Œuvres (Ferrandière)/Fables/Fable 099

Janet et Cotelle (Première partie : Fables — Seconde partie : Poésiesp. 111-112).

FABLE XCIX.

LE MISANTHROPE ET SON AMI.


Sans femme, sans procès, sans sujet de chagrin,
En proie à la misanthropie,
Un homme ennuyé de la vie
Très-souvent désiroit sa fin.
Tout en pestant contre le genre humain,
Il fournissoit une longue carrière ;
Car il étoit octogénaire,
Enfin Cloto pour lui se lassant de filer,
Sa santé vient à chanceler,

Il aperçoit le noir rivage.
Près de son lit il fait vite appeler
Un vieil ami, tout aussi franc que sage,
Qui d’abord lui fait compliment
Sur son départ pour le dernier voyage.
Vos vœux sont accomplis, dit-il, en soupirant,
Mes regrets sont moins vifs, étant presqu’à votre âge.
Ainsi que vous, bientôt je verrai l’Achéron
Mais, plus que vous, je crains la rame de Caron ;
Oui, je redoute ce passage.
Mon cher, lui répond le mourant,
De notre foible cœur quelle bizarrerie !
Excepté vous, à qui le sentiment
Depuis ma jeunesse me lie,
À qui je confiois mes travers et mon sort,
Je méprisois l’espèce humaine ;
Vivre avec elle étoit ma peine
Et vous trouviez que j’avois tort ;
C’est humeur, disiez-vous, et non philosophie.
Maintenant je voudrois ajouter à ma vie
Tous ces momens passés où j’enviois la mort.
Adieu. Pour corriger de la misanthropie,
Aujourd’hui que je touche au port,
Citez de votre ami la dernière folie.