Edouard Garand (74 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 16-18).

V


Herman von Buelow fut bientôt pris dans le tourbillon des réceptions, des fêtes et des galas. Une orgie d’amusements régnait au sein de toutes les classes. C’était la réaction inévitable après les jours de tristesse vécus depuis quatre ans.

Les cafés, les théâtres rouvraient leurs portes. L’opéra chaque soir attirait des foules avides de musique et de spectacles. La Borina triomphait à Leuberg. Personne n’ignorait la passion fatale qu’elle inspirait au jeune roi. Le trésor de l’État passait dans sa bourse. Elle possédait un hôtel, une domesticité nombreuse. Les soirées qu’elle donnait étaient recherchées par l’élite. Les courtisans se pressaient autour d’elle, espérant qu’un mot, une phrase dite à propos leur ferait octroyer les faveurs de la Cour.

Pendant ce temps, chez le peuple, un mécontentement sourd grondait. Un rédacteur de journal s’était même avisé d’écrire un article peu révérencieux pour la personne auguste du souverain. Il disparut. Sans procès, on le jeta en prison, exemple salutaire croyait-on à ceux qui seraient tentés d’imiter le même langage.

Erreur politique profonde ! Un autre reprit la plume arrachée de ses mains. D’autres articles parurent. Karl les ignora. Autour de lui les flatteurs se pressaient. Personne n’osait élever la voix pour lui reprocher sa conduite. Sauf un. Von Buelow. Bravement, sans s’occuper des conséquences qui pourraient résulter pour lui, il morigéna le roi, lui montra ce que sa conduite avait de dangereux, pour lui, pour les institutions dont il était le représentant et pour le pays. Il l’adjura de mettre fin à sa liaison, appelant l’histoire à sa rescousse, lui montrant que les grands cataclysmes qui bouleversèrent les peuples, avaient eu, souventes fois, des causes identiques. Ce fut peine perdue. Ils se quittèrent, brouillés.

— Sire, lui dit von Buelow. Vous me forcez d’agir contre mon cœur. Plus qu’un roi, pour moi, vous êtes un ami. Mais au-dessus de l’amitié, je place l’amour de la patrie. Vous me forcez de grossir le nombre de vos adversaires. Soit. Je vous préviens que vous n’étoufferez pas ma voix.

Le roi sourit. Ce fut sa seule réponse. Dans quelques instants, il filerait vers l’hôtel de la Borina, et oublierait, là, dans l’atmosphère grisante de son boudoir, saturé de parfums, près de cette femme aux formes sculpturales, toutes les vicissitudes de son métier de roi.

Il ne craignait pas von Buelow. Il ne craignait personne. Entraîné par la Borina, il était devenu despote, gouvernait selon son bon plaisir, se débarrassait, dans son entourage, de toutes les créatures qui n’obéissaient pas aveuglement, servilement, à ses caprices.

Pour mieux maintenir son emprise, pour arriver plus facilement à ses fins de domination, la Borina entretenait chez lui le culte de l’orgueil. Elle l’exaltait, le comparait aux grands monarques de jadis, l’amenait à l’absolutisme.

Ne s’était-il pas, tout récemment fait décréter par le parlement des pouvoirs plus absolus ? N’avait-il pas restreint les prérogatives de la chambre des députés.

La Borina atteignait à son but. C’est elle qui régnait. Elle voyait les puissants chaque jour se courber à ses pieds. Elle les voyait humbles et prosternés devant elle, lui quémandant des faveurs.

Les applaudissements et les hommages qui montaient vers elle, aux soirs où sur la scène, elle incarnait les héroïnes des grands opéras, ne suffisaient pas à son tempérament. Elle voulait plus. Ce plus elle l’avait. Elle avait l’âme d’une Cléopâtre ou d’une Pompadour. Elle était pétrie d’orgueil et d’ambition insatiable et remplie d’intrigues.

Aimait-elle Karl III ? Il était possible qu’elle éprouvât pour lui, un certain penchant. Mais ce qu’elle aimait surtout en lui, ce n’était pas l’homme, c’était le souverain.

En se rendant à son palais Karl songea à l’entrevue qu’il venait d’avoir avec von Buelow. Faisant un retour sur lui-même il fut agacé de constater que son ancien camarade d’étude avait raison. Il lui fallait rompre. En serait-il capable ? Il n’était qu’une chose, qu’une petite chose entre les mains de la Borina. Il ne se sentait pas l’énergie nécessaire pour opérer la rupture. Et puis, à quoi bon après tout ? N’était-il pas le maître, maître des destinées de son peuple, libre d’agir à sa guise ! N’était-il pas le roi !

Il ne permettrait pas à un de ses sujets de lui dicter sa conduite. L’idée le frôla de faire subir à von Buelow le même sort qu’au rédacteur en mal de copie qui s’était permis d’écrire sur lui. Ce serait fort bien. Mais une difficulté se dressait. Von Buelow avait des relations. Le nom de von Buelow était chéri de tous les Uraniens. On conservait comme un culte, la mémoire du chancelier qui avait administré le pays avec une sagesse et une prévoyance, dispensatrice de prospérité nationale. Même le faste dont il s’entourait avait créé autour de son nom une sorte de légende.

En franchissant le seuil du palais de la Borina, il déposa tous ses soucis et toutes ses prérogatives royales. Ne pourrait-il pas lui aussi agir à sa guise, sans que la critique s’acharne à ses pas, et morde ses talons.

Ce jour-là, la Borina avait une faveur à lui demander. Elle était plus belle, plus séduisante que jamais. Elle voulait pour l’un de ses frères la position importante de contrôleur des finances du Royaume. Elle songeait à demain, à l’heure où ses charmes seraient rendus impuissants par le temps et l’âge, où l’or royal ne pleuvrait plus dans son escarcelle. En faisant nommer son frère, elle s’assurait à même les biens publics.

Karl promit, ne sachant rien refuser. Le soir même, il signait l’édit. En signant l’édit, il signait sa propre déchéance. Cette nomination commença d’allumer le feu aux poudres, fit des jaloux, des envieux, des mécontentements. La semence était jetée qui germera bientôt.