Œuvres (Ferrandière)/Fables/Fable 049

Janet et Cotelle (Première partie : Fables — Seconde partie : Poésiesp. 54-55).

FABLE XLIX.

LES DEUX CAMPAGNARDS.


Se promenant toute la matinée,
Un gentilhomme de bon sens
Visitoit certain jour, en faisant sa tournée,
Un égoïste en cheveux blancs,
Qui comme lui vivoit aux champs.
Pourquoi, lui disoit-il, ne pas cacher la vue
De ces sombres rochers, de ce triste côteau ?
Pourquoi ne pas replanter l’avenue
Qui décoroit votre château ?
Votre habitation devient agreste, nue ;
L’onde fuit ce canal, car sa digue est rompue ;
La vigne sans culture, est aussi sans produit ;
Vos parterres sans fleurs et vos vergers sans fruit
Attristeroient la plus belle demeure ;
Puis tel côté de votre bâtiment
Est menaçant.

Je vais répondre à cela tout à l’heure,
Dit le vieillard : j’ai soixante et dix ans,
Et j’ai, vous le savez, perdu mes deux enfans.
Je ne verrois jamais l’ombrage
Des ormeaux que j’aurois plantés ;
Ma main ne pourroit plus élaguer le feuillage
Des pêchers que j’aurois entés ;
Et leurs excellens fruits sont bien froids pour mon âge.
Mes neveux quelque jour répareront l’outrage
Que l’injure du temps a fait à mes châteaux :
Oh ! c’est encor trop bon pour des collatéraux.
D’où vient traiter ainsi les vôtres,
Repartit son voisin ? Occupez vos loisirs :
Eh ! n’est-ce pas jouir que de penser aux autres ?
Les soins de l’amitié doublent tous nos plaisirs ;
C’est la ressource enfin des bons cœurs et du sage :
Négliger sa maison, ses parens, quel dommage !
L’homme sensible après ces mots
Sort à propos.
Le vieillard le conduit, l’embrasse,
Et sitôt qu’il rentre chez lui,
Un mauvais soliveau soudain manque d’appui,
Tombe en éclats et le terrasse,
Et tête et jambes lui fracasse.
Aucun secours ne le guérit ;
Et dans son testament on sut qu’il écrivit :
Je déplore ma négligence ;
Mais, hélas ! il n’en est plus temps.
Sans ma funeste indifférence,
Mes neveux auroient pu n’hériter de vingt ans.