Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Notes de la quatrième Épître


NOTES


DE LA QUATRIÈME ÉPÎTRE.




Ô bonheur, dont l’instinct fut créé par Dieu même, etc.


Ce début est plein d’imagination et de sensibilité : mais comment Pope oublie-t-il de compter l’amour parmi les passions qui donnent, ou du moins promettent le bonheur ? Il avait sans doute aimé, puisqu’il a si bien peint la tendresse d’Héloïse. Avait-il jugé que les malheurs de l’amour l’empotaient sur ses jouissances ? Était-il détrompé de toutes ses illusions quand il écrivit l’Essai sur l’Homme ? Quelle que soit la raison de ce silence, il a donné à Voltaire le sujet de cet agréable madrigal :

Pope l’Anglais, ce sage si vanté,
Dans sa morale au Parnasse embellie,
Dit que les biens, les seuls biens de la vie,
Sont le repos, l’aisance et la santé.
Il s’est trompé : quoi ? dans l’heureux partage
Des dons du ciel faits à l’humain séjour,
Ce triste Anglais n’a pas compté l’amour ?
Qu’il est à plaindre ! il n’est heureux ni sage.


Cette épitre n’a pas tant d’éclat et de richesse dans le style que la première et la troisième ; elle a moins de profondeur et d’énergie que la seconde. Pope a cru devoir écrire avec simplicité sur le bonheur et la vertu.

Vois expirer Falkland, etc.


Le vicomte de Falkland, l’un des hommes les plus intègres, les plus éclairés et les plus courageux de l’Angleterre, fut tué en 1648, à l’âge de trente-quatre ans, dans la bataille de Newbury. Il était le secrétaire de Charles Ier, qu’il défendit toujours contre les rebelles.

Par la foudreVois le divin Turenne
Par la foudre guerrière étendu sur l’aréne, etc.


Il faut observer que Pope est peut-être le seul grand poëte de l’Angleterre qui rende justice aux hommes illustres de notre nation : il a loué, dans l’Essai sur la Critique, Despréaux ; et, dans ses lettres, quelques-uns de nos auteurs célèbres. Ses compatriotes outragent, au contraire, dans leurs vers et dans leurs préfaces, les noms les plus respectables de la France. Nos bons écrivains se conduisent avec bien plus de décence et d’impartialité, comme l’a déjà remarqué Voltaire dans son Histoire générale : ils ont loué sans prévention tous les talents étrangers. C’est une preuve de notre supériorité, qui me semble incontestable en littérature. Il est vrai qu’on rencontre quelquefois, dans les sociétés de Paris, des voyageurs Irlandais, Allobroges, Germains, Esclavons, qui, sur la foi de quelques journaux de leur patrie, viennent nous apprendre que nous n’avons point encore de poésie ; que notre théâtre, dont nous sommes si fiers, est fort au-dessous de celui de Londres ; que Voltaire n’était qu’un bel-esprit, et surtout qu’il n’entendait rien à l’harmonie des vers français. L’indulgence avec laquelle on écoute ces plaisantes assertions prouve que, malgré la calomnie, notre nation n’a du moins rien perdu de sa politesse et de son urbanité.

Vois le jeune Sidney sous le glaive abattu, etc.


Le chevalier Philippe Sidney, auteur d’un roman fort estimé, intitulé l’Arcadie, eut des vertus égales à ses talents : il fut tué, en 1586, dans une petite action, qui se passa près de Zutphen, entre les Anglais et les Espagnols.

Ô toi ! dont l’amitié me fut trop tôt ravie,
Cher Digby, etc.


Je ne puis pas mieux faire connaître Digby qu’en rapportant l’épitaphe que Pope fit graver sur le tombeau de ce vertueux jeune homme : « Va, dit-il, bel exemple d’une jeunesse non corrompue, d’une habileté modeste, et d’une véracité pacifique ; aussi peu ému dans les souffrances que modéré dans la joie ; homme de bien sans éclat, et vraiment grand sans prétendre à l’être ; fidèle dans tes promesses, rempli de candeur ; toi, qui ne formais jamais de souhaits, que tu ne pusses les avouer ; qui joignais aux mœurs les plus douces un esprit exempt d’affectation ; ami de la paix et du genre humain, va ! vis à jamais ! etc. »

Je dois cette note à Silhouette.

Horace et Voltaire, qui ont tant mis de grâce et de noblesse dans la louange, n’ont pas mieux possédé que Pope cet art difficile. Le dernier y répand même plus de charme et d’intérêt ; il semble qu’il ait besoin d’épancher un sentiment quand il donne un éloge, et non pas de montrer son esprit ou d’acquitter un devoir.

Et par quelle faveur ce Ciel trop indulgent,
Propice aux vœux d’un fils, à ceux de l’indigent,
Ajoute-t-il des jours aux longs jours de ma mère ? etc.


C’est une des plus douces jouissances qu’un poëte puisse trouver dans son talent, que le plaisir de consacrer le nom des parents et des amis qui lui sont chers ; mais il faut imiter alors la simplicité touchante de Pope et d’Horace qui, dans une de ses plus belles épîtres, rappelle si heureusement le souvenir de son père.

Qu’est-ce qu’un mal physique .......... etc.


Ces expressions, le mal moral, le mal physique, seraient trop sèches dans un ouvrage d’un autre genre ; elles trouvent leur place naturelle dans l’Essai sur l’Homme : si une critique sévère et minutieuse les rejetait, on ne pourrait exprimer ce qu’elles veulent dire que par de longues périphrases moins heureuses que le mot propre.

C’est du cœur du méchant que le mal est sorti, etc.


Il n’y a point, dans l’original, de vers qui réponde littéralement à celui-là. J’ai tiré cette idée d’un passage assez obscur ; j’ai adopté le sens le plus religieux.

Pope lui-même, dans une lettre à Racine le fils, convient que l’origine du mal ne peut s’expliquer que par la chute de l’homme.

Faut-il que s’épurant pour le juste Béthel, etc.


Béthel était un ami de Pope, qui en parle souvent dans ses lettres ; sa santé était fort délicate ; il joignait une grande modestie à de grandes vertus.

Attende, en succombant, Charters pour l’accabler ?


Pour faire connaître Charters, il ne faut que donner ici la traduction d’une note de Pope, qui se trouve dans un autre endroit de ses ouvrages où il parle de ce fameux scélérat. « François Charters fut un homme infâme par toutes sortes de vices. N’étant encore qu’enseigne, il fut chassé de son régiment pour une filouterie : il fut ensuite banni de Bruxelles, et chassé de Gand, pour d’autres actions semblables. Après avoir fait cent friponneries au jeu, il se mit à prêter à grosse usure et aux conditions les plus onéreuses, accumulant intérêt sur intérêt, capital sur capital, et exigeant son paiement avec une rigueur excessive, la minute qu’il était exigible ; en un mot, il amassa des biens immenses, par une attention continuelle à profiter des vices, du besoin et de la folie des hommes. Il fit de sa demeure une de ces maisons dont le nom seul est infâme : il fut condamné deux fois pour crime de viol, et pardonné ; mais, la dernière fois, il lui en coûta des sommes considérables. Il mourut en Écosse en 1731, âgé de soixante-deux ans. À son enterrement, la populace se mutina : son corps fut presque arraché du cercueil, et l’on jeta des chiens morts, etc., dans la fosse où il fut enterré. Le docteur Arbuthnot a rendu justice à son caractère dans l’épitaphe suivante :

« Cy continue de pourrir le corps de François Charters, qui persista, avec une constance inflexible et l’uniformité de vie la plus inimitable, en dépit de l’âge et des infirmités, dans la pratique de tous les vices humains, excepté la prodigalité et l’hypocrisie, son insatiable avarice l’ayant préservé de l’un, et son impudence sans égale de l’autre. Remarquable et singulier par la pravité constante et inaltérable de ses mœurs, il ne le fut pas moins par le succès avec lequel il accumula richesses sur richesses ; sans commerce ou profession, sans maniement des deniers publics, sans avoir eu l’occasion de se laisser corrompre pour rendre aucun service, il acquit ou, pour mieux dire, il se créa à lui-même une fortune digne d’un premier ministre. Il fut la seule personne de son siècle qui put tromper sans le masque de l’honneur, et conserver toute la bassesse de son origine, avec dix mille livres sterling de rente. Ayant mille fois mérité le gibet, pour les actions qu’il faisait journellement, il y fut enfin condamné pour celle qu’il ne pouvait plus faire (le viol). Ô lecteur indigné, ne pense pas que cet exemple soit inutile au genre humain ! La Providence a connivé à ses desseins exécrables, pour donner aux âges futurs une preuve éclatante de combien peu de valeur les richesses les plus exorbitantes sont aux yeux de Dieu, puisqu’il en a comblé le plus indigne de tous les mortels.

Charters avait sept mille livres sterling de rente en terre, et cent mille livres sterling d’argent comptant. » C’est environ cent soixante mille livres tournois de rente, et deux millions cent mille livres d’argent comptant.

Je dois encore cette note à Silhouette.

De Lucrèce en Lucrèce a passé jusqu’à toi, etc.


Pope a traduit ce vers de Boileau. Je n’ai fait que déplacer les hémistiches de celui-ci :

A passé jusqu’à toi de Lucrèce en Lucrèce.


Hâte-toi de prouver que la race est nouvelle, etc.


La noblesse a fourni, dans tous les temps, un teste fécond aux poëtes satiriques. Pope a du moins le bon esprit de ne faire que dix vers sur un lieu commun qu’il est difficile de rajeunir.

Regarde à quels mortel : le hasard les dispense, etc.


Chaulieu exprime la même idée dans une de ses stances sur la goutte :

  La fortune à ma jeunesse
  Offrit l’éclat des grandeurs.
  Comme un autre, avec souplesse,
  J’aurais brigué ses faveurs :

  Mais sur le peu de mérite
  De ceux qu’elle a bien traités,
  J’eus honte de la poursuite
  De ses aveugles bontés ;
  Et je passai, quoi que donne
  D’éclat et pourpre et couronne,
  Du mépris de la personne
  Au mépris des dignités.


Vois Bacon de son siècle exciter les mépris ;
Bacon, ce demi-dieu, dont les savants oracles
De l’humaine pensée annonçaient les miracles,


J’ai cherché à désigner moins vaguement le génie de Bacon, et j’ai affaibli le dernier trait du vers de Pope, dont voici le sens : Vois Bacon, le plus habile, le plus éclairé, et le plus méprisable des hommes !

Quoi ? c’est Pope, si souvent déchiré par la haine ; c’est Pope, que ses ennemis ont peint comme un monstre ; c’est Pope, qui devait se défirr des injustes préventions élevées par les esprits médiocres contre les esprits supérieurs, c’est lui qui appelle Bacon le plus méprisable des hommes ! Je suis loin de vouloir affaiblir le témoignage de l’histoire ; mais ne devons-nous pas lui demander des preuves évidentes, quand elle veut flétrir des hommes tels que Bacon ? Le genre humain, qu’ils ont éclairé, ne doit consentir qu’à regret à mépriser ses bienfaiteurs. Qui ne sait, d’ailleurs, avec quelle maligne joie le peuple de tous les rangs recherche, accueille et répète les bruits injurieux qui se multiplient sans cesse contre les gens de lettres et les philosophes ? Sans prétendre faire une apologie de Bacon, ne peut-on pas croire qu’il fut calomnié souvent par les adversaires puissants et jaloux qui lui avaient disputé la place de chancelier ? N’est-il pas très facile de concevoir que le philosophe, en se livrant aux spéculations qui ont fait sa gloire, abandonnait les affaires du ministre à des subalternes intrigants, qui cachaient sous son nom tous leurs brigandages. En effet, Bacon, accusé de tant d’exactions, est mon dans la plus extrême indigence. D’ailleurs, on sait que ce grand homme était secrètement favorable à la religion catholique ; ce motif a dû le rendre odieux aux fanatiques partisans de la réforme.

On peut consulter là-dessus un très bon ouvrage, intitulé : du Christianisme de Bacon. Cet ouvrage est de M. l’abbé Émery ancien supérieur du séminaire de Saint-Sulpice.

Il serait à souhaiter que les auteurs de l’Encyclopédie, en s’appuyant sur l’autorité de Bacon, eussent montré la même sagesse que lui. Le dénombrement, la classification des connaissances humaines, est une idée première qu’ils doivent au philosophe anglais. C’est d’après cette idée fondamentale que M. d’Alembert a tracé le plan du discours préliminaire de l’Encyclopédie ; mais l’auteur se la rend propre en la développant. Ce discours est justement célèbre ; on y voit un esprit, aussi étendu que sage, disposer sans confusion toutes les richesses de son sujet, et donner a chaque partie sa couleur propre et le ton convenable. M. d’Alembert jette sur les sciences cette heureuse clarté, premier ornement de la pensée ; son style pur, élégant et noble, s’anime, quand il le faut, avec les objets, mais en conservant toujours cette dignité tranquille, cette élévation simple, qui conviennent à l’écrivain philosophe.

Est-ce un nom qu’il te faut ? vois celui de Cromwell
À l’immortalité condamné par le Ciel.


Cette expression, damn’d to everlasting fame, est très belle ; on l’a souvent imitée. M. de Marmontel l’a très bien rendue en parlant des mauvais princes :

Un vengeur les condamne à l’immortalité :
Ce vengeur est l’histoire, etc.

Suis ces héros mourants, etc.


Ici j’ai donné quelque développement aux images de Pope.

Homme, sois convaincu de cette vérité, etc.


Quel art et quel goût montre le poëte anglais, en faisant succéder ces vers doux et simples sur la vertu aux vers énergiques et sombres qui précèdent ! Ce sont la les véritables secrets du style.

L’espérance pour lui fait briller sa lumière, etc.


Ce morceau est traduit de saint Paul assez exactement. Un des hommes qui, dans ce siècle, a le plus reçu de la nature le génie de l’éloquence, M. l’abbé Poulle, s’est servi de ces mêmes idées dans un très beau sermon sur la foi : les discours sur l’aumône et sur la parole de Dieu, l’exhortation sur les enfants trouvés, du même auteur, ont des beautés du premier ordre.

C’est le caillou jeté sur un lac immobile, etc.


Cette comparaison ne paraîtra peut-être pas assez noble à quelques juges difficiles. Les comparaisons des anciens sont tirées de même des objets les plus simples et les plus vulgaires, et ne sont pas toujours aussi justes et aussi ingénieuses.

Du fatal Westminster peupleront les ténèbres.


Pope dit simplement :

In dust repose.


Reposeront dans la poussière.

C’est un trait de couleur locale que j’ai ajouté à mon original.

Que mon faible génie, éclairé par le tien,
Fit voir au sot orgueil qu’ici-bas tout est bien.


Ces vers et les suivants sont le résumé des quatre épîtres dont se compose l’Essai sur l’Homme.



Fin de l’essai sur l’Homme.