Garnier Frères (3p. 89-101).


Le Culte du mal.
(Suite.)


Et comme les exilés écoutaient et commentaient avec irrésolution en eux-mêmes les paroles du jeune homme, celui-ci, dont la physionomie était plus douce et l’œil plus rêveur qu’aucun des hommes nés depuis Évenor, regarda le premier sourire du crépuscule qui argentait le cours paresseux du fleuve, et, joignant les mains dans une sorte de ravissement extatique, il s’écria :

— J’ai bien parlé ! j’ai parlé comme il m’était commandé, car le voici, qui se montre à moi, et si vos yeux ne sont pas obscurcis par le mensonge, vous pouvez le voir aussi bien que je le vois ; là, sur les eaux, debout sur un cygne brun plus grand que tous ceux que produit la terre. Voyez ! voyez s’il n’est pas tel que je vous ai dit ! sa figure est celle d’une fille plus belle que toutes les filles qui naissent parmi nous, et sa voix chante mieux que le rossignol dans les nuits de printemps !

Ops s’élança vers le rivage ; tous le suivirent, tous regardèrent, tous virent et entendirent ce qu’il annonçait : un cygne brun gigantesque, aux ailes blanches doucement gonflées, portant sur son dos une femme d’une beauté angélique, vêtue d’un brillant tissu d’amyante et d’une chlamyde de peau de panthère tachetée. Sa longue chevelure flottait à la brise matinale avec les bandelettes étoilées d’or et d’argent qui en séparaient les longs anneaux naturellement bouclés, et sa douce voix murmurait un chant mystérieux dans une langue inconnue aux hommes.

Mais, à son tour, celle qu’ils prenaient pour une divinité et qui, relativement à eux, pouvait être appelée ainsi, les vit et les entendit. Elle cessa de chanter l’hymne sacré des dives qui lui avait été enseigné, et dont elle saluait l’heure matinale du départ, comme pour bénir ou consacrer chaque journée de son aventureux voyage. Effrayée à l’aspect de ces hommes farouches, hérissés, laids et souillés comme tous ceux qui vivent loin du regard des femmes, elle quitta la proue de la barque, et, se réfugiant auprès de son époux assis au gouvernail, et jusque-là caché aux exilés par le déploiement des voiles :

— Évenor, lui dit-elle, cesse de nous diriger sur ce rivage ; tu t’es trompé, cette rivière ne nous a pas donné l’entrée de la terre des hommes, car ceux que je viens de voir sont des êtres qui ne te ressemblent pas.

Évenor se pencha et vit les hommes de sa race ; il douta un instant, et, cessant de ramer :

— Ce ne sont point là les hommes de ma tribu, dit-il ; ils sont d’un aspect moins doux et ne paraissent point heureux. Pourtant, ce sont des hommes, ma chère Leucippe, et notre mission s’étend à tous ceux qui ont le don de la parole.

L’hésitation de ce qu’ils appelaient le cygne brun changea en cris de détresse la muette stupeur des exilés. Persuadés que des esprits sortis du sein de l’onde venaient à leur secours, ils les attendaient avec un mélange de crainte et d’admiration ; mais quand ils crurent que le cygne, arrêté sur les flots, allait s’envoler ou plonger sans toucher leur rivage, ils se jetèrent à genoux, étendirent les mains, et, suppliants, invoquèrent la protection des génies de l’eau.

— Tu le vois, dit Évenor à Leucippe, ils nous appellent et nous reconnaissent pour des êtres de leur espèce. Ils parlent, par conséquent, ils pensent, et, par là, ils sont nos frères. Cesse donc de les craindre, et permets-moi d’approcher pour les interroger sur mes parents.

— « Leurs cris m’épouvantent, dit Leucippe. Leur apparence me répugne. Je ne vois point de femmes parmi eux, à moins que ce ne soit celui-ci qui vient à nous en s’enfonçant dans l’eau jusqu’à la poitrine, et dont la figure paraît plus douce que celle des autres. Approchons-nous, car je vois qu’il ne sait point nager, non plus que les autres qui le suivent en tremblant. Laissons-le monter sur notre cygne (Leucippe elle-même appelait ainsi la barque ouvrage d’Évenor), et sachons ce qu’ils nous crient ; sachons ce que nous avons à craindre ou à espérer de leur rencontre.

Évenor céda au désir de Leucippe. Il tendit une de ses rames au jeune Ops, qui s’efforçait de l’atteindre et qui, aidé par lui, monta sur le cygne. Les autres, encouragés par son exemple, l’eussent suivi, au risque de faire sombrer la légère embarcation ; mais Évenor l’éloigna d’eux rapidement, tandis que Leucippe, se levant de nouveau à la proue et les repoussant tous d’un geste plein d’autorité, les remplit d’une terreur superstitieuse. Ils regagnèrent la rive, regardant et parlant tous avec agitation. De ce moment, Mos ne fut plus pour eux qu’un faux prêtre, adorateur d’un faux dieu. Le véritable esprit, c’était le cygne ; l’homme et la femme qu’il portait étaient ses oracles, et Ops qui l’avait annoncé et que l’on voyait seul accueilli par lui, était l’élu du ciel et le prophète de la tribu errante.

Ce n’était point par l’effet d’une divination supérieure que ce jeune homme avait révélé l’apparition qui tout-à-coup venait confirmer sa parole. La nuit précédente, couché seul sur le sable de la mer, il eût pu voir, à la clarté des étoiles, le cygne cingler sur les vagues et s’arrêter à l’embouchure de la rivière. Là, tandis qu’Évenor amarrait son esquif pour passer la nuit au rivage, avant de s’engager dans les eaux fluviales, Leucippe était descendue à terre, et hasardant quelques pas sur cette rive inconnue, elle avait passé, sans le voir, auprès d’Ops endormi. Le sommeil des sauvages est méfiant et léger. Ops avait été réveillé par les pas de Leucippe. Il avait vu ses traits éclairés par la lune, et, immobile de surprise et de ravissement, il avait pu la contempler un instant. Mais elle s’était éloignée et comme évanouie dans l’ombre, et, rejoignant son époux, elle avait chanté l’hymne du soir d’une voix lointaine, douce comme la brise.