Edouard Garand (74 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 18-22).

VI


Le feu couvait qui devait amener le grand cataclysme, comme couvent ces petits feux sous la mousse des forêts, invisibles et pervers, et qui, lorsque s’élève le vent se propagent avec une rapidité foudroyante, et ravagent impitoyablement tout ce qui se trouve sur leur passage. L’incendie est maître de la situation, un maître terrible, invincible. Il est trop tard pour le subjuguer.

La ville de Leuberg, comme les autres villes de l’Uranie, où des sociétés secrètes révolutionnaires s’étaient formées, n’avaient rien perdu de sa physionomie habituelle. Les affaires étaient les mêmes, les plaisirs les mêmes, la foule la même. Le feu couvait au-dessous. C’était un feu souterrain.

Seuls quelques esprits avisés pressentaient les événements.

La saison mondaine, cet automne-là, fut plus brillante que jamais, et Herman von Buelow, nous l’avons vu, se trouva comme les autres, emporté dans le tourbillon. La jeunesse affamée de plaisirs dansait tous les soirs, au son des musiques et tsiganes, alors en grande vogue. Plus que jamais, on pouvait dire que la population dansait sur un volcan.

Chez Natalie Lowinska, un grand bal réunit un soir tous les représentants de l’aristocratie. Natalie habitait avec son frère, avenue des Tilleuls, l’une des plus fashionables de la ville et qui est pour Leuberg ce qu’est la chaussée d’Autin pour Paris et le Fifth avenue pour New-York.

Combien la lumière attire les phalènes, Natalie attirait à elle les jeunes gens les plus en vue de par leur situation et l’état de fortune familial. Une nuée d’adorateurs l’entouraient. Naissance, éducation, beauté, richesse. Elle avait tout ce qui plaît, tout ce qui séduit.

Depuis le soir de son retour Herman von Buelow ne l’avait pas revue, n’avait pas cherché à la revoir. Quand la comtesse sa mère amenait la conversation sur le sujet mariage et lui vantait les charmes et les qualités de la jeune fille, il se contentait de répondre évasivement et… au grand désappointement maternel, parlait d’autres choses. Mais la fondation d’un foyer s’associait dans son esprit au souvenir de Natalie. Il gardait son image en lui et avec délices se plaisait à songer à cette minute fugitive où il avait connu la caresse de ses yeux. Ce soir là, il revêtit l’uniforme des dragons du roi, sabre au côté, et épingla sur sa poitrine ses diverses décorations.

Vers neuf heures l’auto était parqué devant l’entrée du château. Le valet pied, debout à la portière, salua le maître, ajusta ses couvertures sur ses genoux et prit place en avant à côté du chauffeur.

Les roues grincèrent sur le gravier de l’allée, et peu après, l’auto s’engageait sur la grande route.

Il était près de dix heures quand Herman von Buelow fit son apparition à la demeure des Lawinski. Il pénétra dans le salon, illuminé à profusion, présenta ses hommages à la jeune fille. L’affluence, autour d’elle, de jeunes gens, cherchant à accaparer son attention, l’impressionna désagréablement.

Elle répondit à son salut, froidement, comme distraite et l’esprit ailleurs.

Était-ce en guise de représailles pour sa froideur à lui lors du dîner qui marqua son retour au pays ? Ou bien se souciait-elle réellement peu de ses hommages ?

Quelle impression Herman éprouva-t-il de cet accueil banal ? Nulle des personnes présentes n’aurait su le dire. Aucun muscle ne tressaillit dans son visage impassible. Il s’éloigna, fit le tour des groupes, s’attarda à causer avec des connaissances. Un observateur attentif aurait pu se rendre compte cependant qu’il surveillait chacun des mouvements et des gestes de la jeune fille, qu’il épiait celui d’entre les hommes présents qui paraissait avoir ses faveurs. Il reconnut tout de suite un jeune officier d’infanterie, un peu fat, et qui, à son gré, laissait trop voir le plaisir qu’il ressentait d’être ce soir, l’élu de ce cœur féminin.

L’orchestre fit entendre les premiers accords d’une valse. Von Buelow en s’excusant quitta le groupe où il causait et marcha droit vers Natalie.

— Mademoiselle, je serais heureux que vous m’accordiez cette danse.

— Vous arrivez un peu tard. J’ai déjà promis au capitaine Rhulman.

— Alors, mille regrets.

Il s’éloigna. Avisant, une jeune dame qu’il connaissait, il fut plus heureux cette fois-ci. Il l’enlaça et évolua avec elle aux accords des violons qui pleuraient de langueur et d’amour.

Habilement, et sans que sa partenaire ne s’en doutât, il manœuvrait pour se rapprocher de Natalie et du capitaine. Quelques couples les séparaient encore. Il les contourna et quand il fut tout près, il envoya, d’un mouvement brusque du coude, son sabre en arrière. Le fourreau frappa Rhulman aux jambes, qui faillit tomber devant cet obstacle inopiné.

Herman von Buelow jeta un regard indifférent, et sans plus s’occuper de l’incident, continua à valser.

Ce qu’il désirait se produisit. La danse terminée, il se retira au fumoir, s’installa dans l’un des fauteuils en cuir de Cordoue qui le garnissait, et nonchalamment, alluma un cigare.

Il y avait juste suffisamment de monde, pour permettre à son projet de réussir, et pas assez pour qu’il dégénérât en scandale. Il sourit imperceptiblement en apercevant Rhulman, sur le seuil de la porte, inspecter la pièce du regard, comme s’il cherchait quelqu’un pour finalement se diriger vers lui.

— J’espère colonel que vous vous excuserez de votre maladresse de tantôt.

— Je n’ai aucune excuse à vous offrir. Je vous prierais même de retirer cette expression que vous venez d’employer : maladresse… La maladresse est plutôt de votre part puisque vous êtes venu vous jeter sur mon sabre.

Il continua, persifleur jusqu’à ce que son interlocuteur se fâchant, lui dise les paroles qu’il voulait lui voir dire et qui pouvait constituer une insulte.

Tranquillement, posément, il déboutonna l’un de ses gants, l’enleva, et en souffleta le capitaine.

Le duel était inévitable.

Deux personnes étaient témoins de l’affront, et un officier de l’armée, sans passer pour un lâche ne peut se dérober aux réparations d’honneur. Or von Buelow passait pour la plus fine lame de Leuberg et tirait du pistolet presqu’aussi bien. Il savait donc que la perspective d’un duel avec lui était suffisante pour figer le sourire sur les lèvres et abréger une soirée qui ne présentait plus d’intérêt. C’était créer le vide autour de Natalie.

L’habitude des décisions rapides lui avait dicté ce plan de campagne, un peu fou, un peu téméraire. C’est probablement à cause de sa témérité qu’il l’avait adopté tout de suite.

— Colonel, lui dit Rhulman, vous recevrez mes témoins demain matin.

— À vos ordres.

Il fit volte-face et retourna dans le salon, où le bal continuait.

Rhulman ayant perdu tout entrain, ne se sentant plus d’humeur à s’amuser, commanda sa voiture et se retira chez lui.

— Et d’un, songea von Buelow.

Il chercha Natalie. L’ayant aperçue, il la rejoignit.

— Avez-vous vu le capitaine Rhulman, s’enquit-elle. Il est passé au fumoir pour vous rencontrer, il y a quelques minutes. On ne le revoit plus depuis ce temps.

— Le capitaine est indisposé. Il a dû retourner chez lui.

Comme il parlait, un autre des jeunes gens qui faisaient cercle autour de la jeune fille s’approcha d’elle, et lui demanda la prochaine danse.

Elle la lui accorda.

— Il me semblait que vous aviez promis de la danser avec moi.

— Vous ne me l’avez pas demandé.

— Vous avez dû l’oublier.

Le nouveau venu s’impatientait, l’orchestre ayant attaqué les premières mesures.

Von Buelow le toisa des pieds à la tête.

— Mon ami, j’aurais un mot à vous dire.

— Mademoiselle, voulez-vous nous excuser pour un instant.

Il entraîna le cavalier un peu à l’écart, et, tout bas, à l’oreille :

— Quelle arme préférez-vous ? L’épée ou le pistolet ? Je suis d’égale force aux deux. Danser avec Mademoiselle Lowinska, c’est une affaire avec moi.

L’autre crut qu’il plaisantait. Il regarda von Buelow et vit à l’air de décision que ses traits révélaient que la proposition était très sérieuse. Il n’osa pas miser sur le résultat, et saisit pour prendre congé et laisser le champ libre, le premier prétexte qui lui vint à l’idée. Une heure s’était à peine écoulée que von Buelow avait encore deux autres duels sur les bras. Le vide s’accentuait autour de Natalie qui ne comprenait rien à ces défections successives. Elles soupçonnait seulement, à son assiduité près d’elle, von Buelow d’en être l’auteur. Il lui parlait très peu. Elle s’aperçut que la main frémissait qui lui enserrait la taille, et que la voix grave du jeune homme avait soudain des inflexions plus vibrantes et plus douces.

Quel intérêt avait-il à agir ainsi ?

S’il ressentait à son égard, plus que de l’indifférence, il eût profité d’une circonstance où ils dînèrent, presque côte à côte, pour laisser au moins deviner ses sentiments. Elle ne savait que penser et lui gardait rancune de sa façon d’agir. Elle lui en voulait.

Le lendemain matin, quand elle apprit de Rhulman qu’il se battrait en duel à la prochaine aurore, et que, durant la matinée, deux autres de ses amis, voulant qu’elle sache ce qu’ils accomplissaient pour elle, lui annoncèrent la même chose, sa perplexité grandit.

Von Buelow avait causé de tout sauf d’amour. Pas une ombre de cour. Il s’était contenté de l’avoir près de lui, et à lui seul après l’avoir débarrassée des importuns qui s’interposaient entre elle et lui. Elle le détesta de ce qu’elle considérait être de l’égoïsme. Il ne lui vint pas à l’idée qu’il pourrait l’aimer, ni qu’elle pourrait l’aimer. Loin de là, elle le haïssait, elle le détestait pour cette étrange façon de s’imposer à son attention.

Elle ne pouvait s’empêcher de songer à lui. Son souvenir la poursuivait, la hantait, l’obsédait. Qu’adviendrait-il de ces diverses rencontres ?

Tout à coup, s’il allait être blessé, s’il allait être tué. Elle n’avait pas songé à cela. Elle le vit, étendu sur le sol, ensanglanté…

Son cœur se gonfla de pitié, aussi de tendresse. Une crainte folle la tourmenta. Elle pleura.

L’aimait-elle donc ?

Maintenant, elle regrettait son indifférence, petite vengeance concédée à sa vanité de femme, blessée par son indifférence à lui. Elle s’accusait d’être la cause de ce qui allait arriver.

Empêcher ces rencontres ? Il était trop tard !

Pas un ne reculerait.

La journée lui parut longue, horriblement longue, les heures tombaient lentement monotones et cruelles dans la désespérante anxiété de l’attente.

Von Buelow le soir même du bal, choisit ses témoins, deux officiers de son régiment qu’il amena à son château passer la nuit. Il leur dicta ce qu’il voulait d’eux : exiger que le duel ait lieu à l’épée, au premier sang. Le pistolet était une arme trop dangereuse. Il n’avait pas peur du résultat mais il ne voulait pas qu’une simple fantaisie un peu donquichotte dégénéra en drame. Son intention était de désarmer ses adversaires, peut-être aussi de leur faire au bras une simple égratignure. C’eût été dommage qu’un malheur se produisit.

Le lieu de la rencontre ?

Il y a, pas très loin de la ville un bois de cèdres et de sapins qui s’étend sur des milles et des milles. Il renferme à quelques arpents de la grande route, une clairière assez vaste où les ouvriers de la ville et leur famille vont en pique-nique les dimanches chauds d’été. À cette époque de l’année, et surtout à cette heure matinale, aucune âme qui vive ne fréquente cet endroit. Bien des rencontres y eurent lieu. Si les paysages des alentours pouvaient parler ils en raconteraient bien des péripéties tragiques. Si, à certaines places, l’herbe croît plus vigoureuse, c’est que du sang répandu en a fertilisé la terre. Les trois duels auraient lieu successivement à une demi-heure d’intervalle.

Ses dernières instructions données, von Buelow conduisit ses hôtes à leurs chambres, s’installa dans son cabinet de travail, lut un peu pour changer le cours de ses pensées et à son tour, alla demander au sommeil le repos et l’oubli.

Il faisait jour depuis longtemps, quand il se leva. Par les portes-fenêtres de sa chambre, la lumière pénétrait à grands flots. Il sonna son valet.

— Informez-vous auprès de Monsieur Liudman, si les personnes attendues sont venues. Le valet revint peu après. Tout était arrangé et conclu.

Herman fit sa toilette et rejoignit ses hôtes pour le dîner.

L’après-midi, il sortit à cheval, pratiqua ensuite quelques passes d’armes avec l’un de ses seconds, se coucha de bonne heure, pour le lendemain, être frais et dispos.

L’auto était commandée pour cinq heures. Il prit place lui-même au volant.

La lune, masse ronde et d’un blanc laiteux, folâtrait encore dans un ciel pâle. Une lumière diaphane baignait les objets. L’air était sec et froid.

Les vitres de la voiture abaissées, Herman von Buelow aspira l’air matinal qui s’engouffrait dans ses poumons. Il était joyeux comme s’il allait à une fête. Cela venait de ce qu’il avait bien dormi, d’un sommeil réparateur, bienfaisant et calme.

Il examina le terrain, prit ses mesures. Un roulement lointain sur la route lui annonça l’arrivée de Rhulman. Bientôt émergeant d’un bouquet d’arbres, celui-ci flanqué de deux témoins et du médecin s’avança raide et solennel. Il était vêtu d’une jaquette et coiffé d’un haut de forme. Il salua gravement von Buelow, et attendit que les témoins concluent entre eux, les arrangements nécessaires. Comme c’était lui, l’offensé, il avait choisi de se battre à l’épée.

Les deux hommes se décoiffèrent, enlevèrent leur veston et leur gilet, retroussèrent la manche droite de leur chemise jusqu’au coude, portèrent l’arme à la hauteur de la tête, verticalement, pour le salut d’usage, et se mirent en garde.

L’acier des épées brillait faiblement dans la lumière. On entendit le cliquetis du métal entrechoqué.

Von Buelow, après un dégagé, recula, avança, et d’un geste brusque essaya de désarmer son adversaire. Sa tentative n’eut aucun succès. Il dut parer, pour éviter d’être touché. Se tenant quelques instants, sur la défensive il étudia le jeu du capitaine Rhulman. Celui-ci se battait à l’italienne, l’épée vers le bas. Von Buelow changea de tactique, recula, fit une couple de feintes, et se fendant écorcha de la pointe l’avant-bras de l’adversaire. L’honneur était sauf. Le médecin examina la plaie. La coupure était peu profonde ; une coupure de surface, juste suffisante pour amener le sang. Il pansa la blessure.

Rhulman se revêtit, salua aussi gravement qu’à son arrivée et repartit suivi de ses témoins. Il était heureux de s’en tirer à si bon compte, et se félicitait intérieurement de l’issue du combat.

À ses traits étirés et fatigués, l’on pouvait deviner que depuis deux jours, il n’avait guère dormi.

Un quart d’heure après, le second adversaire arrivait à son tour. Le même cérémonial recommença. Plus heureux cette fois, von Buelow réussit à le désarmer. Le troisième était un fonctionnaire du palais royal, ignorant des règles de l’escrime. Comme c’était lui l’offensé, il choisit le pistolet.

Les armes en mains, les adversaires se mirent dos à dos, marchèrent vingt pas chacun de leur côté et se retournèrent. Un coup de feu, une détonation. Les traits de von Buelow se contractèrent. Le projectile l’avait atteint à l’épaule gauche. Heureusement la balle n’avait fait que l’érafler. Quelques lignes de plus, il aurait eu l’épaule fracturée.

C’était maintenant à son tour de tirer. Il maîtrisa sa douleur, visa soigneusement à l’endroit précis où lui-même était frappé. Il vit l’adversaire pâlir dans l’attente horrible de la balle qui peut-être le tuerait. C’était un tout jeune homme. Von Buelow en eut pitié. Le canon du revolver s’éleva, et le coup partit en l’air. Un bruit de branches remuées le fit se retourner. Une forme blanche se dessina sur le vert de la frondaison.

C’était Natalie Lowinska partie seule dans le matin blême pour empêcher que les rencontres aient lieu. Elle arriva trop tard, assez tôt cependant pour être témoin de la conduite chevaleresque du colonel von Buelow.

Il courut à elle.

— Vous aussi. Pourquoi avez-vous commis cette imprudence ?

Elle essaya de parler. Aucun son ne sortit de sa gorge qui se serrait à l’étouffer. Un voile passa devant ses yeux.

Vite von Buelow oublieux de la blessure qui le meurtrissait lui frictionnait les mains. Elle revint à elle, lentement. La voix blanche, elle lui demanda :

— Vous êtes blessé ?

— Très peu… Une éraflure.

Redevenu en possession d’elle-même, elle aida le chirurgien à le panser.

— Ludmon, prenez mon auto pour retourner. Je vous rejoindrai à la ville au Mess des Officiers du Régiment des Dragons. Je reconduis Mademoiselle Lowinska.

Quand le terrain fut évacué, et qu’il fut seul avec Natalie, il passa son bras valide sous celui de la jeune fille et la guida par le petit sentier jusqu’à la grande route.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda-t-elle.

— Parce que je vous aime… Et vous ? M’aimez-vous ?

Ses yeux, ses grands yeux troublants projetèrent dans les siens le mystère profond qu’ils cachaient.

Elle ne répondit pas.

Il se pencha vers son oreille.

— Vous m’épargneriez bien d’autres duels. — Je suis décidé à provoquer tous ceux qui vous approcheront.

Ce fut ainsi que Herman von Buelow et Natalie Lowinska se fiancèrent un matin d’octobre, pendant que le soleil naissant se frayait un chemin au travers des branches ajourées des cyprès et des sapins.