Garnier Frères (3p. 105-118).


Le Culte du mal.
(Suite.)


C’était ces paroles d’amour et de bénédiction qu’Ops avait recueillies comme un oracle ; c’était cette suave figure qu’il avait entrevue. Il s’était levé pour la chercher, pour la voir encore et l’entendre de plus près. Mais le chant ayant cessé, les époux s’étant endormis dans la barque cachée sous les saules, Ops avait cherché en vain, et, persuadé qu’il avait été visité en songe par une vision délicieuse, il était venu au rendez-vous des exilés, décidé à rendre compte de la révélation qu’il croyait posséder.

Évenor dirigea la barque vers la rive opposée à celle d’où Ops était venu vers lui, et, contemplant son visage doux et bouleversé d’émotion, il lui demanda son nom et celui de sa tribu.

Croyant parler à un dieu, Ops, qui, du moment où il était monté dans la barque, s’était tenu tremblant sans oser lever les yeux sur lui et encore moins sur Leucippe, lui répondit d’un ton suppliant et respectueux :

— « Mon nom, tu le sais, esprit des eaux, esprit secourable et bon ! Je suis Ops, le plus jeune des exilés de la tribu errante. Tu dois connaître nos infortunes à tous, et les miennes particulièrement, puisque tu daignes m’attirer jusqu’à toi sur le dos du cygne magique. Veuille me pardonner l’état misérable où tu me vois. Je devrais venir à toi les mains pleines d’offrandes ; mais je ne possède rien, et cette sombre forêt est inclémente pour les hommes. Considère, ô esprit des eaux, que je suis à peine sorti de l’adolescence, et que j’ai été entraîné par la crainte plus que par la méchanceté, à quitter ma famille et la tribu des hommes anciens. Nous avons été ingrats, mais nous ne leur avons point fait de mal ; tout le mal a été pour nous, puisque nous leur avons laissé les régions supérieures du plateau où la terre produit des fruits et nourrit des animaux doux en grande abondance, pour venir bâtir, à la limite des rochers, une ville pauvre, sur un sol maigre où il nous a fallu vivre de chair et de sang…

— Ainsi, dit Évenor, que le nom du jeune homme avait fait tressaillir, les hommes du plateau sont restés heureux et tranquilles du côté des biens de la terre ; mais ils ont vu partir tous leurs enfants mâles, et maintenant ils sont tristes et délaissés ? D’où vient donc, fils cruels, que vous avez abandonné ainsi vos mères et que vous vivez sans sœurs et sans épouses au fond des bois ? Et toi qui me parles, n’avais-tu pas une mère tendre entre toutes les autres, et ne crains-tu pas que ton absence ne lui donne la mort ? »

Ops, croyant que l’esprit irrité interrogeait sa faute dans son cœur, raconta toute l’histoire des trois tribus, en accusant sa propre faiblesse, mais en se défendant avec sincérité d’avoir jamais pris part aux fureurs de la tribu errante et au culte de l’esprit du mal.

Quand Évenor connut toutes ces choses, il interrogea plus particulièrement Ops sur ses parents ; puis, s’adressant à Leucippe dans la langue des dives, il lui dit :

— Tu as entendu, ô ma chère Leucippe, comme les hommes sont devenus insensés et malheureux. Regarde cet adolescent, que je n’ose encore presser dans mes bras ; plains-le, et aime-le comme ton frère, car il est le mien : il est le fils de mon père et de ma mère, et je ne puis me fier à lui ! Hélas ! pourrons-nous-ramener à Dieu le cœur de ces exilés qui errent misérables et privés d’amour ? C’est peut-être ainsi que je fusse devenu, même dans le beau jardin d’Éden, si Dieu ne m’eût permis de te rencontrer, ô ma bien-aimée ! L’absence de la femme est pour l’homme la mort de l’âme. Mais le malheur a développé chez ceux-ci le besoin d’invoquer la toute-puissance, et quoiqu’ils l’invoquent précisément sous les attributs qui lui sont contraires, la haine et la vengeance, ils sont peut-être plus faciles à ramener et à éclairer que ceux de la nouvelle tribu sédentaire. Je vois bien que Mos est un esprit troublé et qu’il s’est fait le prêtre de la folie ; mais Sath, qui s’est fait, par la violence envers ses semblables et le mépris des choses célestes, le prêtre de l’indifférence, sera peut-être plus fatal à sa race.

— Je le crois comme toi, dit Leucippe, mais je redoute les premiers moments que nous allons passer parmi ces hommes égarés. Puisqu’ils croient à un pouvoir supérieur à la force humaine, et que ton frère nous invoque comme des esprits secourables, ne te hâte pas de les détromper, et crains que s’ils me connaissent pour une mortelle semblable à eux, quelqu’un d’entre eux ne veuille m’arracher à toi. »

Cette crainte fit frémir Évenor.

— « Hélas ! dit-il, est-ce ainsi que je devais retrouver les hommes de ma race ? Et ces frères que je croyais pouvoir presser dans mes bras avec transport après une si longue absence, sont-ils donc des ennemis et des fléaux que je dois redouter plus que les flots de la mer et les monstres de l’abîme ! Ô Téleïa, si tu avais prévu de tels dangers pour ta fille adorée, l’aurais-tu poussée à les affronter avec moi ?

— Conduis-moi dans ta tribu auprès de tes parents, reprit Leucippe. Là, tu enseigneras aux hommes jeunes qui y sont restés, l’art de naviguer sur les eaux. Alors, nous repasserons ce fleuve avec eux, et nous viendrons chercher ceux-ci, pour ramener leurs âmes et leurs corps égarés dans le désespoir et la solitude.

— La prudence conseille ce parti, répondit Évenor, et pourtant le devoir me défend d’abandonner ces hommes qui se disposent à aller égorger leurs frères, si je ne réussis pas à les en détourner. Tiens, Leucippe, allons les trouver ; je descendrai sans toi sur le rivage avec Ops. Toi, tu te tiendras à portée de fuir s’il m’arrive malheur. Tu reprendras la mer, que tu sais maintenant affronter aussi bien que moi-même, et tu iras dire à la dive : Évenor nous attend maintenant dans un monde meilleur, car il a fait son devoir dans celui-ci.

— Non, je ne fuirai pas, dit Leucippe. Puisque tu abandonnes ta vie au devoir, j’abandonne la mienne aussi. Donne-moi un de ces dards avec lesquels tu as tué la première biche dans l’Éden. Je ne crains rien des hommes : je saurai me tuer avant de devenir leur proie. »