Œdipe (Voltaire)/Lettres/VII

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Œuvres complètes de Voltaire, Garnier, 1877, Théâtre, tome 1 (pp. 61-111).
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LETTRE VII[1]
À L’OCCASION DE PLUSIEURS CRITIQUES QU’ON A FAITES D’ŒDIPE.

Monsieur, on vient de me montrer une critique[2] de mon Œdipe, qui, je crois, sera imprimée avant que cette seconde édition puisse paraître. J’ignore quel est l’auteur de cet ouvrage. Je suis fâché qu’il me prive du plaisir de le remercier des éloges qu’il me donne avec bonté, et des critiques qu’il fait de mes fautes avec autant de discernement que de politesse.

J’avais déjà reconnu, dans l’examen que J’ai fait de ma tragédie, une bonne partie des défauts que l’observateur relève : mais je me suis aperçu qu’un auteur s’épargne toujours quand il se critique lui-même, et que le censeur veille lorsque l’auteur s’endort. Celui qui me critique a vu sans doute mes fautes d’un œil plus éclairé que moi : cependant je ne sais si, comme j’ai été un peu indulgent, il n’est pas quelquefois un peu trop sévère. Son ouvrage m’a confirmé dans l’opinion où je suis que le sujet d’Œdipe est un des plus difficiles qu’on ait jamais mis au théâtre. Mon censeur me propose un plan sur lequel il voudrait que j’eusse composé ma pièce : c’est au public à en juger ; mais je suis persuadé que, si j’avais travaillé sur le modèle qu’il me présente, on ne m’aurait pas fait même l’honneur de me critiquer. J’avoue qu’en substituant, comme il le veut, Créon à Philoctète, j’aurais peut-être donné plus d’exactitude à mon ouvrage ; mais Créon aurait été un personnage bien froid, et j’aurais trouvé par là le secret d’être à la fois ennuyeux et irrépréhensible.

On m’a parlé de quelques autres critiques : ceux qui se donnent la peine de les faire me feront toujours beaucoup d’honneur, et même de plaisir, quand ils daigneront me les montrer. Si je ne puis à présent profiter de leurs observations, elles m’éclaireront du moins pour les premiers ouvrages que je pourrai composer, et me feront marcher d’un pas plus sûr dans cette carrière dangereuse.

On m’a fait apercevoir que plusieurs vers de ma pièce se trouvaient dans d’autres pièces de théâtre. Je dis qu’on m’en a fait apercevoir ; car, qu’on se rencontre quelquefois dans les mêmes pensées et dans les mêmes tours, il est certain que j’ai été plagiaire sans le savoir, et que, hors ces deux beaux vers de Corneille que j’ai pris hardiment, et dont je parle dans mes lettres, je n’ai eu dessein de voler personne.

Il y a dans les Horaces (I, iii) :

Est-ce vous, Curiace, en croirai-je mes yeux ?

Et dans ma pièce il y avait (I, i) :

Est-ce vous, Philoctète, en croirai-je mes yeux ?

J’espère qu’on me fera l’honneur de croire que j’aurais bien trouvé tout seul un pareil vers. Je l’ai changé cependant, aussi bien que plusieurs autres, et je voudrais que tous les défauts de mon ouvrage fussent aussi aisés à corriger que celui-là.

On m’apporte en ce moment une nouvelle critique de mon Œdipe[3] ; celle-ci me paraît moins instructive que l’autre, mais beaucoup plus maligne. La première est d’un religieux, à ce qu’on vient de me dire ; la seconde est d’un homme de lettres ; et, ce qui est assez singulier, c’est que le religieux possède mieux le théâtre, et l’autre le sarcasme. Le premier a voulu m’éclairer, et y a réussi ; le second a voulu m’outrager, mais il n’en est point venu à bout. Je lui pardonne sans peine ses injures en faveur de quelques traits ingénieux et plaisants dont son ouvrage m’a paru semé. Ses railleries m’ont plus diverti qu’elles ne m’ont offensé ; et même, de tous ceux qui ont vu cette satire en manuscrit, je suis celui qui en ai jugé le plus avantageusement. Peut-être ne l’ai-je trouvée bonne que par la crainte où j’étais de succomber à la tentation de la trouver mauvaise : le public jugera de son prix.

Ce censeur assure, dans son ouvrage, que ma tragédie languira tristement dans la boutique de Ribou, lorsque sa lettre aura dessillé les yeux du public. Heureusement il empêche lui-même le mal qu’il veut me faire : si sa satire est bonne, tous ceux qui la liront auront quelque curiosité de voir la tragédie qui en est l’objet ; et, au lieu que les pièces de théâtre font vendre d’ordinaire leurs critiques, cette critique fera vendre mon ouvrage. Je lui aurai la même obligation qu’Escobar eut à Pascal. Cette comparaison me paraît assez juste ; car ma poésie pourrait bien être aussi relâchée que la morale d’Escobar ; et il y a quelques traits dans la satire de ma pièce qui sont peut-être dignes des Lettres provinciales, du moins pour la malignité.

Je reçois une troisième critique[4] : celle-ci est si misérable que je n’en puis moi-même soutenir la lecture. On m’en promet encore deux autres[5]. Voilà bien des ennemis : si je fais encore une tragédie, où fuirai-je[6] ?



  1. Cette septième lettre ne parut qu’avec la seconde édition d’Œdipe, en 1719. (B.)
  2. C’est celle que j’ai mentionnée sous le n° II, dans ma note, page 9. (B.)
  3. C’est la Lettre à M. de Voltaire, etc. (par Louis Racine), dont il est question sous le n° III, dans ma note, page 9. (B.)
  4. Ce doit être la pièce intitulée : Critique de l’Œdipe de M. de Voltaire, par Le G***, Paris, Gandouin, 1719, in-8o, attribuée à Le Gendre, à Le Grand, et à Le Grimarest. Voyez le n° IV de ma note, page 9. (B.)
  5. Il parut plus de cinq critiques d’Œdipe. Voyez ma note, page 9. (B.)
  6. Toutes les éditions données du vivant de l’auteur se terminent ainsi : « .... la lecture. J’en attends encore deux autres ; voilà bien des ennemis. Mais je souhaite donner bientôt une tragédie qui m’en attire encore davantage. » (B.)

    Nota. La lettre du P. Porée, qui, dans beaucoup d’éditions, a été mise à la suite des sept lettres qu’on vient de lire, a été par moi reportée dans la Correspondance, à la date du 7 janvier 1730. (B.)