Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Opinion à la Chambre des Pairs, 1819


OPINION


DE M. LE MARQUIS DE FONTANES,


PRONONCÉE À LA CHAMBRE DES PAIRS


Dans la séance du 2 mars 1819.




Messieurs,


J’ai voté la loi sur les collèges électoraux. Les considérations qui me l’ont fait adopter n’étaient pas conformes, je l’avoue, à celles qui semblaient déterminer ses plus zélés partisans. Je crus voir d’assez habiles combinaisons dans cette loi nouvelle. En laissant une part légitime et nécessaire à la démocratie, on n’en confiait l’action toujours un peu turbulente qu’à cent mille électeurs privilégiés, sur une masse de vingt-sept à vingt-huit millions d’habitants. C’était quelque chose aux yeux des amis de l’ordre et de la paix, dont la mémoire était encore effrayée du tumulte de ces assemblées primaires où toutes les doctrines de l’anarchie soulevaient avec tant de fureur les plus viles passions de la multitude.

Je sais bien que dans la discussion préliminaire sur la Charte constitutionnelle, où j’eus l’honneur d’être appelé, on voulait d’abord n’attacher le droit d’élection qu’à trois cents francs payés en contribution foncière. Mais, puisqu’il faut le dire, et sans que je m’explique davantage, l’autorité pouvait mettre à profit l’extension donnée, sur cet article, au texte même de la Charte qu’on pouvait expliquer dans un sens plus rigoureux. Ce qu’il y a de plus essentiel aux sociétés, dans tous les temps, c’est un pouvoir suprême et conservateur. Il est surtout nécessaire à la vieillesse de ces grandes sociétés qu’établirent avec tant d’efforts la religion, la politique et le temps, et que la raison moderne veut refaire en un jour, avec une audace toujours si malheureuse et toujours si confiante. Si une main sage et forte ne soutient pas leur décadence, elles croulent de toutes parts entre les traditions passées dont le souvenir s’efface, et les institutions récentes qu’une longue habitude peut seule consacrer.

Dans de telles circonstances, tout ce qui peut fortifier le pouvoir est salutaire. Quelques moyens d’influence étaient donnés aux ministres ; ils pouvaient sagement les employer au maintien de l’autorité royale, sans inconvénient pour les libertés publiques. L’histoire atteste, et trop d’exemples ont prouvé, que les ministres, en général, soutiennent mieux les droits du prince que ceux du peuple. Les nôtres sont à l’abri de ce reproche.

Les espérances que plusieurs avaient conçues ont été trompées. Je conviens avec franchise que les premiers adversaires de la loi des élections avaient mieux prévu ses résultats. Mais ce n’est point leur opinion qui a changé la mienne. Je dois mes nouvelles lumières aux nobles aveux des ministres eux-mêmes. Qu’on se rappelle en effet ce cri d’alarme répété dans tous les journaux, quand on lit l’essai du nouveau système. Alors on invoquait grands cris le secours des mêmes hommes, accusés naguère dans cette enceinte d’être en pleine révolte contre l’opinion publique. On ne les trouvait pas alors trop exclusifs. On leur demandait avec instance des élections monarchiques. Leur honneur n’a pas balancé. Quelle est aujourd’hui leur récompense ?

À la fin de l’année dernière, le président du premier collège électoral de France se plaignait que trois mille électeurs au moins ne répondaient pas à ses exhortations. N’avons-nous pas vu des émissaires parcourir, à cette époque, toutes les campagnes voisines. pour encourager le zèle ou réveiller l’indifférence ? J’ai fait comme les autres, j’ai demandé le nom choisi, je l’ai jeté dans l’urne, et je n’ai point voulu croire ce que tout le monde répétait autour de moi, c’est-à-dire, que le ministère n’acceptait ce nom que pour en écarter un autre plus redoutable.

À Dieu ne plaise que je veuille élever le moindre soupçon sur aucun de ceux que les collèges électoraux ont nommés dans les formes prescrites. La chambre des pairs respecte les prérogatives de l’autre chambre. Elles ne manqueront jamais aux égards qu’elles se doivent l’une à l’autre. D’ailleurs, les craintes ministérielles sont peut-être exagérées. Tous ces calculs fais l’avance sur les minorités rebelles ou sur les majorités soumises, sont sujets à beaucoup de mécomptes.

Les opinions changent avec l’âge ; elles se modifient d’après les situations diverses où l’homme est placé. Tel a consumé sa jeunesse dans les orages des factions. qui devient sage à la fin de sa vie. La modération succède à la violence. Quel esprit est assez faux, quel cœur est assez pervers pour ne pas écouter tôt ou tard les leçons de l’expérience et du malheur ?

Quoi qu’il en soit, c’est du cabinet des ministres que les pressentiments funestes ont passé dans la ville et dans les provinces. J’en atteste tous les écrits publiés dans les journaux soumis à la censure. Les ministres, je le répète, si confiants aujourd’hui dans cette loi, n’ont pas toujours montré la même assurance ; ils ont craint qu’elle ne développât avec trop de violence les principes démocratiques. Si j’inclinais vers ces principes, je concevrais des alarmes bien contraires.

Supposez, Messieurs, un de ces génies entreprenants faits pour entraîner à la suite de leurs volontés la fortune, leur siècle et leur roi, pour tout dire enfin. un cardinal de Richelieu. Croyez-vous, de bonne foi. qu’il serait embarrassé de la disposition additionnelle sur les patentes ? Ou dit qu’un trimestre payé d’avance peut faire un électeur. Si ce genre de trafic est possible, il est commode pour l’ambition et l’opulence. Je ne crois pas qu’un démocrate, quelque riche qu’on le suppose, soit tenté souvent de compromettre sa fortune pour satisfaire son amour-propre. Mais un ministre habile et tout-puissant peut ne pas dédaigner ce moyen de corruption. Il reprendrait d’une main ce qu’il donnerait de l’autre, et le privilège accordé n’épuiserait point le trésor de l’État. La chambre élective, dans cette supposition, recevrait les choix du ministre, et non ceux des départements.

Je vais plus loin, et je dis qu’une masse de petits propriétaires n’offre que peu d’obstacles à l’action du despotisme, quand il a de l’esprit et de la prévoyance. Le plus grand nombre des électeurs, on vous l’a prouvé, ne paie que de 5 à 700 francs. Il est, dans chaque canton, des hommes qui mènent la foule. Ces hommes doivent être connus de l’autorité. Est-il impossible de séduire avec du crédit, de la puissance et de l’intrigue ? Les talents sont rares, j’en conviens, mais celui de l’intrigue n’a pas tout à fait disparu. Elle suffit seule, dans l’état actuel, pour s’emparer du système des élections.

On ne fonde point des institutions libres et durables avec un rassemblement d’hommes pris au hasard, qui n’ont aucun lien commun, et qui ne sont en rapport qu’une fois tous les cinq ans. Les docteurs du siècle, un niveau dans la main, cherchent l’égalité de tous les droits dans l’abaissement de toutes les supériorités sociales ; mais ils se trompent. C’est dans ces supériorités diverses fondées sur la richesse, sur l”éducation et sur les lumières, c’est dans l’esprit de corps. c’est dans les principes assurés que donnent les positions indépendantes, c’est, en un mot, dans toutes les forces de résistance dont ils veulent se débarrasser, c’est là, et non ailleurs, qu’ils trouveront les plus fermes appuis de la liberté. On peut leur prédire que s’ils triomphent, ils ne recueillerons de leurs vaines théories que les excès du pouvoir absolu.

Ainsi la loi qui nous occupe doit être modifiée par une double raison. L’emploi qu’on en fit, la rend, dit-on, trop démocratique. L’emploi qu’on en fera, dans d’autres occasions, la rendra trop peu populaire.

Je n’insiste point sur d’autres inconvénients plus ou moins graves, développés avec tant de sagesse par M. le marquis Barthélemy. Tous les abus de détail ont été saisis dans cette séance, avec une rare sagacité par M. le marquis de Clermont-Tonnerre. En montrant le mal, je n’ai point la prétention d’indiquer le remède. C’est au législateur suprême qu’il appartient d’achever son ouvrage. Il nous a donné la Charte, il doit seul en compléter tout le système Je ferai seulement quelques réflexions.

Il est indispensable qu’une loi sur les élections donne à tous les grands intérêts de la société leurs défenseurs naturels et leurs représentants légitimes. À la tête de ces grands intérêts se place la propriété territoriale. Tout le monde sait que l’agriculture a fondé la patrie. Elle donne au caractère de l’homme quelque chose du calme, de l’ordre et de la constance qu’exige la durée de ses travaux. Elle est amie de la terre natale, elle craint toutes les révolutions qui peuvent l’en arracher. Me sera-t-il permis de citer une anecdote qui n’est pas, ce me semble, sans intérêt ?

Un homme a longtemps effrayé l’Europe de son ambition. De quelque manière qu’on juge les qualités de cet homme extraordinaire, on ne peut lui refuser au moins la science du pouvoir. Eh bien ! un jour il préparait l’organisation de ses collèges électoraux. J’étais présent. Quelques-uns de ses conseillers intimes lui disaient que son plan n’était pas sans danger, que les propriétés importantes restaient encore dans la main des premiers possesseurs, qu’enfin le choix des six cents plus imposés dans chaque département ramènerait, tôt ou tard, les partisans de l’ancienne monarchie. Peut être avaient-ils raison. Il ne fut point ébranlé par leurs arguments. Voici sa réponse ; d’autres l’ont entendue, et je n’y change pas un mot : « Ces hommes-là, dites-vous, sont grands propriétaires : ils ne veulent donc pas que le sol tremble. C’est leur intérêt et le mien. » J’ose demander si ceux qu’il appelait de préférence à la formation de ses collèges électoraux, doivent trouver moins de faveur sous cette antique dynastie pour laquelle ils ont tant de fois sacrifié leur sang et leur patrimoine ?

À la suite de la propriété territoriale, la banque, le négoce et l’industrie ont sans doute une importance que je suis loin de méconnaître. Les chambres de commerce et les villes manufacturières auraient donc aussi leurs délégués spéciaux.

L’agriculture et le commerce ne sont pas les seuls besoins de la société. La vie du corps politique, si je puis m’exprimer ainsi, n’est pas toute matérielle. Il existe aussi par les doctrines dont se composent l’esprit et les mœurs des nations. Tout ce qui est compris dans le domaine des sciences et des lettres, tout ce qui forme, en un mot, les croyances et la morale publiques doit sans doute avoir sa part dans un système d’élection. C’est alors que tous les intérêts sociaux seront vraiment représentés. On peut faire les proportions plus ou moins inégales : nul bon esprit ne s’en plaindra. C’est en balançant avec art les inégalités naturelles et sociales qu’on maintient le juste équilibre où se trouve l’égalité des droits civils et politiques.

Ces idées ne sont pas nouvelles ; c’est pour cela qu’elles m’inspirent plus de confiance. Je pourrais démontrer, si j’en avais le temps, que leur esprit est plus ou moins développé dans la constitution de quelques États voisins. Il est dans cette assemblée des hommes plus éclairés que moi sur ces grandes questions. Je leur abandonne le soin de les résoudre. Que sans distinction de partis, à droite, à gauche, ils mettent en commun leurs lumières et leur expérience.

Les orateurs qui m’ont précédé ne me laissent plus rien à dire sur quelques paroles un peu fâcheuses de M. le président du ministère. Personne ne l’honore plus que moi, j’ose le dire. Mais l’irritation approche des plus belles âmes, et trouble les meilleurs esprits. Les clameurs populaires, dont on nous menace, s’arrêteront à la porte du palais où se tiennent nos séances, et ne troubler ont jamais le calme de nos délibérations. Les ministres du roi sont trop sages pour ne pas chercher la véritable opinion publique dans la majorité des deux chambres.

J’aime à reconnaître, en finissant, que le collègue de M. le marquis Dessolles à tout adouci par un discours plein de mesure. Si je n’écoutais un devoir impérieux, je m’affligerais de suivre une route si contraire à celle où s’est engagé M. le ministre de l’intérieur, dont je n’eus jamais à me plaindre, dont j’eus souvent à me louer.

Je vote pour la proposition de M. le marquis Barthélemy.