Œdipe (Voltaire)/Lettres/VI

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Œuvres complètes de Voltaire, Garnier, 1877, Théâtre, tome 1 (pp. 61-111).
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LETTRE VI
QUI CONTIENT UNE DISSERTATION SUR LES CHŒURS.

Monsieur, il ne me reste plus[1] qu’à parler du chœur que j’introduis dans ma pièce. J’en ai fait un personnage qui paraît à son rang comme les autres acteurs, et qui se montre quelquefois sans parler, seulement pour jeter plus d’intérêt dans la scène, et pour ajouter plus de pompe au spectacle.

Comme on croit d’ordinaire que la route qu’on a tenue était la seule qu’on devait prendre, je m’imagine que la manière dont j’ai hasardé les chœurs est la seule qui pouvait réussir parmi nous.

Chez les anciens, le chœur remplissait l’intervalle des actes, et paraissait toujours sur la scène. Il y avait à cela plus d’un inconvénient ; car, ou il parlait dans les entr’actes de ce qui s’était passé dans les actes précédents, et c’était une répétition fatigante ; ou il prévenait de ce qui devait arriver dans les actes suivants, et c’était une annonce qui pouvait dérober le plaisir de la surprise ; ou enfin il était étranger au sujet, et par conséquent il devait ennuyer.

La présence continuelle du chœur dans la tragédie me paraît encore plus impraticable. L’intrigue d’une pièce intéressante exige d’ordinaire que les principaux acteurs aient des secrets à seconder. Eh ! le moyen de dire son secret à tout un peuple ? C’est une chose plaisante de voir Phèdre, dans Euripide, avouer à une troupe de femmes un amour incestueux, qu’elle doit craindre de s’avouer à elle-même. On demandera peut-être comment les anciens pouvaient conserver si scrupuleusement un usage si sujet au ridicule : c’est qu’ils étaient persuadés que le chœur était la base et le fondement de la tragédie. Voilà bien les hommes, qui prennent presque toujours l’origine d’une chose pour l’essence de la chose même. Les anciens savaient que ce spectacle avait commencé par une troupe de paysans ivres qui chantaient les louanges de Bacchus, et ils voulaient que le théâtre fût toujours rempli d’une troupe d’acteurs qui, en chantant les louanges des dieux, rappelassent l’idée que le peuple avait de l’origine de la tragédie. Longtemps même le poëme dramatique ne fut qu’un simple chœur ; les personnages qu’on y ajouta ne furent regardés que comme des épisodes ; et il y a encore aujourd’hui des savants qui ont le courage d’assurer que nous n’avons aucune idée de la véritable tragédie, depuis que nous en avons banni les chœurs. C’est comme si, dans une même pièce, on voulait que nous missions Paris, Londres et Madrid sur le théâtre, parce que nos pères en usaient ainsi lorsque la comédie fut établie en France.

M. Racine, qui a introduit des chœurs dans Athalie et dans Esther, s’y est pris avec plus de précaution que les Grecs ; il ne les a guère fait paraître que dans les entractes ; encore a-t-il eu bien de la peine à le faire avec la vraisemblance qu’exige toujours l’art du théâtre.

À quel propos faire chanter une troupe de Juives lorsque Esther a raconté ses aventures à Élise ? Il faut nécessairement, pour amener cette musique, qu’Esther leur ordonne de lui chanter quelque air (I, ii) :

Mes filles, chantez-nous quelqu’un de ces cantiques…

Je ne parle pas du bizarre assortiment du chant et de la déclamation dans une même scène ; mais du moins il faut avouer que des moralités mises en musique doivent paraître bien froides après ces dialogues pleins de passion qui font le caractère de la tragédie. Un chœur serait bien mal venu après la déclaration de Phèdre, ou après la conversation de Sévère et de Pauline.

Je croirai donc toujours, jusqu’à ce que l’événement me détrompe, qu’on ne peut hasarder le chœur dans une tragédie qu’avec la précaution de l’introduire à son rang, et seulement lorsqu’il est nécessaire pour l’ornement de la scène ; encore n’y a-t-il que très-peu de sujets où cette nouveauté puisse être reçue. Le chœur serait absolument déplacé dans Bajazet, dans Mithridate, dans Britannicus, et généralement dans toutes les pièces dont l’intrigue n’est fondée que sur les intérêts de quelques particuliers : il ne peut convenir qu’à des pièces où il s’agit du salut de tout un peuple.

Les Thébains sont les premiers intéressés dans le sujet de ma tragédie : c’est de leur mort ou de leur vie dont il s’agit ; et il n’est pas hors des bienséances de faire paraître quelquefois sur la scène ceux qui ont le plus d’intérêt de s’y trouver.



  1. La première édition ne contenait que six lettres. (B.)