Œuvres complètes de Bernard Palissy/Discours admirables de la Nature des eaux et fontaines, etc./De l’Art de terre, de son utilité : des esmaux et du feu

DE L’ART DE TERRE,
de son vtilité, des esmaux
et du feu.


Theorique.


T u m’as promis cydeuant de m’apprendre l’art de terre : et lors que tu me fis vn si long discours des diuersitez des terres argileuses, ie fus fort resiouy pensant que tu me voulusses monstrer le total dudit art ; mais ie fus tout esbahy qu’au lieu de poursuyure tu me remis à vne autre fois : afin de me faire oublier l’affection que i’ay audit art.

Practique.

Cuides tu qu’vn homme de bon iugement vueille ainsi donner les secrets d’vn art, qui aura beaucoup cousté à celuy qui l’aura inuenté ? Quant à moy ie ne suis deliberé de ce faire que ie ne sçache bien souz quel titre.

Theorique.

Il n’y a doncques en toy nulle charité. Si tu veux ainsi tenir ton secret caché, tu le porteras en la fosse, et nul ne s’en ressentira, ainsi ta fin sera maudite : car il est escrit qu’vn chacun selon qu’il a receu des dons de Dieu qu’il en distribue aux autres : par ainsi ie puis conclure que si tu ne me monstres ce que tu sçais de l’art susdit, que tu abuses des dons de Dieu.

Practique.

Il n’est pas de mon art, ny des secrets d’iceluy comme de plusieurs autres. Ie sçay bien qu’vn bon remede contre vne peste, ou autre maladie pernicieuse, ne doit estre celé. Les secrets de l’agriculture ne doiuent estre celez. Les hazards et dangers des nauigations ne doiuent estre celez. La parole de Dieu ne doit estre celée. Les sciences qui seruent communément à toute la republique ne doyuent estre celées. Mais de mon art de terre et de plusieurs autres arts il n’en est pas ainsi. Il y a plusieurs gentilles inuentions lesquelles sont contaminées et mesprisées pour estre trop communes aux hommes. Aussi plusieurs choses sont exaltées aux maisons des Princes et seigneurs, que si elles estoyent communes l’on en feroit moins d’estime que de vieux chauderons. Ie te prie, considere vn peu les verres, lesquels pour auoir esté trop communs entre les hommes sont deuenuz à vn prix si vil que la plus part de ceux qui les font viuent plus mechaniquement que ne font les crocheteurs de Paris. L’estat est noble, et les hommes qui y besongnent sont nobles[1] : mais plusieurs sont gentilshommes pour exercer ledit art, qui voudroyent estre roturiers et auoir dequoy payer les subsides des Princes. N’est ce pas vn malheur aduenu aux verriers des pays de Perigord, Limosin, Xaintonge, Angoulmois, Gascongne, Bearn et Bigorre ? ausquels pays les verres sont mechanizez en telle sorte qu’ils sont venduz et criez par les villages, par ceux mesmes qui crient les vieux drapeaux et la vieille ferraille, tellement que ceux qui les font et ceux qui les vendent trauaillent beaucoup à viure. Considere aussi vn peu les boutons d’esmail (qui est vue inuention tant gentille), lesquels au commencement se vendoient trois francs la douzaine. Or d’autant que ceux qui les inuenterent ne tindrent leur inuention secrette, vn peu de temps apres, la conuoitise du gain, ou l’indigence des personnes fust cause qu’il en fut fait si grande quantité qu’ils furent contrains les donner pour vn sol la douzaine, tellement qu’ils sont venus à tel mespris qu’auiourd’huy les hommes ont honte d’en porter, et disent que ce n’est que pour les belistres, parce qu’ils sont à trop bon marché. As tu pas veu aussi les esmailleurs de Limoges, lesquels par faute d’auoir tenu leur inuention secrete, leur art est deuenu si vil qu’il leur est difficile de gaigner leur vie au prix qu’ils donnent leurs œuures. Ie m’asseure auoir veu donner pour trois sols la douzaine des figures d’enseignes que l’on portoit aux bonnets, lesquelles enseignes estoyent si bien labourées et leurs esmaux si bien parfondus sur le cuiure, qu’il n’y auoit nulle peinture si plaisante. Et n’est pas cela seulement adueuu vne fois, mais plus de cent mil, et non seulement esdites enseignes, mais aussi aux esguieres, salieres, et toutes autres especes de vaisseaux, et autres histoires, lesquelles ils se sont aduisez de faire : chose fort à regretter. As tu pas veu aussi combien les Imprimeurs ont endommagé les peintres et pourtrayeurs sçauans ? i’ay souuenance d’auoir veu les histoires de nostre Dame imprimées de gros traits, apres l’inuention d’vn Alemand nommé Albert[2], lesquelles histoires vindrent vne fois à tel mespris, à cause de l’abondance qui en fut faite, qu’on donnoit pour deux liars chacune desdites histoires, combien que la pourtraiture fut d’vne belle inuention. Vois tu pas aussi combien la moulerie a fait de dommage à plusieurs sculpteurs sçauans, à cause qu’apres que quelqu’vn d’iceux aura demeuré long temps à faire quelque figure de prince et de princesse, ou quelque autre figure excellente, que si elle vient à tomber entre les mains de quelque mouleur, il en fera si grande quantité que le nom de l’inuenteur ny son œuure ne sera plus connue, et donnera on à vil prix lesdites figures à cause de la diligence que la moulerie a amenée, au grand regret de celuy qui aura taillé la premiere piece. I’ay veu vn tel mespris en la sculpture, à cause de ladite moulerie, que tout le pays de la Gascongne et autres lieux circonuoisins estoyent tous pleins de figures moulées, de terre cuite, lesquelles on portoit vendre par les foyres et marchez, et les donnoit on pour deux liards chascune, dont aduint que du temps que l’on commençoit à porter des ceintures et autres habits à la busque, il y eut vn homme lequel fut emprisonné et eut le fouët, à cause qu’il alloit par toute la ville de Tolouze, auec vne balle pleine de crucifix, criant : crucifix, crucifix à la busque. Tu peux aisément connoistre par ces exemples et par vn millier d’autres semblables, qu’il vaut mieux qu’vn homme ou vn petit nombre facent leur proufit de quelque art en viuant honnestement, que non pas si grand nombre d’hommes, lesquels s’endommageront si fort les vns les autres, qu’ils n’auront pas moyen de viure, sinon en profanant les arts, laissants les choses à demy faites, comme l’on voit communement de tous les arts, desquels le nombre est trop grand. Toutesfois si ie pensois que tu gardasses le secret de mon art aussi precieux comme il le requiert, ie ne ferois difficulté de te l’enseigner.

Theorique.

S’il te plaist de me l’apprendre, ie te promets de le tenir aussi secret qu’homme à qui tu le pourrois enseigner.

Practique.

Ie voudrois faire beaucoup pour toy, et te voudrois auancer d’aussi bon cœur que mon propre enfant : mais ie crains qu’en te monstrant l’art de terre ce soit plutost te reculer que t’auancer. La raison est parce que tu as besoing de deux choses, sans lesquelles il est impossible de rien faire de l’art de terre. La premiere est qu’il faut que tu sois veuillant, agile, portatif et laborieux. Secondement il te faut auoir du bien, pour soustenir les pertes qui suruiennent en exerçant ledit art. Or d’autant que tu as indigence de ces choses ie te conseille de chercher quelque autre moyen de viure, qui soit plus aisé et moins hazardeux.

Theorique.

Ie cuide que ce qui te fait dire ces choses n’est pas pour pitié que tu ayes de moy : Mais c’est qu’il te fache de tenir ta promesse et de me reueler les secrets dudit art. Qu’ainsi ne soit ie sçay que quand premierement tu te mis à chercher ledit art, tu n’auois pas beaucoup de biens, pour supporter les pertes et fautes que tu dis qui peuuent suruenir au labeur dudit art.

Practique.

Tu dis vray, ie n’auois pas beaucoup de biens : Mais i’auois des moyens que tu n’as pas. Car i’auois la pourtraiture. L’on pensoit en nostre pays que ie fusse plus sçauant en l’art de peinture que ie n’estois, qui causoit que i’estois souuent appellé pour faire des figures pour les procés[3]. Or quand i’estois en telles commissions i’estois tresbien payé, aussi ay-ie entretenu long temps la vitrerie, iusques à ce que i’aye esté asseuré pouuoir viure de l’art de terre : aussi en cherchant ledit art i’ay apprins à faire l’alchimie auec les dents, ce qu’il te facheroit beaucoup de faire. Voila comment i’ay eschappé le temps que i’ay employé à chercher ledit art.

Theorique.

Ie sçay que tu as enduré, beaucoup de pauuretez et d’ennuis en le cherchant : mais il ne sera pas ainsi de moy : car ce qui t’a fait endurer, ce a esté à cause que tu estois chargé de femme et d’enfans. Or d’autant que au parauant tu n’en auois nulle connoissance, et qu’il te failloit deuiner, par ce aussi que tu ne pouuois laisser ton mesnage pour aller apprendre ledit art en quelque boutique, aussi que tu n’auois moyen d’entretenir aucuns seruiteurs qui te peussent faire quelque chose pour t’amener au chemin de l’art susdit. Tous ces defauts t’ont causé les ennuis et miseres susdites. Mais il ne sera pas ainsi de moy : par ce que suyant ta promesse tu me donneras par escrit tous les moyens d’obuier aux pertes et hazards du feu : aussi les matieres dont tu fais les esmaux et la dose, mesures et composition d’iceux. Ainsi faisant, pourquoy ne feray-ie de belles choses sans estre en danger de rien perdre, attendu que tes pertes me seruiront d’exemple pour me garder et guider en exerçant ledit art ?

Practique.

Quand i’aurois employé mille rames de papier pour t’escrire tous les accidens qui me sont suruenuz en cherchant ledit art, tu te dois asseurer que, quelque bon esprit que tu ayes, il t’auiendra encores vn millier de fautes, lesquelles ne se peuuent apprendre par lettres, et quand tu les aurois mesme par escrit, tu n’en croiras rien iusques à ce que la pratique t’en aye donné vn millier d’afflictions. Toutesfois afin que tu n’ayes occasion de m’appeller menteur, ie te mettray icy par ordre tous les secrets que i’ay trouué en l’art de terre, ensemble les compositions et diuers effects des esmaux ; aussi te diray les diuersitez des terres argileuses, qui sera vn point lequel il te faudra bien noter. Or afin de mieux te faire entendre ces choses, ie te feray vn discours pris dés le commencement que ie me mis en deuoir de chercher ledit art, et par là tu oras les calamitez que i’ay endurées auparauant que de paruenir à mon dessein. Ie cuide que quand tu auras bien entendu le tout, il te prendra bien peu d’enuie de te ietter audit art, et m’asseure que d’autant que tu es à présent désireux de t’en approcher, d’autant tascheras tu à t’en esloigner : par ce que tu verras que l’on ne peut poursuyure, ny mettre en execution aucune chose, pour la rendre en beauté et perfection, que ce ne soit auec grand et extreme labeur, lequel n’est iamais seul, ains est tousiours accompagné d’un millier d’angoisses.

Theorique.

Ie suis homme naturel comme toy, et puisque les choses t’ont esté possibles sans auoir eu aucun enseigneur, il me sera beaucoup plus aisé quand i’auray obtenu de toy vn entiers discours de toute la maniere de faire, et les moyens par lesquels tu y es paruenu.

Practique.

Suyuant ta requeste, sçaches qu’il y a vingt et cinq ans passez qu’il ne me fut monstré vne coupe de terre, tournée et esmaillee d’vne telle beauté[4], que deslors i’entray en dispute auec ma propre pensée, en me rememorant plusieurs propos, qu’aucuns m’auoient tenus en se mocquant de moy, lors que ie peindois les images. Or voyant que l’on commençoit à les delaisser au pays de mon habitation, aussi que la vitrerie n’auoit pas grande requeste, ie vay penser que si i’auois trouué l’inuention de faire des esmaux ie pourrois faire des vaisseaux de terre et autre chose de belle ordonnance, parce que Dieu m’auoit donné d’entendre quelque chose de la pourtraiture ; et deslors, sans auoir esgard que ie n’auois nulle connoissance des terres argileuses, ie me mis à chercher les esmaux, comme vn homme qui taste en tenebres. Sans auoir entendu de quelles matieres se faisoyent lesdits esmaux, ie pilois en ces iours là de toutes les matieres que ie pouuois penser qui pourroyent faire quelque chose, et les ayant pilées et broyées, i’achetois vne quantité de pots de terre, et apres les auoir mis en pieces, ie mettois des matieres que i’auois broyées dessus icelles, et les ayant marquées, ie mettois en escrit à part les drogues que i’auois mis sus chacunes d’icelles, pour memoire ; puis ayant faict vn fourneau à ma fantasie, ie mettois cuire lesdites pieces pour voir si mes drogues pourroyent faire quelques couleurs de blanc : car ie ne cherchois autre esmail que le blanc : parce que i’auois ouy dire que le blanc estoit le fondement de tous les autres esmaux. Or par ce que ie n’auois iamais veu cuire terre, ny ne sçauois a quel degré de feu ledit esmail se deuoit fondre, il m’estoit impossible de pouuoir rien faire par ce moyen, ores que mes drogues eussent esté bonnes, par ce qu’aucune fois la chose auoit trop chaufé et autrefois trop peu, et quand lesdites matieres estoyent trop peu cuites ou bruslées, ie ne pouuois rien iuger de la cause pourquoy ie ne faisois rien de bon, mais en donnois le blasme aux matieres, combien que quelque fois la chose se fust peut estre trouué bonne, ou pour le moins i’eusse trouué quelque indice pour paruenir à mon intention, si i’eusse peu faire le feu selon que les matieres les requeroyent : Mais encores en ce faisant ie commettois vne faute plus lourde que la susdite : car en mettant les pieces de mes espreuues dedans le fourneau, ie les arrangeois sans consideration ; de sorte que les matieres eussent esté les meilleures du monde et le feu le mieux à propos, il etoit impossible de rien faire de bon. Or m’estant ainsi abuzé plusieurs fois, auec grand frais et labeurs, i’estois tous les iours à piler et broyer nouuelles matieres et construire nouueaux fourneaux, auec grande despence d’argent et consommation de bois et de temps.

Quand i’eus bastelé plusieurs années ainsi imprudemment, auec tristesse et soupirs, à cause que ie ne pouuois paruenir a rien de mon intention, et me souuenant de la despense perdue, ie m’auisay pour obuier à si grande despence d’enuoyer les drogues que ie voulois approuuer à quelque fourneau de potier ; et ayant conclud en mon esprit telle chose, i’achetay de rechef plusieurs vaisseaux de terre, et les ayant rompus en pieces, comme de coustume, i’en couvray trois ou quatre cent pieces d’esmail, et les enuoyay en vne poterie distante d’vne lieue et demie de ma demeurance, auec requeste enuers les potiers qu’il leur pleust permettre cuire lesdittes espreuues dedans aucuns de leurs vaisseaux : ce qu’ils faisoyent volontiers ; mais quand ils auoyent cuit leur fournée et qu’ils venoyent à tirer mes espreuues, ie n’en receuois que honte et perte, par ce qu’il ne se trouuoit rien de bon, à cause que le feu desdits potiers n’estoit assez chaut, aussi que mes espreuues n’estoyent enfournées au deuoir requis et selon la science ; et parce que ie n’auois connoissance de la cause pourquoy mes espreuues ne s’estoyent bien trouuées, ie mettois (comme i’ay dit cy dessus) le blasme sus les matieres : de rechef ie faisois nombre de compositions nouuelles, et les envoyay aux mesmes potiers, pour en vser comme dessus ; ainsi fis-ie par plusieurs fois, tousiours auec grands frais, perte de temps, confusion et tristesse.

Quand ie vis que ie ne pouuois par ce moyen rien faire de mon intention, ie pris relasche quelque temps, m’occupant à mon art de peinture et de vitrerie[5], et me mis comme en non chaloir de plus chercher les secrets des esmaux, quelques iours apres suruindrent certains commissaires, deputez par le Roy, pour eriger la gabelle au pays de Xaintonge, lesquels m’appellerent pour figurer les isles et pays circonuoisins de tous les marez salans dudit pays. Or apres que ladite commission fut paracheuée et que ie me trouuay muny d’vn peu d’argent ie reprins encores l’affection de poursuyure à la suitte desdits esmaux, et voyant que ie n’auois peu rien faire dans mes fourneaux ny a ceux des potiers susdits, ie rompi enuiron trois douzaines de pots de terre tous neufs, et ayant broyé grande quantité de diuerses matieres, ie couuray tous les lopins desdits pots desdites drogues couchées auec le pinceau : mais il te faut entendre que de deux ou trois cents pieces, il n’y en auoit que trois de chascune composition : ayant ce fait, ie prins toutes ces pieces et les portay à vne verrerie, afin de voir si mes matieres et compositions se pourroyent trouuer bonnes aux fours desdites verreries. Or d’autant que leurs fourneaux sont plus chauds que ceux des potiers, ayant mis toutes mes espreuues dans lesdits fourneaux, le lendemain que ie les fis tirer, i’apperceus partie de mes compositions qui auoyent commencé à fondre, qui fut cause que ie fus encores d’auantage encouragé de chercher l’esmail blanc, pour lequel i’auois tant trauaillé.

Touchant des autres couleurs ie ne m’en mettois aucunement en peine ; ce peu d’apparence que ie trouuay lors, me fit trauailler pour chercher ledit blanc deux ans outre le temps susdit, durant lesquels deux ans ie ne faisois qu’aller et venir aux verreries prochaines, tendant aux fins de paruenir à mon intention. Dieu voulut qu’ainsi que ie commençois à perdre courage, et que pour le dernier coup ie m’estois transporté à vne verrerie, ayant auec moy vn homme chargé de plus de trois cents sortes d’espreuues, il se trouua vne desdites espreuues qui fut fondue dedans quatre heures après auoir esté mise au fourneau, laquelle espreuue se trouua blanche et polie de sorte qu’elle me causa vne ioye telle que ie pensois estre deuenu nouuelle creature : Et pensois deslors auoir vne perfection entiere de l’esmail blanc : Mais ie fus fort esloingné de ma pensée : ceste espreuue estoit fort heureuse d’vne part, mais bien mal-heureuse de l’autre, heureuse en ce qu’elle me donna entrée à ce que ie suis paruenu, et mal-heureuse en ce qu’elle n’estoit mise en doze ou mesure requise ; ie fus si grand beste en ces iours là, que soudain que i’eus fait ledit blanc qui estoit singulierement beau, ie me mis à faire des vaisseaux de terre, combien que iamais ie n’eusse conneu terre, et ayant employé l’espace de sept ou huit mois à faire lesdits vaisseaux, ie me prins à eriger vn fourneau semblable à ceux des verriers, lequel ie bastis auec vn labeur indicible : car il falloit que ie maçonnasse tout seul, que ie destrempasse mon mortier, que ie tirasse l’eau pour la destrempe d’iceluy, aussi me failloit moy mesme aller querir la brique sur mon dos, à cause que ie n’auois nul moyen d’entretenir vn seul homme pour m’ayder en cest affaire. Ie fis cuire mes vaisseaux en premiere cuisson : mais quand ce fut à la seconde cuisson, ie receus des tristesses et labeurs tels que nul homme ne voudroit croire. Car en lieu de me reposer de mes labeurs passez, il me fallut trauailler l’espace de plus d’vn mois, nuit et iour, pour broyer les matieres desquelles i’auois fait ce beau blanc au fourneau des verriers ; et quand i’eus broyé lesdites matieres i’encouuray les vaisseaux que i’auois faits : ce fait, ie mis le feu dans mon fourneau par deux gueules, ainsi que i’auois veu faire ausdits verriers, ie mis aussi mes vaisseaux dans ledit fourneau pour cuider faire fondre les esmaux que i’auois mis dessus : mais c’estoit vne chose mal-heureuse pour moy : car combien que ie fusse six iours et six nuits deuant ledit fourneau sans cesser de brusler bois par les deux gueules, il ne fut possible de pouuoir faire fondre ledit esmail, et estois comme vn homme desesperé ; et combien que ie fusse tout estourdi du trauail, ie me vay aduiser que dans mon esmail il y auoit trop peu de la matiere qui deuoit faire fondre les autres, ce que voyant, ie me prins a piler et broyer ladite matiere, sans toutesfois laisser refroidir mon fourneau : par ainsi i’auois double peine, piler, broyer et chaufer ledit fourneau. Quand i’eus ainsi composé mon esmail, ie fus contraint d’aller encores acheter des pots, afin d’esprouuer ledit esmail : d’autant que i’auois perdu tous les vaisseaux que i’auois faits : et ayant couuert lesdites pieces dudit esmail, ie les mis dans le fourneau, continuant tousiours le feu en sa grandeur : mais sur cela il me suruint vn autre malheur, lequel me donna grande fascherie, qui est que le bois m’ayant failli, ie fus contraint brusler les estapes (étaies) qui soustenoyent les tailles de mon iardin, lesquelles estant bruslées, ie fus contraint brusler les tables et plancher de la maison, afin de faire fondre la seconde composition. I’estois en vne telle angoisse que ie ne sçaurois dire : car i’estois tout tari et deseché à cause du labeur et de la chaleur du fourneau ; il y auoit plus d’vn mois que ma chemise n’auoit seiché sur moy, encores pour me consoler on se moquoit de moy, et mesme ceux qui me deuoient secourir alloient crier par la ville que ie faisois brusler le plancher : et par tel moyen l’on me faisoit perdre mon credit, et m’estimoit-on estre fol.

Les autres disoient que ie cherchois à faire la fausse monnoye, qui estoit vn mal qui me faisoit seicher sur les pieds ; et m’en allois par les rues tout baissé, comme vn homme honteux : i’estois endetté en plusieurs lieux, et auois ordinairement deux enfans aux nourrices, ne pouuant payer leurs salaires ; personne ne me secouroit : Mais au contraire ils se mocquoyent de moy, en disant : il luy appartient bien de mourir de faim, par ce qu’il delaisse son mestier. Toutes ces nouuelles venoyent à mes aureilles quand ie passois par la ruë ; toutesfois il me resta encores quelque esperance, qui m’accourageoit et soustenoit, d’autant que les dernieres espreuues s’estoyent assez bien portées, et deslors en pensois sçauoir assez pour pouuoir gaigner ma vie, combien que i’en fusse fort esloigné (comme tu entendras ci apres), et ne dois trouuer mauuais si i’en fais vn peu long discours, afin de te rendre plus attentif à ce qui te pourra seruir.

Quand ie me fus reposé vn peu de temps auec regrets de ce que nul n’auoit pitié de moy, ie dis à mon ame, qu’est-ce qui te triste, puis que tu as trouué ce que tu cherchois ? trauaille à présent et tu rendras honteux tes detracteurs : mais mon esprit disoit d’autre part, tu n’as rien de quoy poursuyure ton affaire ; comment pourras-tu nourrir ta famille et acheter les choses requises pour passer le temps de quatre ou cinq mois qu’il faut auparauant que tu puisses iouir de ton labeur ? Or ainsi que i’estois en telle tristesse et debat d’esprit, l’esperance me donna vn peu de courage, et ayant consideré que ie serois beaucoup long pour faire une fournée toute de ma main, pour abreger et gagner le temps et pour plus soudain faire apparoir le secret que i’auois trouué dudit esmail blanc, ie prins vn potier commun et luy donnay certains pourtraits, afin qu’il me fist des vaisseaux selon mon ordonnance, et tandis qu’il faisoit ces choses ie m’occupois à quelques medailles : mais c’estoit vne chose pitoyable : car i’estois contraint nourrir ledit potier en vne tauerne à credit : parce que ie n’auois nul moyen en ma maison. Quand nous eusmes trauaillé l’espace de six mois, et qu’il falloit cuire la besogne faite, il fallut faire un fourneau et donner congé au potier, auquel par faute d’argent ie fus contraint donner de mes vestemens pour son salaire. Or par ce que ie n’auois point d’estoffes (matériaux) pour eriger mon fourneau, ie me prins à deffaire celuy que i’auois fait à la mode des verriers, afin de me seruir des estoffes de la despoüille d’iceluy. Or par ce que ledit four auoit si fort chaufé l’espace de six iours et nuits, le mortier et la brique dudit four s’estoient liquifiés et vitrifiés de telle sorte, qu’en desmaçonnant i’eus les doigts coupez et incisez en tant d’endroits que ie fus contraint manger mon potage ayant les doigts enuelopez de drapeau. Quand i’eus deffait ledit fourneau, il fallut eriger l’autre qui ne fut pas sans grand peine : d’autant qu’il me falloit aller querir l’eau, le mortier et la pierre, sans aucun ayde et sans aucun repos. Ce fait, ie fis cuire l’œuure susdite en premiere cuisson, et puis par emprunt ou autrement ie trouuay moyen d’auoir des estoffes pour faire des esmaux, pour couurir ladite besogne, s’estant bien portée en premiere cuisson : mais quand i’eus acheté lesdites estofes il me suruint un labeur qui me cuida faire rendre l’esprit. Car apres que par plusieurs iours ie me fus lassé a piler et calciner mes matieres, il me les conuint broyer sans aucune aide, à vn moulin à bras, auquel il falloit ordinairement deux puissans hommes pour le virer : le desir que i’auois de paruenir a mon entreprinse me faisoit faire des choses que l’eusse estimé impossibles. Quand lesdites couleurs furent broyées, ie couuris tous mes vaisseaux et medailles dudit esmail, puis ayant le tout mis et arrangé dedans le fourneau, ie commençay a faire du feu, pensant retirer de ma fournée trois ou quatre cents liures, et continuay ledit feu iusques à ce que i’eus quelque indice et esperance que mes esmaux fussent fondus et que ma fournée se portoit bien. Le lendemain quand ie vins à tirer mon œuvre, ayant premierement osté le feu, mes tristesses et douleurs furent augmentées si abondamment que ie perdis toute contenance. Car combien que mes esmaux fussent bons et ma besongne bonne, neantmoins deux accidens estoyent suruenus à ladite fournée, lesquels auoient tout gasté : et afin que tu t’en donnes de garde, ie te diray quels y sont : aussi apres ceux là ie t’en diray un nombre d’autres, afin que mon malheur te serue de bon-heur, et que ma perte te serue de gain. C’est par ce que le mortier dequoy i’auois massonné mon four estoit plain de cailloux, lesquels sentant la vehemence du feu (lors que mes esmaux se commençoient à liquifier) se creuerent en plusieurs pieces, faisans plusieurs pets et tonnerres dans ledit four. Or ainsi que les esclats desdit cailloux sautoient contre ma besongne, l’esmail qui estoit desja liquifié et rendu en matiere glueuse, print lesdits cailloux, et se les attacha par toutes les parties de mes vaisseaux et medailles, qui sans cela se fussent trouuez beaux. Ainsi connoissant que mon fourneau estoit assez chaut, ie le laissay refroidir iusques au lendemain ; lors ie fus si marri que ie ne te sçaurois dire, et non sans cause : car ma fournée me coutoit plus de six vingts escus. I’auois emprunté le bois et les estoffes, et si auois emprunté partie de ma nourriture en faisant laditte besongne. I’auois tenu en esperance mes crediteurs qu’ils seroyent payez de l’argent qui prouiendroit des pieces de ladite fournée, qui fut cause que plusieurs accoururent dés le matin quand ie commençois à desenfourner. Dont par ce moyen furent redoublées mes tristesses ; d’autant qu’en tirant ladite besongne ie ne receuois que honte et confusion. Car toutes mes pieces estoyent semées de petits morceaux de cailloux, qui estoyent si bien attachez autour desdits vaisseaux, et liez auec l’esmail, que quand on passoit les mains par dessus, lesdits cailloux coupoyent comme rasoirs ; et combien que la besongne fust par ce moyen perdue, toutesfois aucuns en vouloient acheter à vil pris : mais par ce que ce eut esté vn descriement et rabaissement de mon honneur, ie mis en pieces entierement le total de ladite fournée et me couchay de melancholie, non sans cause, car ie n’auois plus de moyen de subuenir à ma famille ; ie n’auois en ma maison que reproches : en lieu de me consoler l’on me donnoit des maledictions : mes voisins qui auoyent entendu cest affaire disoyent que ie n’estois qu’vn fol, et que i’eusse eu plus de huit francs de la besongne que i’auois rompuë, et estoyent toutes ces nouuelles iointes auec mes douleurs.

Quand i’eus demeuré quelque temps au lit, et que i’eus consideré en moy mesme qu’vn homme qui seroit tombé en vn fossé, son deuoir seroit de tascher à se releuer, en cas pareil ie me mis à faire quelques peintures, et par plusieurs moyens ie prins peine de recouurer vn peu d’argent ; puis ie disois en moy-mesme que toutes mes pertes et hazards estoyent passez, et qu’il n’y auoit rien plus qui me peust empescher que ie ne fisse de bonnes pieces : et me prins (comme au parauant) à trauailler audit art. Mais en cuisant vne autre fournée il suruint vn accident duquel ie ne me doutois pas : car la vehemence de la flambe du feu auoit porté quantité de cendres contre mes pieces, de sorte que par tous les endroits ou ladite cendre auoit touché, mes vaisseaux estoyent rudes et mal polis, à cause que l’esmail estant liquifié s’estoit ioint auec lesdites cendres : nonobstant toutes ces pertes ie demeuray en esperance de me remonter par le moyen dudit art : car ie fis faire grand nombre de lanternes de terre à certains potiers pour enfermer mes vaisseaux quand ie les mettois au four : afin que par le moyen desdites lanternes mes vaisseaux fussent garentis de la cendre. L’inuention se trouua bonne, et m’a serui iusques au iourd’huy[6] : Mais ayant obuié au hazard de la cendre, il me suruint d’autres fautes et accidens tels, que quand i’auois fait vne fournée, elle se trouuoit trop cuitte, et aucune fois trop peu, et tout perdu par ce moyen. I’estois si nouueau que ie ne pouuois discerner du trop ou du peu ; aucunefois ma besongne estoit cuitte sur le deuant et point cuitte à la partie de derriere : l’autre apres que ie voulois obuier à tel accident, ie faisois brusler le derriere et le deuant n’estoit point cuit : aucunefois il estoit cuit à dextre et bruslé à senestre : aucunefois mes esmaux estoyent mis trop clairs, et autrefois trop espais : qui me causoit de grandes pertes : aucunefois que i’auois dedans le four diuerses couleurs d’esmaux, les vns estoyent bruslez premier que les autres fussent fondus. Bref i’ay ainsi bastelé l’espace de quinze ou seize ans ; quand i’auois appris à me donner garde d’vn danger, il m’en suruenoit un autre, lequel ie n’eusse iamais pensé. Durant ces temps là ie fis plusieurs fourneaux lesquels m’engendroient de grandes pertes auparauant que i’eusse connoissance du moyen pour les eschauffer egalement ; enfin ie trouuay moyen de faire quelques vaisseaux de diuers esmaux entremeslez en maniere de iaspe : cela m’a nourri quelques ans : mais en me nourrissant de ces choses ie cherchois tousiours à passer plus outre auecques frais et mises, comme tu sçais que ie fais encores à présent. Quand i’eus inuenté le moyen de faire des pieces rustiques, ie fus en plus grande peine et en plus d’ennuy qu’auparauant. Car ayant fait vn certain nombre de bassins rustiques[7] et les ayant fait cuire, mes esmaux se trouuoyent les vns beaux et bien fonduz, autres mal fonduz, autres estaient brulez, à cause qu’ils estaient composez de diuerses matieres qui estoient fusibles à diuers degrez ; le verd des lezards estoit bruslé premier que la couleur des serpens fut fonduë, aussi la couleur des serpens, escreuices, tortues et cancres, estoit fondue au parauant que le blanc eut reçeu aucune beauté. Toutes ces fautes m’ont causé vn tel labeur et tristesse d’esprit, qu’auparauant que i’aye eu rendu mes esmaux fusibles à vn mesme degré de feu, i’ay cuidé entrer iusques à la porte du sepulchre : aussi en me trauaillant à tels affaires ie me suis trouué l’espace de plus de dix ans si fort escoulé en ma personne, qu’il n’y auoit aucune forme n’y apparence de bosse aux bras ny aux iambes : ains estoyent mesdites iambes toutes d’vne venue : de sorte que les liens de quoy i’attachois mes bas de chausses estoyent, soudain que ie cheminois, sur les talons auec le residu de mes chausses. Ie m’allois souuent pourmener dans la prairie de Xaintes, en considerant mes miseres et ennuys : Et sur toutes choses de ce qu’en ma maison mesme ie ne pouuois auoir nulle patience, n’y faire rien qui fut trouué bon. I’estois mesprisé, et mocqué de tous : toutefois ie faisois tousiours quelques vaisseaux de couleurs diuerses, qui me nourrissoient tellement quellement : Mais en ce faisant, la diuersité des terres desquelles ie cuidois m’auancer, me porta plus de dommage en peu temps que tous les accidents du parauant. Car ayant fait plusieurs vaisseaux de diuerses terres, les vnes estoyent bruslées deuant que les autres fussent cuittes : aucunes receuoyent l’esmail et se trouuoyent fort aptes pour cest affaire : les autres me deceuoyent en toutes mes entreprinses. Or par ce que mes esmaux ne venoyent bien en vne mesme chose, i’estois deceu par plusieurs fois : dont ie receuois tousiours ennuis et tristesse. Toutesfois l’esperance que i’auois, me faisoit proceder en mon affaire si virilement que plusieurs fois pour entretenir les personnes qui me venoyent voir ie faisois mes efforts de rire, combien que interieurement ie fusse bien triste.

Ie poursuyuiz mon affaire de telle sorte que ie receuois beaucoup d’argent d’vne partie de ma besongne, qui se trouuoit bien : mais il me suruint vne autre affliction conquatenée auec les susdites, qui est que la chaleur, la gelée, les vents, pluyes et gouttieres, me gastoyent la plus grande part de mon œuure, au parauant qu’elle fut cuitte : tellement qu’il me fallut emprunter charpenterie, lattes, tuilles et cloux, pour m’accommoder. Or bien souuent n’ayant point dequoy bastir, i’estois contraint m’accommoder de liarres (lierres) et autres verdures. Or ainsi que ma puissance s’augmentoit, ie defaisois ce que i’auois fait, et le batissois vn peu mieux ; qui faisoit qu’aucuns artisans, comme chaussetiers, cordonniers, sergens et notaires, vn tas de vieilles, tous ceux cy sans auoir esgard que mon art ne se pouuoit exercer sans grand logis, disoyent que ie ne faisois que faire et desfaire, et me blasmoyent de ce qui les deuoit inciter à pitié, attendu que i’estois contraint d’employer les choses necessaires à ma nourriture, pour eriger les commoditez requises à mon art. Et qui pis est, le motif desdites mocqueries et persecutions sortoit de ceux de ma maison, lesquels estoyent si esloingnez de raison, qu’ils vouloyent que ie fisse la besongne sans outis, chose plus que déraisonnable. Or d’autant plus que la chose estoit déraisonnable, de tant plus l’affliction m’estoit extreme. I’ay esté plusieurs années que n’ayant rien dequoy faire couurir mes fourneaux, i’estois toutes les nuits à la mercy des pluyes et vents, sans auoir aucun secours aide ny consolation, sinon des chatshuants qui chantoyent d’vn costé et les chiens qui hurloyent de l’autre ; parfois il se leuoit des vents et tempestes qui souffloyent de telle sorte le dessus et le dessouz de mes fourneaux, que i’estois contraint quitter là tout, auec perte de mon labeur ; et me suis trouué plusieurs fois qu’ayant tout quitté, n’ayant rien de sec sur moy, à cause des pluyes qui estoyent tombées, ie m’en allois coucher à la minuit où au point du iour, accoustré de telle sorte comme vn homme que l’on auroit trainé partous les bourbiers de la ville ; et en m’en allant ainsi retirer, i’allois bricollant sans chandelle, et tombant d’vn costé et d’autre, comme vn homme qui seroit yure de vin, rempli de grandes tristesses : d’autant qu’apres auoir longuement trauaillé ie voyois mon labeur perdu. Or en me retirant ainsi soüillé et trempé, ie trouuois en ma chambre vne seconde persecution pire que la premiere, qui me fait à présent esmerueiller que ie ne suis consumé de tristesse[8].

Theorique.

Pourquoy me cherches tu vne si longue chanson ? c’est plutost pour me destourner de mon intention, que non pas pour m’en approcher ; tu m’as bien fait cy dessus de beaux discours touchant les fautes qui suruiennent en l’art de terre, mais cela ne me sert que d’espouuantement : car des esmaux tu ne m’en as encores rien dit.

Practique.

Les esmaux dequoy ie fais ma besongne, sont faits d’estaing, de plomb, de fer, d’acier, d’antimoine, de saphre, de cuiure, d’arene, de salicort, de cendre grauelée, de litarge, de pierre de Perigord. Voila les propres matieres desquelles ie fais mes esmaux.

Theorique.

Voire, mais ainsi que tu dis tu ne m’apprens rien. Car i’ay entendu cy deuant par tes propos que tu as beaucoup perdu au parauant que d’auoir mis les esmaux en doze asseurée : parquoy tu sçais bien que si tu ne me donnes la doze, ie ne sçaurois que faire de sçauoir les matieres.

Practique.

Les fautes que i’ay faites en mettant mes esmaux en doze, m’ont plus apprins que non pas les choses qui se sont bien trouuées : parquoy ie suis d’aduis que tu trauailles pour chercher laditte doze, aussi bien que i’ay fait, autrement tu aurois trop bon marché de la science, et peut estre que ce seroit la cause de te la faire mespriser : car ie sçay bien qu’il n’y a gens au monde qui facent bon marché des secrets et des arts, sinon ceux ausquels il ne coustent gueres : mais ceux qui les ont pratiquez à grands frais et labeurs ne les donnent ainsi legerement.

Theorique.

Tu me fais trouuer les choses merueilleusement bonnes : si c’estoit quelque grande science, de laquelle on eut grande necessité, tu la ferois bien trouuer bonne : veu que tu estimes si fort vn art mechanique, duquel on se peut passer aisément.

Practique.

Voila vn propos par lequel ie connois à present que tu es indigne d’entendre rien du secret dudit art : et puis que tu l’appelles art mechanique tu n’en sçauras plus rien par mon moyen[9]. On sçait bien qu’audit art, il y a quelques parties mechaniques, comme de batre la terre : il y en a aucuns qui font des vaisseaux pour le seruice ordinaire des cuisines, sans tenir aucune mesures, ils se peuuent appeller mechaniques : mais quant au gouuernement du feu, il ne doit estre comparé a la mesure des mechaniques. Car il faut que tu sçaches que pour bien conduire vne fournée de besongne, mesmement quand elle est esmaillée, il faut gouuerner le feu par vne philosophie si soingneuse qu’il n’y a si gentil esprit qui n’y soit bien trauaillé, et bien souvent deceu. Quand a la maniere de bien enfourner, il y est requis vne singuliere Geometrie.

Item, tu sçais qu’on fait en plusieurs lieux des vaisseaux de terre qui sont conduits par vne telle Geometrie qu’vn grand vaisseau se soustiendra sur vn petit pied, mesme la terre estant encores molle ; appelles-tu cela mechanique ? Sçais tu pas bien que les mesures du compas ne se peuvent appeller mechaniques pour estre trop communes, aussi par ce que les ouuriers d’iceux sont pauures ; toutesfois les arts ausquels sont requis compas, reigles, nombres, poids et mesures, ne doyuent estre appellez mechaniques. Et puis qu’ainsi est que tu veux mettre l’art de terre au rang des mechaniques, et que tu n’estimes gueres son vtilité, ie te veux à présent faire entendre combien elle est plus grande que ie ne te sçaurois dire. Consideres vn peu combien d’arts seroyent inutiles, voire entierement perdus, sans l’art de terre. Il faudroit que les affineurs d’or et d’argent cessassent, car ils ne sçauroyent rien faire sans fourneaux, ny vaisseaux de terre : d’autant qu’il ne se peut trouuer pierre ny autres matieres qui puissent seruir à fondre les metaux, sinon les vaisseaux de terre.

Item, il faudroit que les verriers cessassent : car ils n’ont aucun moyen pour fondre les matieres de leurs verres sinon en vaisseaux de terre. Les orfeures, fondeurs, et toute fonderie de quelque sorte et espece que ce soit, seroit aneantie et ne s’en trouuera aucune qui se puisse passer de terre. Regarde aussi les forges des mareschaux et serruriers, et tu verras que toutes lesdittes forges sont faites de briques : car si elles estoyent de pierres elles seroyent soudain consommées. Regarde tous les fourneaux, tu trouueras qu’ils sont faits de terre, mesme ceux qui trauaillent de terre font tous leurs fourneaux de terre, comme tuiliers, briquetiers et potiers : bref il ne se trouue pierre, ny minerai, ny autre matiere qui puisse seruir a l’edification d’vn fourneau à verres, ou à chaux, ou autres susdits, qui puisse durer longuement. Tu vois aussi combien les vaisseaux communs de terre sont vtiles à la republique, tu vois aussi combien l’vtilité de la terre est grande pour les couuertures des maisons : tu sçais bien qu’en beaucoup de pays ils ne scauent que c’est d’ardoise et n’ont autre couuertures que de tuilles : combien cuides tu que l’vtilité de la terre soit grande, pour conduire les ruisseaux des fontaines ? on sçait bien que les eaux qui passent par les tuyaux de terre sont beaucoup meilleures et plus saines que celles qui sont conduittes par canaux de plomb. Combien cuides tu qu’il y a de villes qui sont edifiées de briques, d’autant qu’ils n’ont pas eu moyen de recouvrer de la pierre ? Combien cuides tu que nos ancestres ont estimé l’vtilité de l’art de terre ? on sçait bien que les Egyptiens et autres nations ont fait construire plusieurs bastiment somptueux, de l’art de terre, il y a eu plusieurs Empereurs et Rois, qui ont fait edifier de grandes Piramides de terre, afin de perpetuer leurs memoires, et aucuns d’eux ont ce fait craignants que leurs Piramides fussent ruinées par feu, si elles eussent esté de pierre. Or sçachans que le feu ne peut rien contre les bastimens de terre cuite, ils les faisoyent edifier de briques, tesmoings les enfans d’Israel, lesquels ont esté merueilleusement opprimez en faisant les briques desdits bastimens. Si ie voulois mettre par escrit toutes les vtilitez de l’art de terre ie n’aurois iamais fait : parquoy ie te laisse à penser en toy mesme le surplus de son vtilité. Quand à son estime, si elle est auiourd’huy mesprisée, ce n’a pas esté de tous temps. Les historiens nous certifient que quand l’art de terre fut inuenté, les vaisseaux de marbre, d’alebastre, cassidoine et de iaspe, furent mis en mespris : mesmes que plusieurs vaisseaux de terre ont esté consacrez pour le seruice des temples.

  1. L’art du verrier jouissait, en effet, de certaines prérogatives, mais il ne donnait point la noblesse. Toutefois, il était exercé dans plusieurs provinces de France par des gentilshommes qui en conservaient les secrets et ne les transmettaient qu’à des personnes de la même condition. Plusieurs familles du Dauphiné, de la Provence et du Languedoc, qui se disaient nobles, n’avaient d’autres titres que ceux d’une prétendue noblesse verrière.
  2. Albert Durer, célèbre peintre et graveur de Nuremberg, mort en 1528.
  3. Les figures pour les procès n’étaient que les plans figuratifs de certains lieux, dressés en vertu d’ordonnances judiciaires, pour servir à l’instruction et jugement des procès ; Palissy faisait par là les fonctions d’arpenteur-géomètre juré. (Note de Gobet.)
  4. On peut supposer, quoique rien ne le constate, que cette coupe émaillée était d’origine italienne ; soit qu’elle fût le produit des manufactures de Faenza (d’où le mot faïence), soit qu’elle remontât à une plus haute antiquité : car on sait que, dès le temps de Porsenna, on connaissait, en Étrurie, l’art de couvrir d’émail les vases de terre. Mais cet art était alors complètement ignoré en France, et ce fut Palissy qui l’y créa.
  5. C’est-à-dire, de peinture sur verre.
  6. Elle sert encore de nos jours sous le nom de manchons ou de cazettes.
  7. Ce que Palissy appelle pièces ou bassins rustiques sont les ouvrages sur lesquels il plaçait des reptiles, des poissons, des coquillages en relief, et peints avec leurs couleurs naturelles.
  8. Ce récit est non-seulement plein d’intérêt, de grandeur, d’éloquence naïve, mais, sous le rapport du style, on peut le regarder comme un des morceaux les plus précieux qui nous soient restés de langue française au seizième siècle. Il brille d’ailleurs par plus d’un genre de mérite, comme nous avons essayé de le montrer dans l’essai historique placé en tête de ce volume.
  9. On reconnaît le grand artiste à la sainte indignation qui l’anime quand on essaie de ravaler son art.