Œuvres (Ferrandière)/Fables/Fable 083

Janet et Cotelle (Première partie : Fables — Seconde partie : Poésiesp. 93-95).

FABLE LXXXIII.

LE PONGO, OU L’HOMME DES BOIS EN EUROPE.


Des marchands voyageurs, en quittant Loango,
Enchaînent à leur bord un superbe pongo
Que le naturaliste appelle
Homme des bois, ou bien orang outang.
Chez les singes, dit-on, il tient le premier rang,
Et vit avec les siens sans humeur, sans querelle,
Celui-ci ressentit une douleur mortelle
Du destin qu’on lui préparoit
Pour aller figurer dans la ménagerie
D’un grand seigneur de Barbarie
C’étoit-là ce qu’il devinoit.

Désir de liberté, source de l’industrie,
En peu de temps changea son sort :
Il rompt sa chaîne en arrivant au port,
Se jette aussitôt à la nage,
Et de la mer gagne enfin le rivage.
Après avoir passé forêts, rivière, étang,
Le trop heureux orang-outang
Se trouve dans l’Europe, en pays de bocage,
Offrant aux animaux lieux sûrs et ravissans :
C’étoit un beau jour de printemps,
Lorsque les bois ont repris leur parure ;
Jeannot lapin trottoit, sautoit,
Tout en broutant se parfumoit
Parmi les fleurs et la verdure ;
Les rossignols et les merles chantoient ;
Les tourtereaux se becquetoient ;
L’adroit renard guettoit sa proie ;
Enfin tout respiroit la joie,
Quand le pongo parut au milieu d’eux.
Pour un homme il est pris, chacun fuit de sa place ;
À peine avoit-on vu sa face
Qu’on s’alarme, on le croit ennemi dangereux.
Tous les oiseaux se cachent sous l’ombrage ;
Renards, blaireaux, lapins rentrent dans leur terrier,
L’écureuil moins peureux, ou je crois, le plus sage,
Juge autrement, reste sur son pommier :
Il examine davantage
Cet étranger qu’il trouve bon enfant,
Et partage avec lui ses fruits et son feuillage.
Au bout de quelques jours notre écureuil descend,
Et va dire à chaque ménage :
Eh ! mes amis, vous êtes fous
De rentrer ainsi dans vos trous.
Il ne veut point vous causer de dommage ;

Ce nouvel animal : il est doux, caressant,
Et même il est reconnoissant
Quand je lui donne, ou noisettes, ou pomme ;
Rassurez-vous, car je suis conséquent :
Mes chers amis, puisqu’il n’est pas méchant,
Je conclus qu’il n’est pas un homme.