Œdipe (Voltaire)/Lettres/V

Œdipe - Lettres I | II | III | IV | V | VI | VII
Œuvres complètes de Voltaire, Garnier, 1877, Théâtre, tome 1 (pp. 61-111).
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LETTRE V
QUI CONTIENT LA CRITIQUE DU NOUVEL ŒDIPE.

Monsieur, me voilà enfin parvenu à la partie de ma dissertation la plus aisée, c’est-à-dire à la critique de mon ouvrage ; et pour ne point perdre de temps, je commencerai par le premier défaut, qui est celui du sujet. Régulièrement, la pièce d’Œdipe devrait finir au premier acte. Il n’est pas naturel qu’Œdipe ignore comment son prédécesseur est mort. Sophocle ne s’est point mis du tout en peine de corriger cette faute ; Corneille, en voulant la sauver, a fait encore plus mal que Sophocle ; et je n’ai pas mieux réussi qu’eux. Œdipe, chez moi, parle ainsi à Jocaste (acte Ier, scène iii) :

On m’avait toujours dit que ce fut un Thébain
Qui leva sur son prince une coupable main.

[1]Pour moi, qui, sur son trône élevé par vous-même,

Deux ans après sa mort ai ceint le diadème,
Madame, jusqu’ici respectant vos douleurs,
Je n’ai point rappelé le sujet de vos pleurs,
Et, de vos seuls périls chaque jour alarmée,
Mon âme à d’autres soins sembla t être fermée.

Ce compliment ne me paraît point une excuse valable de l’ignorance d’Œdipe. La crainte de déplaire à sa femme en lui parlant de son premier mari ne doit point du tout l’empêcher de s’informer des circonstances de la mort de son prédécesseur : c’est avoir trop de discrétion et trop peu de curiosité. Il ne lui est pas permis non plus de ne point savoir l’histoire de Phorbas : un ministre d’État ne saurait jamais être un homme assez obscur pour être en prison plusieurs années sans qu’on n’en sache rien.

Jocaste a beau dire (acte Ier, scène iii) :

Dans un château voisin conduit secrètement,
Je dérobai sa tête à leur emportement ;


on voit bien que ces deux vers ne sont mis que pour prévenir la critique ; c’est une faute qu’on tache de déguiser, mais qui n’est pas moins faute.

Voici un défaut plus considérable qui n’est pas du sujet, et dont je suis seul responsable ; c’est le personnage de Philoctète. Il semble qu’il ne soit venu à Thèbes que pour y être accusé ; encore est-il soupçonné peut-être un peu légèrement, il arrive au premier acte, et s’en retourne au troisième ; on ne parie de lui que dans les trois premiers actes, et on n’en dit pas un seul mot dans les deux derniers. Il contribue un peu au nœud de la pièce, et le dénoûment se fait absolument sans lui. Ainsi il paraît que ce sont deux tragédies dont l’une roule sur Philoctète et l’autre sur Œdipe.

J’ai voulu donner à Philoctète le caractère d’un héros ; mais j’ai bien peur d’avoir poussé la grandeur d’âme jusqu’à la fanfaronnade. Heureusement, j’ai lu dans Mme  Dacier qu’un homme peut parler avantageusement de soi lorsqu’il est calomnié. Voilà le cas où se trouve Philoctète : il est réduit par la calomnie à la nécessité de dire du bien de lui-même. Dans une autre occasion, j’aurais taché de lui donner plus de politesse que de fierté ; et s’il s’était trouvé dans les mêmes circonstances que Sertorius et Pompée, j’aurais pris la conversation héroïque de ces deux grands hommes pour modèles, quoique je n’eusse pas espéré de l’atteindre. Mais comme il est dans la situation de Nicomède, j’ai donc cru devoir le faire parler à peu près comme ce jeune prince, et qu’il lui était permis de dire : un homme tel que moi, lorsqu’on l’outrage. Quelques personnes s’imaginent que Philoctète était un pauvre écuyer d’Hercule, qui n’avait d’autre mérite que d’avoir porté ses flèches, et qui veut s’égaler à son maître dont il parle toujours. Cependant il est certain que Philoctète était un prince de la Grèce, fameux par ses exploits, compagnon d’Hercule, et de qui même les dieux avaient fait dépendre le destin de Troie. Je ne sais si je n’en ai point fait en quelques endroits un fanfaron ; mais il est certain que c’était un héros.

Pour l’ignorance où il est, en arrivant, sur les affaires de Thèbes, je ne la trouve pas moins condamnable que celle d’Œdipe. Le mont Œta, où il avait vu mourir Hercule, n’était pas si éloigné de Thèbes qu’il ne pût savoir aisément ce qui se passait dans cette ville. Heureusement, cette ignorance vicieuse de Philoctète m’a fourni une exposition du sujet qui m’a paru assez bien reçue ; et c’est ce qui me persuade que les beautés d’un ouvrage naissent quelquefois d’un défaut.

Dans toutes les tragédies, on tombe dans un écueil tout contraire. L’exposition du sujet se fait ordinairement à un personnage qui en est aussi bien informé que celui qui lui parle. On est obligé, pour mettre les auditeurs au fait, de faire dire aux principaux acteurs ce qu’ils ont dû vraisemblablement déjà dire mille fois. Le point de perfection serait de combiner tellement les événements, que l’acteur qui parle n’eût jamais dû dire ce qu’on met dans sa bouche que dans le temps même où il le dit. Telle est, entre autres exemples de cette perfection, la première scène de la tragédie de Bajazet. Acomat ne peut être instruit de ce qui se passe dans l’armée ; Osmin ne peut savoir des nouvelles du sérail ; ils se font l’un à l’autre des confidences réciproques qui instruisent et qui intéressent également le spectateur ; et l’artifice de cette exposition est conduit avec un ménagement dont je crois que Racine seul était capable.

Il est vrai qu’il y a des sujets de tragédie où l’on est tellement gêné par la bizarrerie des événements, qu’il est presque impossible de réduire l’exposition de sa pièce à ce point de sagesse et de vraisemblance. Je crois, pour mon bonheur[2], que le sujet d’Œdipe est de ce genre ; et il me semble que, lorsqu’on se trouve si peu maître du terrain, il faut toujours songer à être intéressant plutôt qu’exact : car le spectateur pardonne tout, hors la longueur ; et lorsqu’il est une fois ému, il examine rarement s’il a raison de l’être.

À l’égard de ce souvenir d’amour[3] entre Jocaste et Philoctète, j’ose encore dire que c’est un défaut nécessaire. Le sujet ne me fournissait rien par lui-même pour remplir les trois premiers actes ; à peine même avais-je de la matière pour les deux derniers. Ceux qui connaissent le théâtre, c’est-à-dire ceux qui sentent les difficultés de la composition aussi bien que les fautes, conviendront de ce que je dis. Il faut toujours donner des passions aux principaux personnages. Eh ! quel rôle insipide aurait joué Jocaste, si elle n’avait eu du moins le souvenir d’un amour légitime, et si elle n’avait craint pour les jours d’un homme qu’elle avait autrefois aimé[4] ?

Il est surprenant que Philoctète aime encore Jocaste après une si longue absence : il ressemble assez aux chevaliers errants, dont la profession était d’être toujours fidèles à leurs maîtresses. Mais je ne puis être de l’avis de ceux qui trouvent Jocaste trop âgée pour faire naître encore des passions : elle a pu être mariée si jeune, et il est si souvent répété dans la pièce qu’Œdipe est dans une grande jeunesse, que, sans trop presser les temps, il est aisé de voir qu’elle n’a pas plus de trente-cinq ans. Les femmes seraient bien malheureuses si on n’inspirait plus de sentiments à cet âge.

Je veux que Jocaste ait plus de soixante ans dans Sophocle et dans Corneille ; la construction de leur fable n’est pas une règle pour la mienne ; je ne suis pas obligé d’adopter leurs fictions : et s’il leur a été permis de faire revivre dans plusieurs de leurs pièces des personnes mortes depuis longtemps, et d’en faire mourir d’autres qui étaient encore vivantes, on doit bien me passer d’ôter à Jocaste quelques années.

Mais je m’aperçois que je fais l’apologie de ma pièce au lieu de la critique que j’en avais promise ; revenons vite à la censure.

Le troisième acte n’est point fini : on ne sait pourquoi les acteurs sortent de la scène. Œdipe dit à Jocaste (acte Ier, scène v) :

Suivez mes pas, rentrons ; il faut que j’éclaircisse
Un soupçon que je forme avec trop de justice.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Suivez-moi,
Et venez dissiper ou combler mon effroi.

Mais il n’y a pas de raison pour qu’Œdipe éclaircisse son doute plutôt derrière le théâtre que sur la scène : aussi, après avoir dit à Jocaste de le suivre, revient-il avec elle le moment d’après, et il n’y a aucune autre distinction entre le troisième et le quatrième acte que le coup d’archet qui les sépare.

La première scène du quatrième acte est celle qui a le plus réussi ; mais je ne me reproche pas moins d’avoir fait dire dans cette scène à Jocaste et à Œdipe tout ce qu’ils avaient dû s’apprendre depuis longtemps. L’intrigue n’est fondée que sur une ignorance bien peu vraisemblable : j’ai été obligé de recourir à un miracle pour couvrir ce défaut du sujet.

Je mets dans la bouche d’Œdipe (acte IV, scène ire) :

Enfin je me souviens qu’aux champs de la Phocide
(Et je ne conçois pas par quel enchantement
J’oubliais jusqu’ici ce grand événement ;
La main des dieux sur moi si longtemps suspendue
Semble ôter le bandeau qu’ils mettaient sur ma vue) :
Dans un chemin étroit je trouvai deux guerriers, etc.

Il est manifeste que c’était au premier acte qu’Œdipe devait raconter cette aventure de la Phocide ; car, dès qu’il apprend de la bouche du grand-prêtre que les dieux demandent la punition du meurtrier de Laïus, son devoir est de s’informer scrupuleusement et sans délai de toutes les circonstances de ce meurtre. On doit lui répondre que Laïus a été tué en Phocide, dans un chemin étroit, par deux étrangers : et lui, qui sait que, dans ce temps-là même, il s’est battu contre deux étrangers en Phocide, doit soupçonner dès ce moment que Laïus a été tué de sa main. Il est triste d’être obligé, pour cacher cette faute, de supposer que la vengeance des dieux ôte dans un temps la mémoire à Œdipe, et la lui rend dans un autre. La scène suivante d’Œdipe et de Phorbas me paraît bien moins intéressante chez moi que dans Corneille. Œdipe, dans ma pièce, est déjà instruit de son malheur avant que Phorbas achève de l’en persuader ; Phorbas ne laisse l’esprit du spectateur dans aucune incertitude, il ne lui inspire aucune surprise, il ne doit donc point l’intéresser. Dans Corneille, au contraire, Œdipe, loin de se douter d’être le meurtrier de Laïus, croit en être le vengeur, et il se convainc lui-même en voulant convaincre Phorbas. Cet artifice de Corneille serait admirable, si Œdipe avait quelque lieu de croire que Phorbas est coupable, et si le nœud de la pièce n’était pas fondé sur un mensonge puéril.

C’est un conte

Dont Phorbas, au retour, voulut cacher sa honte.

Acte IV, scène iv.

Je ne pousserai pas plus loin la critique de mon ouvrage ; il me semble que j’en ai reconnu les défauts les plus importants. On ne doit pas en exiger davantage d’un auteur, et peut-être un censeur ne m’aurait-il pas plus maltraité. Si on me demande pourquoi je n’ai pas corrigé ce que je condamne, je répondrai qu’il y a souvent dans un ouvrage des défauts qu’on est obligé de laisser malgré soi ; et d’ailleurs il y a peut-être autant d’honneur à avouer ses fautes[5] qu’à les corriger. J’ajouterai encore que j’en ai ôté autant qu’il en reste : chaque représentation de mon Œdipe était pour moi un examen sévère où je recueillais les suffrages et les censures du public, et j’étudiais son goût pour former le mien. Il faut que j’avoue que monseigneur le prince de Conti est celui qui m’a fait les critiques les plus judicieuses et les plus fines[6]. S’il n’était qu’un particulier, je me contenterais d’admirer son discernement ; mais puisqu’il est élevé au-dessus des autres par son rang autant que par son esprit, j’ose ici le supplier d’accorder sa protection aux belles-lettres dont il a tant de connaissance.

J’oubliais de dire que j’ai pris deux vers dans l’Œdipe de Corneille. L’un est au premier acte (scène ire) :

Ce monstre à voix humaine, aigle, femme, et lion.

L’autre est au dernier acte[7] ; c’est une traduction de Sénèque ; Œdip., act. V, v. 950 :

. . . . . . . Nec sepultis mistus, et vivis tamen
Exemptus
. . . . .
Et le sort qui l’accable
Des morts et des vivants semble le séparer.

Je n’ai point fait scrupule de voler ces deux vers, parce qu’ayant précisément la même chose à dire que Corneille, il m’était impossible de l’exprimer mieux ; et j’ai mieux aimé donner deux bons vers de lui que d’en donner deux mauvais de moi.

Il me reste à parler de quelques rimes que j’ai hasardées dans ma tragédie. J’ai fait rimer frein à rien[8], héros à tombeaux, contagion à poison, etc. Je ne défends point ces rimes, parce que je les ai employées ; mais je ne me suis servi que parce que je les ai crues bonnes. Je ne puis souffrir qu’on sacrifie à la richesse de la rime toutes les autres beautés de la poésie, et qu’on cherche plutôt à plaire à l’oreille qu’au cœur et à l’esprit. On pousse même la tyrannie jusqu’à exiger qu’on rime pour les yeux encore plus que pour les oreilles. Je ferois, j’aimerois, etc., ne se prononcent point autrement que traits et attraits ; cependant on prétend que ces mots ne riment point ensemble, parce qu’un mauvais usage veut qu’on les écrive différemment. M. Racine avait mis dans son Andromaque (III, i) :

M’en croirez-vous ? lassé de ses trompeurs attraits,
Au lieu de l’enlever, seigneur, je la fuirois.

Le scrupule lui prit, et il ôta la rime fuirois, qui me paraît, à ne consulter que l’oreille, beaucoup plus juste que celle de jamais qu’il lui substitua.

La bizarrerie de l’usage, ou plutôt des hommes qui l’établissent, est étrange sur ce sujet comme sur bien d’autres. On permet que le mot abhorre, qui a deux r, rime avec encore, qui n’en a qu’une. Par la même raison, tonnerre et terre devraient rimer avec père et mère : cependant on ne le souffre pas, et personne ne réclame contre cette injustice.

Il me paraît que la poésie française y gagnerait beaucoup, si on voulait secouer le joug de cet usage déraisonnable et tyrannique. Donner aux auteurs de nouvelles rimes, ce serait leur donner de nouvelles pensées, car l’assujettissement à la rime fait que souvent on ne trouve dans la langue qu’un seul mot qui puisse finir un vers : on ne dit presque jamais ce qu’on voulait dire ; on ne peut se servir du mot propre ; on est obligé de chercher une pensée pour la rime, parce qu’on ne peut trouver de rime pour exprimer ce que l’on pense.

C’est à cet esclavage qu’il faut imputer plusieurs impropriétés qu’on est choqué de rencontrer dans nos poëtes les plus exacts. Les auteurs sentent encore mieux que les lecteurs la dureté de cette contrainte, et ils n’osent s’en affranchir. Pour moi, dont l’exemple ne tire point à conséquence, j’ai taché de regagner un peu de liberté ; et si la poésie occupe encore mon loisir, je préférerai toujours les choses aux mots, et la pensée à la rime.



  1. Ce vers et le suivant ne sont dans aucune édition d’Œdipe. La première même contient les deux qu’on lit aujourd’hui. (B.)
  2. On lit bonheur dans les éditions de 1768 et 1775. Il y a honneur dans celles de 1719. (B.)
  3. Les éditions antérieures à celles de Kehl portent : « À l’égard de l’amour de Jocaste et de Philoctète ». (B.)
  4. Voyez l’épître dédicatoire d’Oreste à la duchesse du Maine.
  5. C’est ainsi qu’on lit dès la seconde édition. Mais dans la première, il y a : « Et d’ailleurs j’ai peut-être autant de plaisir à les avouer que j’en aurais à les corriger ». (B.)
  6. Il est tout naturel que Voltaire encense ici le prince de Conti, qui, après la première représentation d’Œdipe, lui adressa une pièce de vers enthousiaste.
  7. Scène vi.
  8. L’auteur a depuis changé les vers où était cette rime (acte II, scène ire), qui lui avait été reprochée par La Grange Chancel, dans l’épître dont j’ai parlé ci-dessus, dans ma note, page 9.

    . . . . De frein avec rien tu n’as pas d’éloquence
    Qui fasse tolérer l’horrible dissonance.

    Voyez les Variantes, à la suite d’Œdipe. (B.)