoy ie n’en parleray plus pour le présent[4].

  1. Argile vient évidemment du grec ἀργός, blanc, ou plutôt de ἀργιλός, matière blanche.
  2. De viscus, gui.
  3. Il s’agit probablement ici d’un silicate alumineux ; en sorte que Palissy aurait été on ne peut plus rapproché de la découverte de la porcelaine.
  4. Le traité des Terres d’argile était le préambule nécessaire du traité de l’Art de terre. Il renferme des préceptes dont la justesse et la clarté se retrouvent à un degré encore supérieur dans le traité suivant, l’un des plus importants et des plus remarquables des œuvres du savant potier.