Œuvres (Ferrandière)/Fables/Fable 097

Janet et Cotelle (Première partie : Fables — Seconde partie : Poésiesp. 108-110).

FABLE XCVII.

LE DANGER DE L’EXEMPLE.


Il faut toujours, dit-on, faire comme les autres ;
Si vous n’avez leurs usages, leurs goûts,
On blâmera bientôt les vôtres
Et chacun se rira de vous.
En tous pays, ainsi qu’en France,
Du grand monde c’est le propos ;
Mais il n’est cru que par les sots,
Ou par quelqu’un privé de toute expérience :
Tel que ce campagnard qu’en ces vers j’introduis,
Qui sortant de ses bois s’introduit dans Paris.
Il étoit jeune et bon, doué de complaisance,
Et sa fortune étoit immense,
Partant il eut nombre d’amis.
Parasites gourmands vîte lui conseillèrent

D’avoir bonne maison, des fêtes, grands repas,
Table ouverte aussitôt, vins et mets délicats.
Les élégans à l’envi lui donnèrent
L’exemple du jargon, des modes, des beaux airs :
Leurs nouveaux goûts aux siens étant contraires,
Il ne saisit que leurs travers,
Croyant imiter leurs manières.
Les cartes et les dés, lui disoient les joueurs,
Sont le doux passe-temps des riches, des seigneurs :
Société sans jeu devient triste, importune :
L’innocent par le gain d’abord on amorça ;
Une Laïs, charmante brune,
Convoitant ses trésors, d’un coup d’œil l’agaça
Et commença
De ce pauvre homme l’infortune :
Et son meilleur ami, d’une trempe commune,
Qu’on rencontre, hélas ! trop souvent,
Lui gagne au jeu terre, contrats, argent.
Mon homme, tout en pleurs, revient à son village,
Et dit, en regrettant sa maison et ses champs :
Quoi ! j’ai passé deux de mes plus beaux ans
À perdre mon bonheur, mes mœurs, mon héritage !
Ne suivant que mes goûts j’étois heureux et sage ;
Et me voilà malheureux aujourd’hui !
Maudit soit le fatal usage
Qui nous fait imiter tous les vices d’autrui !