Œuvres (Ferrandière)/Fables/Fable 082

Janet et Cotelle (Première partie : Fables — Seconde partie : Poésiesp. 92-93).

FABLE LXXXII.

LES DEUX VOYAGEURS.


Deux voyageurs se rencontrèrent,
Ils suivoient le même chemin :
Sans se connoître ils s’abordèrent,
Babil et questions ainsi qu’eux vont leur train.
L’un d’eux étoit d’Andalousie,
Et commerçoit en tous temps, en tous lieux ;
L’autre étoit Écossais d’un canton montagneux.
L’Espagnol, plein de bonhommie,
Lui vanta sa moitié, femme tendre et chérie,
Qui faisoit son bonheur, ainsi que dix enfans,
Tous charmans.
Que je vous plains, dit l’autre, eh ! qu’en pouvez-vous faire ?
Si nombreuse famille est un des grands fléaux ;
Pour des parens c’est la source des maux,
Des soins et des chagrins, surtout de la misère.
Oh ! de cela je n’ai point peur,
Répliqua-t-il avec candeur ;
Nous craignons Dieu, nous aimons la patrie.
Et nous la servirons, j’espère, avec honneur.
Oui, le ciel a béni jusqu’ici mon labeur,
Car je jouis des fruits d’une heureuse industrie.
Quoi ! reprit l’Écossais, toujours en ricannant,
Vous croyez donc aveuglément
À toutes ces fables antiques
De Dieu, d’enfer, de paradis ?
J’ai secoué le joug de nos vieilles rubriques,
Et de ces contes je me ris.
L’Espagnol, qui sentoit bouillonner sa colère,

La retint et lui dit : Apprenez-moi, monsieur,
Quel état est le vôtre ?… — Et mais, célibataire…
Mon métier, grand agioteur,
Et de ce pas je vais en France
Pour l’exercer avec bonheur.
Ces étrangers étoient à fort peu de distance
D’un bois touffu, bordé de chemins creux ;
Notre Espagnol piqua son coursier vigoureux :
La cavale de l’autre étant presque éreintée
Ne put l’atteindre, et l’honnête marchand
Regagne, en peu d’instants, la route fréquentée.
Bientôt il s’écria d’un cœur reconnoissant :
Dieu ! sauvez-moi toujours, ainsi qu’en ce moment,
Du tête-à-tête d’un athée,
Surtout quand il aime l’argent.