Œuvres (Ferrandière)/Fables/Fable 051

Janet et Cotelle (Première partie : Fables — Seconde partie : Poésiesp. 57-59).

FABLE LI.

LE VIEILLARD ET SON FILS


Mon fils, vous arrivez à l’âge de vingt ans ;
D’après la liberté que je vous ai donnée
De régler votre destinée,
Choisissez un état, enfin il en est tems.
Vous passez jour et nuit sur Platon sur Homère,
C’est fort bien ; mais il faut être utile aux vivans.
Voulez-vous être militaire ?
— Ma sensibilité me fait haïr la guerre.
Pour ce métier glorieux et brillant
Je ne me crois, mon père, aucun talent.
Eh quoi ! passer sa vie à fusiller, à battre ?
Toujours faire le diable à quatre
Pour exterminer son prochain :
Et recevoir pour récompense
D’avoir été très-inhumain,
Le droit de saccager tout un pays voisin,

Sans respecter le sexe, l’indigence
Cet état qui comble d’honneur,
En un mot répugne à mon cœur
Autant qu’à mon intelligence.
— Eh bien étudiez et suivez Galien,
Hippocrate, Boërhave, et Tissot, et Tronchin.
— Oh ! leur profession fut toujours belle et bonne ;
Mais ne voulant tuer personne
Je ne puis être médecin,
Je serois trop long-temps privé d’expérience.
Sans balancer, mon cher, entrez dans la finance.
— Il est dans cet emploi fortes tentations,
Désirs de la richesse et goût de la dépense
Sont excités en mille occasions :
Compter toujours sur soi, c’est manquer de prudence,
Et l’exemple effarouche enfin ma conscience.
— Que de difficultés ! entrez donc au barreau,
Auprès des avoués on trouve aisément place.
— Mon père en cet état le nom seul est nouveau,
Mais celui qui le porte a-t-il changé de face ?
Il a le même esprit, il a la même humeur,
Les mêmes tours de passe passe :
Et pour trancher le mot il est un chicaneur.
Puisque vous le voulez, mon père,
Et qu’un bon citoyen doit être nécessaire,
À vos désirs je souscris de grand cœur :
Je me fais avocat autrement défenseur.
Sans craindre les clameurs, et l’injure et la glôse,
Je ne me chargerai que d’une juste cause.
Je défendrai la veuve et l’orphelin,
Tous ceux dont le méchant voudroit ravir le pain.
— Mais aurez-vous, mon fils, l’art et la connoissance…
— Bien loin de moi l’art et la vanité :

Point d’ornemens à l’équité.
Les lois seules seront l’objet de ma science :
Et c’est de la justice et de la vérité
Que naît la plus forte éloquence.