Garnier Frères (3p. 121-135).


XI

La Famille.


Cependant, Évenor et Leucippe jugèrent prudent de remonter dans leur barque jusqu’à un îlot voisin, séparé de la tribu errante par un canal étroit et profond. De là ils pouvaient converser avec elle et fuir facilement en cas d’hostilité.

Ils abordèrent à cet îlot ombragé par le côté opposé aux regards des exilés, et la barque, cachée dans les roseaux, ne put être examinée de trop près. Ce fut une heureuse inspiration, et l’oiseau magique que ces hommes crédules n’avaient pas encore compris, conserva son prestige et assura l’autorité du couple divin parmi eux.

Quand les exilés, remontant aussi le rivage, furent en face de l’île, Évenor leur dit d’un ton sévère :

— « Lequel de vous est Mos, qui se prétend inspiré de l’esprit, et qui vous a révélé l’existence d’un pouvoir appelé le méchant, le cruel et l’implacable ? »

Mos s’avança, désigné et forcé par les autres à montrer son visage couvert de honte et de dépit.

— « C’est moi, dit-il, qui ai vu cet esprit en rêve et qui ai reçu de lui les ordres que j’ai transmis à mes frères ! Si tu es ce même esprit, revêtu d’une forme plus douce et porteur de paroles plus belles, je suis prêt à te rendre hommage. Je vois à tes armes brillantes, faites d’une matière inconnue, que tu nous apportes la guerre. Donne-nous donc à tous des armes comme celles-ci, et guide-nous au combat. Vous le voyez, ajouta-t-il en se tournant vers les exilés, vos sacrifices ont été accueillis, et voici qu’un Dieu vient à vous, non plus terrible et hideux comme il m’apparaissait dans sa colère, mais souriant et propice, tel qu’il est devenu depuis que, par nos hommages et l’offrande de mon sang, nous avons su l’apaiser.

— Mos, reprit Évenor, tu es plus rusé dans ton délire que je ne l’aurais imaginé. Mais détrompe-toi et hâte-toi de détromper ces hommes égarés par toi dans le rêve d’un culte impie. Ce n’est pas l’offrande du sang qui m’attire et me décide à venir à vous. »

Et il ajouta, en leur montrant Ops, qui était à ses côtés :

« C’est la parole douce de cet enfant, que je consens à instruire, afin qu’il devienne votre conseil et votre guide. Quant à toi, Mos, nous t’instruirons aussi pourvu que tu le désires sincèrement et que tu reconnaisses ton erreur, car tu as été la dupe de tes songes, et l’esprit méchant que tu as révélé n’a jamais existé qu’en toi-même. »

L’arrêt d’Évenor fut accepté au delà de ce qu’il avait souhaité, car les exilés, indignés contre Mos, voulurent le frapper et le chasser d’au milieu d’eux. Mais Évenor ne voulait pas inaugurer sa révélation par des actes de violence. Il commanda qu’on le laissât tranquille, et comme il avait peine à calmer leurs esprits, il leur dit :

— « Je vous abandonnerai, si vous ne respectez pas la vie et la liberté de cet homme, car je le mets sous la protection de la fille du Ciel. Écoutez, hommes de douleurs et de ténèbres : Cette femme est un être consacré par la parole divine. Elle a été élevée et instruite par un esprit supérieur, par une dive, héritière des secrets de la race illustre qui posséda la terre avant nous. J’ai été, comme elle, initié et consacré par la notion divine et par l’hyménée religieux, dans le beau jardin de l’Éden, un lieu splendide où la terre est toujours fleurie et l’air toujours pur, mais qui n’est accessible aujourd’hui qu’aux élus du ciel. Respectez donc cette femme comme un gage d’alliance entre le ciel et vous ; écoutez sa parole inspirée, et qu’elle-même vous dise pourquoi elle pardonne à ce coupable et vous commande de lui pardonner.

— Qu’elle parle, s’écrièrent les exilés, que la femme parle, et nous l’écouterons comme toi-même. »

Alors Leucippe, faisant un effort sur sa timidité méfiante, leur dit en désignant Mos vaincu et attéré :

— « Cet homme a subi le mal du désespoir, et s’il vous a trompés, c’est parce qu’il s’est trompé lui-même. Il a cru trouver votre salut dans sa pensée, et maintenant il voit qu’il vous eût conduits à votre perte et à la sienne ; car les libres sont plus forts et mieux défendus que vous, et à présent qu’ils ont épousé des femmes, c’est par eux seuls que ces femmes doivent être gardées et protégées. Ils n’ont eu, dans le principe, d’autres droits sur elles et sur vous que celui de la force. Vous avez reconnu que ce droit était inique. Comment pourrait-il devenir légitime entre vos mains plus qu’il ne l’est dans les leurs ? Est-ce par la violence que vous réparerez la violence et par le mal que vous détruirez le mal ? Cessez donc d’être jaloux de la possession de ces femmes qui sont devenues impures si elles ont cédé sans rougir à la brutalité de vos aînés, et qui le seraient encore plus si elles cédaient maintenant à la vôtre. Ce n’est pas dans le sang et dans la fureur que Dieu consent à bénir l’amour : c’est dans l’innocence et dans la liberté des âmes. Songez donc à retourner dans la tribu de vos pères et à leur demander le pardon de votre fuite et la bénédiction de vos mariages. Les vierges pures sont restées auprès d’eux, d’autres ont eu la sagesse et la fierté d’y retourner, aimant mieux vivre sans époux et sans enfants que sans respect et sans amour. Allez donc faire oublier votre folie. Lavez sur vos corps ce sang des animaux dont vous êtes couverts, et que vos mains se dessèchent plutôt que de jamais verser le sang humain. Renversez votre autel impie, ou consacrez-le par un nouveau culte avant de l’abandonner, afin que si vos enfants se répandent de nouveau quelque jour dans ces forêts sauvages, ils puissent dire : C’est là que nos pères ont été réconciliés avec le ciel. »

La parole d’Évenor avait été accueillie avec soumission ; celle de Leucippe le fut avec enthousiasme. Sa beauté exerçait un prestige irrésistible, et malgré l’égarement de ces hommes, elle dominait leurs instincts par la céleste chasteté qui émanait de son regard et de son attitude. Bien qu’Évenor, répugnant au mensonge, leur eût dit qu’elle appartenait à leur race, ils voyaient en elle un esprit si réellement supérieur à eux, qu’ils se sentaient forcés au respect et même à la crainte. Mos lui-même, quoique dépossédé de son influence, était ému, et son exaltation changeait de but et de nature.