Œuvres (Ferrandière)/Fables/Fable 096

Janet et Cotelle (Première partie : Fables — Seconde partie : Poésiesp. 107-108).

FABLE XCVI.

LES INCONSÉQUENS.


Chez les humains tout est inconséquence,
Et même chez beaucoup de gens
Doués d’esprit et de bon sens.
Ce mal, dit-on, est fort commun en France.
Oh ! quel pays voudra-t-on parcourir
Qui, comme ici, ne puisse offrir
La preuve de ce que j’avance ?
Je vais en alléguer deux exemples frappans
Et récens.
Un Bas-Breton avoit bibliothèque immense,
Auteurs hébreux, latins, grecs, arabes, anglais,
De leurs langues n’ayant aucune connoissance,
N’ouvrant jamais un livre et parlant mal français.
Il pouvoit, dira-t-on, protéger la science,
Laisser dans son trésor puiser l’homme savant :
Non, point du tout ; par sa bizarrerie
Il éloignoit bientôt les regards de l’envie ;
Ne prêtoit nul auteur, fût-il bon ou méchant ;
Il auroit mieux aimé prêter de son argent.
– Venons à l’autre inconséquence :
Privé du jour dès son adolescence,
Un aveugle, en un mot, n’aimoit que les tableaux.
Il se piquoit d’avoir, dans une galerie,
Les chefs-d’œuvres originaux
Des fameux peintres d’Italie,
De la Flandre et de l’Ibérie.
Dans ce lieu ses amis n’avoient pas droit d’entrer ;
L’étranger seul y pouvoit pénétrer,

Mais avec ce respect digne d’un sanctuaire,
Qu’arriva-t-il ? Un grand coup de tonnerre
Renverse avec fracas l’endroit de sa maison
Qui contient les tableaux, objet de sa manie :
Il se lamente, il pleure, il crie ;
Et, pendant quelques jours, il en perd la raison.
L’autre fou vit périr Sophocle, Cicéron,
Pope, Sénèque et Xénophon,
Dans les flammes d’un incendie.
Tous deux avoient ainsi dépensé tout leur bien,
À tous deux il ne resta rien
Que le regret de leur folie.