Œuvres (Ferrandière)/Fables/Fable 161

Janet et Cotelle (Première partie : Fables — Seconde partie : Poésiesp. 172-174).

FABLE CLXI.

LE LABOUREUR ET SES BŒUFS.


Un laboureur aimoit bien tendrement ses bœufs ;
Ils étoient doux et vigoureux,
Et constamment toute l’année
Travailloient sans se rebuter.
Pour abréger sa pénible journée,
Leur maître, en les guidant, s’amusoit à chanter ;
Quelquefois, n’ayant qu’eux pour toute compagnie,
Il jasoit de bonne amitié.
Oui, leur dit-il un jour, de vous j’aurai pitié,
Je prendrai soin de vous le temps de votre vie :
J’en atteste les cieux ! Courage, mes enfans,
Défrichez cette terre, et cultivez ces champs,
Vous jouirez de ma reconnoissance,
Au plus tard dans cinq ou six ans.
De ces riches humains, de leur intempérance,
Vous n’avez rien à redouter ;
Et toujours vous pourrez goûter.
À loisir la paix et l’aisance.
L’intérêt personnel ouvre bientôt l’esprit,
C’est la meilleure clef d’une langue étrangère ;
Le couple, en sillonnant, sans peine l’entendit :
Et, qui plus est, lui répondit

Qu’il acceptoit le terme et le salaire.
Ces bœufs ont plus d’ardeur, contens de leur marché.
On les voit dans la plaine au lever de l’aurore ;
Le soir on les y trouve encore
Long-temps après que Phébus est couché.
À quoi l’espoir du bonheur les engage !
Ils devoient en mourir ; mais tout alla si bien,
Que leur maître qui n’avoit rien
Devint en peu de temps un vrai coq de village.
Le terme arrive enfin, il songe à son serment,
Des rustiques fardeaux et vîte il les dégage,
Et puis d’un air reconnoissant
Les fait rois de son pâturage.
Ayant tout à souhait, fraîcheur, sommeil, ombrage,
Bientôt, pour leur malheur, les voilà gras à lard.
Le maître étant près d’eux, passe un nommé Richard,
Gros marchand de bétail ; il approche, il admire
De ces deux animaux la force et l’embonpoint :
Les désirant beaucoup il ne marchande point,
Et pour qu’ils soient à lui, bientôt il fait reluire
Aux yeux du villageois cent écus bien comptés ;
Le cruel y consent s’il les touche sur l’heure ;
Puis en veut vingt de plus, ils y sont ajoutés ;
Et nos vieux serviteurs vont quitter leur demeure.
Camarade, dit l’un, nous allons au trépas ;
Voilà le prix de nos prouesses !
L’ingrat par nos efforts a connu les appas
De ces dangereuses richesses,
Depuis qu’avec le soc il ne suit plus nos pas.
Je m’étois défié toujours de ses largesses :
Je n’osois t’en parler, j’engraissois en tremblant.
Ah ! j’avois deviné qu’à l’aspect de l’argent
L’homme oublîroit amis, services et promesses.