Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Épître IV

Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 2 (p. 103-119).


ÉPÎTRE IV.




 Ô bonheur, dont l’instinct fut créé par Dieu même !
Douceur, plaisir, repos, bien caché, don suprême,
Oh ! quel que soit ton nom, toi que chaque mortel
Rappelle en soupirant comme un bien paternel,
Bonheur ! toi dont l’image est sans fin poursuivie,
Pour qui l’homme supporte et rejette la vie,
Toi qu’on cherche si loin, et qu’on trouve si près
Dont le sage et le fou méconnaissent les traits ;
Plante qui, dans les cieux, as reçu la naissance.
Si Dieu sur notre globe a jeté ta semence,
Dans quel Éden nouveau choisis-tu ton séjour ?
Ouvres-tu ton calice au soleil de la cour ?
Est-ce aux champs des combats que le fer te moissonne ?
Du paisible poëte ornes-tu la couronne ?
Est-ce en des mines d’or que ton germe fleurit ?
Dis quel terrain lui plait, quel terrain le flétrit !
Si nos travaux sont vains, réprimons tout murmure ;
N’accusons point le sol, mais la seule culture.
Le bonheur, qui partout fuit et s’offre à nos yeux.
Nulle part ne se trouve, ou se trouve en tous lieux ;
Libre et jamais vendu, loin des rois qu’il évite,

Fuyant vers toi, milord dans ton cœur il habite.

 Du bonheur aux savants demandons les chemins.
L’un dit : Sers tes pareils ! l’autre : Fuis les humains !
L’un prescrit le travail, et l’autre l’indolence.
De leurs opinions vois flotter la balance ;
Un avis disparaît, d’un avis combattu ;
Ceux-ci doutent de tout, même de la vertu.

 Ah ! suivons la nature, et fuyons les systèmes.
Voulons-nous être heureux ? évitons les extrêmes ;
Réprimons de l’orgueil les murmures jaloux :
Ainsi que le bon sens, le bonheur est à tous ;
Il est entre nos mains, et, pour en faire usage,
Que faut-il ? un cœur droit, avec un esprit sage.

 Rappelle les leçons éparses dans mes vers.
Le Ciel vers un seul but fait marcher l’univers ;
Le bonheur d’un mortel se répands sur un autre ;
Nous jouissons du tien, et tu jouis du nôtre ;
Le bien de tous, voilà le grand ordre des cieux.

 L’ermite enseveli dans son autre pieux,
Le vil brigand, le roi fier de son diadème,
Nul ne saurait enfin se suffire à lui-même ;
On se croit misanthrope, on ne l’est qu’à demi ;
L’ennemi des humains cherche encore un ami.
C’est pour être admiré que Timon fuit Athène ;
La gloire veut du bruit, des témoins, une scène ;
Et le bien qu’on partage est aussi le plus doux.


 Par une sage loi, tout diffère entre nous,
Le crédit, le savoir, les titres, l’opulence ;
Mais qu’importe au bonheur et l’or et la science ?
Le bonheur est partout mélangé de revers.
La vie est un grand jeu dont les lots sont divers ;
Le nôtre nous suffit, sachons bien le connaître ;
Celui qui voudra plus, obtiendra moins peut-être.
Le sort nous assigna des postes différents,
Il subordonne entre eux nos emplois et nos rangs ;
Sous le niveau jaloux si tu veux les réduire,
Tout le corps social va bientôt se détruire :
Cette diversité maintient l’ordre et la paix.

 Dans les biens apparents le bonheur n’est jamais.
L’Éternel le partage aux sujets comme aux maîtres ;
Sa vaste providence embrasse tous les êtres,
Et sur tous à la fois son souffle bienfaiteur
Répand la même vie et le même bonheur.
Des palais aux hameaux, sur sa roue incertaine,
La Fortune à grand bruit tous les jours se promène ;
L’un monte et l’autre baisse, et tu crois que ses jeux
Font les infortunés, ainsi que les heureux !
Mais Dieu rétablit tout dans sa juste balance ;
Il donne aux uns la crainte, aux autres l’espérance ;
L’homme jouit et souffre, et vit dans l’avenir,
Plus que dans le présent qu’il ne peut retenir.

 Encelade nouveau, des enfants de la terre
Veux-tu contre le Ciel renouveler la guerre ?
Le Ciel rit de tes vœux, et te creuse un cercueil

Sous ces monts foudroyés qu’éleva ton orgueil.

 Descends des hauts destins que ta fierté réclame.
Quels sont les vrais plaisirs et des sens et de l’âme ?
La paix, le nécessaire, et surtout la santé ;
La santé vit de peu, loin du vice effronté :
Douce vertu ! la paix en toi seule réside.

 La Fortune est aveugle aussi bien que perfide ;
Les bons et les méchants obtiennent sa faveur ;
Mais qui la mérita sent le mieux sa douceur.
Vois-tu ces deux rivaux qui courent après elle ?
L’un, de l’équité sainte observateur fidèle,
Par de nobles chemins veut toujours s’élever ;
L’autre n’arrive au but qu’en osant tout braver.
Qui des deux risque plus ? Si leur chute est commune,
Quel est celui, dis-moi, qu’on plaint dans l’infortune ?
Qui des deux est béni dans les jours du bonheur ?
Laissons le crime aveugle, au sein de la grandeur,
Vanter de ses faux biens l’éclat illégitime ;
Il n’a pas les plus doux, le repos et l’estime.

 Un Dieu juste gouverne ! et ton esprit borné
Croit le méchant heureux, le juste infortuné !
Aux lois de l’Éternel ton erreur fait outrage.
Dois-tu donc t’étonner que la vertu partage
Des malheurs qu’à tout homme également départ
L’inévitable loi de l’aveugle hasard ?
Vois expirer Falkland ; vois le divin Turenne
Par la foudre guerrière étendu sur l’arène !
Vois le jeune Sidney par le glaive abattu !

Mais faut-il imputer leur mort à la vertu ?
Accuse-s-en plutôt leur mépris de la vie.
Ô toi ! dont l’amitié me fut trop tôt ravie,
Cher Digby, dont mes pleurs arrosent le cercueil,
Héros, dont le trépas mit l’Angleterre en deuil,
Pourquoi, si la vertu trancha tes destinées,
Ton père vivrait-il plein de gloire et d’années ?
Pourquoi, près des mourants qui lui tendaient les bras,
Le vertueux Belzunce, entouré du trépas,
Ne respira-t-il point la vapeur empestée
Que les vents secouaient sur Marseille infectée ?
Et par quelle faveur ce Ciel trop indulgent,
Propice aux vœux d’un fils, à ceux de l’indigent,
Ajoute-t-il des jours aux longs jours de ma mère,
S’il faut appeler longue une vie éphémère ?

 Qu’est-ce qu’un mal physique ? un désordre apparent
Des lois dont l’univers suit toujours le torrent.
Qu’est-ce qu’un mal moral ? c’est l’homme qui s’égare.

 Dieu n’a point fait le mal, sa bonté le répare ;
L’homme fut créé libre, il a tout perverti :
C’est du cœur du méchant que le mal est sorti.
Le vertueux Abel meurt frappé par son frère ;
Un fils sage est puni des vices de son père :
Eh bien ! faut-il que Dieu, tel que de faibles rois,
Pour quelques favoris interrompe ses lois ?

 Quoi ? l’Etna, pour un sage, oubliant son tonnerre.
Rappellera ses feux échappés de la terre ?

Faut-il que, s’épurant pour le juste Béthel,
L’air, chargé de poisons, cesse d’être mortel ?
Qu’un roc demi-pendant qui menace ta tête,
Raffermi tout à coup, dans sa chute s’arrête ?
Ou qu’un temple vieilli, tout prêt à s’écrouler,
Attende, en succombant, Charters pour l’accabler ?

 Ce monde te révolte, aux méchants trop propice.
D’un monde imaginaire élevons l’édifice.
Des justes, j’en conviens, doivent seuls le fonder ;
Mais ces justes d’abord pourront-ils s’accorder ?
Tous ont des droits sans doute aux bienfaits de leur maître
Mais les cœurs sont cachés, Dieu seul peut les connaître.
Là prophète menteur, là prophète sacré,
Calvin, cher à Genève, est dans Rome abhorré.
Le culte où je naquis te paraît un scandale ;
Ta farouche vertu de la mienne est rivale :
Non, un même intérêt ne peut nous réunir ;
Ce qui te rend heureux va souvent me punir.
Tout est bien : de César ce monde est le partage ;
Mais de Titus aussi n’est-il pas l’héritage ?
César égale-t-il, par ses brillants forfaits,
Titus qui pleure un jour écoulé sans bienfaits ?

 La probité n’a rien, le vice a l’abondance ;
Mais l’argent des vertus est-il la récompense ?
Le méchant qui travaille a droit de l’acquérir ;
Il peut de ses moissons justement se nourrir :
Il a droit aux trésors de l’Inde et de Golconde,
Quand sa barque a tenté ces abimes de l’onde

Où l’audace insensée, affrontant le trépas,
Meurt pour un gain douteux et des maîtres ingrats.
Le juste quelquefois s’endort dans la paresse ;
Le calme de son cœur est toute sa richesse.
Mais donnons-lui de l’or : est-ce assez ? Non : pourquoi
N’a-t-il pas la santé ? que n’est-il grand ou roi ?
Eh bien ! que des grandeurs l’appareil le décore ;
Donnons-lui tous les biens. Tu désires encore !
Change, change plutôt, mortel ambitieux,
Et la terre en Olympe et les hommes en Dieux !
Dois-tu, faible sujet, t’égaler à ton maître ?
Et, s’il est infini, tes vœux doivent-ils l’être ?
Ah ! modère l’essor de ces vœux insensés !
Pouvant te donner plus, le Ciel te donne assez.
Tu cherches le bonheur ! rentre au fond de toi-même ;
La douce paix de l’âme est le bonheur suprême ;
Quel autre bien plairait au mortel vertueux !

 Veux-tu qu’en attelant six coursiers fastueux,
L’humilité se place au char de l’opulence ?
Que l’austère justice, au lieu d’une balance,
Porte des conquérants le glaive ensanglanté ?
Qu’un bonnet de docteur couvre la vérité ?
Et que l’amour des lois obtienne pour salaire
Ce qui le corromprait, la puissance arbitraire ?
Insensé ! quoi ? ton cœur de ces riens est épris !
Le Ciel, pour la vertu, n’a-t-il point d’autre prix ?
Es-tu toujours enfant ? faut-il qu’à ton oreille
Résonne un grelot d’or qui t’endorme et t’éveille ?
Faut-il que ta nourrice, accourant à tes pleurs,

Par l’espoir des bonbons charme encor tes douleurs ?
La main de l’homme fait doit-elle être occupée
À tourner un sabot, à parer sa poupée ?
Pauvre fou, réponds-moi : quand tu perdras le jour,
Crois-tu, comme le nègre, au céleste séjour,
Retrouver ta bouteille, et ton chien et ta femme ?
Cherchons plus haut les biens qui sont faits pour notre âme ?
Du même œil de pitié regardons à la fois
Le grelot des enfants et le sceptre des rois.
Rangs, fortune, pouvoir, qu’êtes-vous pour le sage ?
Il vous croit un écueil plutôt qu’un avantage.
Que de vieillards, séduits par ces dons éclatants,
Ont flétrí les vertus qui paraient leur printemps !

 Oui, l’honnête homme seul, sans remords, sans ivresse,
Peut jouir sagement d’une noble richesse ;
Seul, il peut obtenir et l’estime et l’amour.
On vit plus d’un sénat marchande par la cour ;
L’or acheta les rangs, on les vendit au crime ;
Mais on ne vend jamais ni l’amour ni l’estime.
Quoi ? cet ami du Ciel et de l’humanité,
Qui possède à la fois la paix et la santé,
L’homme exempt de remords plaindra ses destinées,
S’il n’a pour revenu trois fois mille guinées !

 N’attache point aux rangs ou la honte ou l’honneur :
Homme ! fais ton devoir, c’est la seule grandeur.
Le destin nous habille ou de pourpre ou de bure.
Un traitant, chargé d’or, est fier de sa parure ;
Mais il rit peu, dit-on ; et l’heureux savetier

S’applaudit, en chantant, ceint d’un noir tablier.
Le prêtre avec orgueil d’un surplis s’environne ;
Le moine aime son froc, et le roi sa couronne.
La couronne et le froc ! quel destin différent !
Dit le peuple insensé. Mais, déchu de son rang,
Si le prince au repos comme un moine se livre,
Comme un vil artisan si le prêtre s’enivre,
Le vice les égale : eh ! mon ami, dois-tu
Honorer mon habit au lieu de ma vertu ?

 Les caprices d’un prince ou ceux de sa maîtresse
Ont pu d’un vain cordon décorer ta bassesse.
Depuis mille ans entiers, ton sang, si je te crois,
De Lucrèce en Lucrèce a passé jusqu’à toi :
Pour tirer de ton nom un éclat légitime,
Cite au moins des aïeux dignes de mon estime.
Mais, si ton sang fameux coule en des cœurs pervers,
Fût-ce depuis Arthur, Charlemagne et ses pairs,
Hâte-toi de prouver que ta race est nouvelle !
Cache de tes aïeux la honte solennelle !
Un faquin à l’honneur a-t-il droit d’aspirer ?
Tout le sang des Howards ne saurait l’illustrer.

 Où trouver la grandeur ? L’opinion antique
La donne au conquérant, à l’heureux politique.
Du fou de Macédoine à ce fou suédois,
Tout héros se ressemble, et quels sont leurs exploits ?
Nos malheurs ont formé leur gloire meurtrière ;
Ils courent sans jamais regarder en arrière,
Et sans voir le trépas qui court au-devant d’eux.


 L’art du grand politique est-il moins hasardeux ?
Vois-les tous, lents, discrets, cruels avec sagesse,
Épier l’imprudence et saisir la faiblesse :
Souvent à leurs rivaux leurs triomphes sont dus.
Voilà donc vos succès, grands hommes prétendus !
Politiques vantés, conquérants qu’on admire,
Vous ne savez jamais que tromper ou détruire !
Celui-là seul est grand, et seul est respecté,
Qui dans tous ses projets consulte l’équité,
Qui voit d’un œil serein l’exil et l’esclavage,
Soit qu’avec Marc-Aurèle il règne comme un sage,
Soit qu’il porte à sa bouche un breuvage mortel,
Et meure avec Socrate en regardant le ciel.

 Toi-même, ô renommée ! ô pompeuse chimère !
Qu’es-tu pour le grand homme ? une vie étrangère,
Qui, même avant la mort, existe loin de lui,
Et respire toujours sur les lèvres d’autrui.
La gloire a des attraits : mais, pour qu’on en jouisse,
Il faut qu’autour de nous son murmure frémisse.
Un éloge ignoré n’est rien pour le bonheur.
Et qu’importe, après toi, qu’un monde admirateur,
Milord, en s’opposant à l’orateur de Rome,
Cherche qui de vous deux s’est montré plus grand homme ?
Dans un cercle borné d’amis et de rivaux,
Naît et meurt ce vain nom qu’achètent nos travaux.
La foule aveugle ignore ou ne connait qu’à peine
Ce qui vit ou n’est plus, soit César, soit Eugène ;
Soit qu’il dompte en vainqueur, ou soit qu’il ait dompté
Le fatal Rubicon, le Rhin épouvanté.

Hélas ! tout bel-esprit n’est qu’un hochet aimable,
Tout guerrier qu’un fléau : le seul homme estimable,
C’est l’homme vertueux, le chef-d’œuvre du Ciel.

 L’avenir peut garder le nom d’un criminel ;
En l’accusant toujours, l’histoire inexorable
Préserve de l’oubli sa mémoire exécrable,
Comme les justes lois, dans leur sévérité,
Préservent du tombeau son cadavre infecté ;
On maudit et son nom et sa cendre fatale,
Et l’air empoisonné qui vers nous s’en exhale.
Crois-moi, la fausse gloire est comme un faux encens
Loin de pénétrer l’âme, elle étourdit les sens.
Ah ! d’un peuple aveugle la turbulente ivresse
Ne vaut pas d’un cœur pur la paisible allégresse ;
Et Marcellus proscrit était plus fortune
Que d’un sénat flatteur César environné !

 Quel est des grands talents et le prix et l’usage ?
Apprends-nous, tu le peux, à quoi sert d’être sage,
Illustre Bolingbroke ? À mieux apercevoir
Combien l’homme sait peu tout ce qu’il croit savoir.
À gémir plus souvent sur l’humaine impuissance.
Veux-tu venger les lois, réprimer la licence.
Et, plus hardi peut-être, aux humains prévenus
Porter une science et des arts inconnus ?
Aucun ne t’aidera : peu sauront te comprendre ;
Des sots et des jaloux il faudra te défendre.
Que le don dis talents est un don dangereux !
Toujours le plus illustre est le plus malheureux.


 De ces biens trop vantés connais donc tout le vide ;
Ils passent comme une ombre, et pour eux l’homme avide
Risque souvent la vie, et perd toujours la paix :
Cherchant de faux plaisirs, il en fuit de plus vrais.
Si de ces biens encor tu regrettes l’absence,
Regarde à quels mortels le hasard les dispenses
Si tu veux d’un cordon briller enorgueilli,
Vois quel éclat il donne au chevalier Billy !
Si l’or, ce vil limon, séduit encor ton âme,
Jette un moment les yeux sur Gripus et sa femme !
Des sublimes talents ton cœur est-il épris ?
Vois Bacon de son siècle exciter les mépris ;
Bacon, ce demi-dieu, dont les savants oracles
De l’humaine pensée annonçaient les miracles !
Est-ce un nom qu’il te faut ? Vois celui de Cromwell
À l’immortalité condamné par le Ciel !
Ah ! pour mieux dédaigner tous ces vains avantages,
De l’éloquente histoire interroge les pages ;
Sa voix, de siècle en siècle, instruisant l’univers,
Des favoris du sort a conté les revers :
Même en possédant tout, ils se plaignent encore ;
D’un incurable ennui le poison les dévore ;
La paix est sur leur front, le trouble est dans leur cœur.

 Les courtisans ont dit : Quel excès de bonheur
D’être l’ami d’un roi, l’amant d’une princesse !
Eh ! bien, qu’arrive-t-il ? l’un trahit sa maîtresse,
L’autre trahit son roi. Voudrais-tu partager
De ceux qu’on nomme grands le bonheur mensonger ?
Vois sur quels fondements leur fortune est assise !

Telle, au milieu des flots, l’orgueilleuse Venise
Des fanges d’un marais s’élève avec splendeur :
On voit marcher de front leur crime et leur grandeur.

 Les lauriers de l’Europe en vain couvrent leurs têtes :
Le sang et l’avarice ont souillé leurs conquêtes.
Tour à tour vils brigands, ou féroces bourreaux.
Indignes du nom d’homme, ils s’appellent héros ;
Et d’intrige épuisés, ou perdus de mollesse,
Sous le poids de la haine ils trainent leur vieillesse.
Faux éclat ! vains honneurs ! triomphes imparfaits !
Ah ! gémis sur leur gloire en comptant leurs forfaits !
Suis ces héros mourants ; l’heure fatale arrive ;
Le vœu de l’univers hâtait leur fin tardive ;
Dans le dernier sommeil s’élèvent autour d’eux
Tous leurs crimes, pareils à des spectres hideux ;
Le remords les punit de leur gloire passée ;
Et des songes affreux peignent à leur pensée
Une femme hautaine, un avide mignon,
Usurpant ces palais encor pleins de leur nom.
Hélas ! à leur midi, sans ombre, sans tempêtes,
Ces astres de la cour rayonnaient sur nos têtes !
Mais quelle obscurité suit l’éclat de leurs feux !
Que l’aurore en est pâle et le soir ténébreux !
Ils meurent : tout s’efface, et de forfaits ternie
Leur grandeur disparaît dans leur ignominie.

 Homme, sois convaincu de cette vérité,
Que dans la vertu seule est la félicité !
Seule elle trouve en soi sa propre récompense ;

Des biens qu’elle reçoit, des biens qu’elle dispense,
Jouit également, et voit, sans s’émouvoir,
S’élever, d’un rival, ou tomber le pouvoir.
Toujours elle s’exerce, et jamais ne se lasse ;
Goûte mieux le succès, porte mieux la disgrâce ;
Sait être heureuse encor de ses tendres douleurs,
Et les ris des méchants sont moins doux que ses pleurs.
Que peut-il lui manquer ? Croitre est son espérance,
Et qui veut la vertu, la possède d’avance.

 Ô suprême bonheur ! tous peuvent l’embrasser ;
Il ne faut pour le voir que sentir et penser :
Le méchant, toutefois, pauvre en son opulence,
Aveugle en sa raison, stupide en sa science,
À ce bonheur si doux ne saurait parvenir.
L’homme juste, sans art, est sur de l’obtenir :
Des maîtres de l’École il rejette l’empire ;
Son livre est la nature, et c’est là qu’il admire
Ces rapports dont la chaîne unit la terre au Ciel ;
Tous les mondes en chœur lui nomment l’Éternel :
Il entend leur langage ; il voit que, sur la terre,
Nul ne saurait jouir d’un bonheur solitaire ;
Et, sans peine éclairé, son œil lit en tout lieu
Ce dogme inaltérable : Aime l’homme et ton Dieu !
L’espérance pour lui fait briller sa lumière,
Et, des jours éternels heureuse avant-courière,
Le conduit jusqu’au terme où, domptant le trépas,
Il doit voir dans les cieux ce qu’il croit ici-bas.
Tranquille, il sait pourquoi la juste Providence
Veut d’un bonheur connu nous donner l’espérance,

Pour un bonheur caché veut nous donner la foi.

 Ô Sagesse adorable ! elle ordonne, et je vois
L’homme, à l’aspect lointain du bonheur qu’il espère,
S’empresser d’être utile au bonheur de son frère.

 Ainsi donc l’amour-propre, ennoblissant sa fin.
Joint l’amour de Dieu même à l’amour du prochain.
Plus notre âme est sensible, et plus elle est heureuse.
Poursuis : ne retiens point sa pente généreuse.
Aime tes ennemis : force-les à t’aimer ;
Et, semblable à ce Dieu qui daigna te former,
Sur tout ce qui respire et sur tout ce qui pense
Étends de ton amour la vaste bienfaisance ;
Un amour infini peut seul remplir ton cœur :
L’extrême charité fait l’extrême bonheur.

 Dieu, qui dans son amour embrasse la nature.
Redescend du grand tout à chaque créature,
Tandis que, des objets dont il est entouré,
Notre cœur au grand tout remonte par degré.
Aux plus nobles vertus l’amour-propre est utile ;
C’est le caillou jeté sur un lac immobile ;
Il tombe, l’eau bouillonne, un cercle s’arrondit.
Croît et s’accroît encore, et toujours s’agrandit.
Dans des cercles d’amour ainsi l’âme féconde
Embrasse nos parents, la patrie et le monde.
Alors, fille des Cieux, l’aimable Charité
Fait d’Éden ici-bas refleurir la beauté ;

Tout est heureux, tout aime, et, fier de son ouvrage,
Dieu dans l’homme ennobli voit briller son image.

 Allons donc, mon ami, poursuivons nos concerts.
Ô juge, ô protecteur du poëte et des vers,
Quand tour à tour ma Muse ou s’élève ou s’abaisse,
Et peint des passions la gloire et la bassesse,
Puissé-je, imitateur de ta variété,
Sans effort éloquent, profond avec clarté,
Correct avec chaleur, énergique avec grâce,
Descendre noblement, monter sans trop d’audace.
Marier tous les tons, et passer sous tes yeux
Et du tendre au sévère, et du grave au joyeux !
Oh ! tandis qu’escorte du bruit de nos hommages,
Ton nom vogue immortel sur le fleuve des âges,
Mon esquif, à ta suite, entraîné dans son cours,
Peut-il du vent propice emprunter le secours,
Et sous ton astre heureux, d’une course inégale,
Suivre, loin des écueils, ta pompe triomphale ?
La gloire à l’autre bord t’appelle, et vient t’offrír
Un laurier que le temps n’a plus droit de flétrir.
Quand les héros, les rois, les ministres célèbres,
Du fatal Westminster peupleront les ténèbres ;
Quand nos fils rougiront de leurs lâches aïeux
Qui t’osaient opprimer, de ta gloire envieux,
Ces vers apprendront-ils au siècle qui va naître
Que tu fus mon ami, mon oracle et mon maître ?
Que j’osai préférer, dans mes graves leçons,
La profondeur du sens au vain charme des sons,
Et dissiper l’éclat d’une fausse science

Au jour de la nature et de l’expérience ?
Que mon faible génie, éclairé par le tien,
Fit voir au fol orgueil qu’ici-bas tout est bien ;
Qu’à de plus hauts destins il ne doit point prétendre ;
Qu’avec la passion la raison doit s’entendre ;
Qu’on peut les accorder, que leur but est égal ;
Que l’amour-propre est joint à l’amour social ;
Que dans la vertu seule est le bonheur suprême,
Et qu’il faut, avant tout, se connaître soi-même ?