Évelina (1778)
Maradan (2p. 260-276).




LETTRE LXXVI.


Continuation de la lettre d’Évelina.
6 octobre.

Ma lettre d’aujourd’hui sera vraisemblablement la dernière que vous recevrez de Clifton ; je l’écris dans une agitation qui me permet à peine de conduire ma plume.

Je suis descendue assez tard ce matin, et malgré cette précaution, mylord Orville étoit encore seul dans la salle. J’étois un peu décontenancée de me trouver tête-à-tête avec lui, après avoir évité si long-temps une pareille entrevue. Je fus sur le point de quitter d’abord la chambre ; mais le lord me retint. « Si je vous incommode, dit-il, je suis prêt à me retirer ».

« Non, mylord, je n’étois pas venue pour rester ».

« Je m’étois flatté cependant que vous m’accorderiez un moment d’entretien ».

Je revins sur mes pas, presque involontairement ; et il ajouta, après une courte pause : « Vous êtes bien bonne, miss, d’avoir égard à mes prières ; depuis long-temps déjà je cherche l’occasion de vous parler ».

Je ne lui répondis rien, et il poursuivit : « Vous m’avez permis, madame, d’oser prétendre à votre amitié, — de m’intéresser à ce qui vous regarde, — de vous appeler du tendre nom de sœur. J’ai reconnu cet honneur comme je le devois ; mais j’ignore par quel étrange accident j’ai eu le malheur de m’en rendre indigne. Tout est changé depuis quelques jours ; vous me fuyez, — ma présence vous est à charge, vous évitez avec soin ma conversation ».

Cette imputation, faite d’un ton très-sérieux, me fit d’autant plus de peine, qu’elle étoit fondée : j’en fus honteuse ; mais je ne répondis pas encore.

« J’espère, continua le lord, que vous ne me condamnerez point sans m’entendre. Si j’ai eu le malheur de vous déplaire, dites-moi comment ; je ne desire rien de plus que de réparer ma faute, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour mériter mon pardon »

« Mylord, vous poussez la politesse trop loin : non, vous n’êtes coupable de rien, je n’ai pas idée d’avoir été offensée par vous, et s’il est question d’excuses, je vous en dois plutôt que je n’en attends de votre part ».

« Vous êtes la douceur et la bonté même, et je me flatte qu’il me sera permis de vous redemander des titres qu’il m’importe tant de conserver. Mais, toujours occupé de l’idée inquiétante de vous avoir déplu, j’espère, madame, que, sans être indiscret, j’oserai vous supplier de ne pas me laisser ignorer ce qui peut avoir causé un changement si subit et si pénible pour moi ».

« En vérité, mylord, — cela n’est pas si aisé, — je ne le puis ».

« Je rougis d’être aussi pressant ; mais il est peut-être nécessaire que je sois tiré d’erreur, et c’est de vous seule, madame, que j’attends une explication. D’ailleurs, l’époque de ce changement me fait craindre ; — me permettrez-vous de vous faire part de mes conjectures » ?

« Et pourquoi non, mylord » ?

« Dites-moi donc, — et pardonnez en même temps une question de la dernière conséquence ; — sir Clément Willoughby n’entre-t-il pas pour quelque chose dans cette révolution » ?

« Pour rien du tout, mylord », répondis-je d’un ton ferme.

« Mille et mille remercîmens ! vous me soulagez d’un grand fardeau ; — mais, de grace, encore un mot : — N’est-ce pas à sir Clément que je dois attribuer une partie de la réserve que vous vous êtes imposée à mon égard ? car, si j’ai bien calculé, elle date du jour même de son arrivée aux eaux ».

« N’attribuez rien à sir Clément ; il ne saurait avoir la moindre influence sur ma conduite ».

« Puis-je donc espérer que vous me rendrez cette même confiance et ces mêmes bontés, dont vous m’aviez honorée avant son arrivée » ?

Pour mon bonheur madame Beaumont vint nous interrompre ; — je ne savois plus que répondre : nous déjeûnâmes ensemble.

Mylord Orville fut de la meilleure humeur possible, jamais je ne le vis plus gai et plus aimable. Bientôt après sir Clément se fit annoncer ; il venoit, disoit-il, rendre ses devoirs à madame Beaumont. Je me retirai dans ma chambre, ou je donnai un libre cours à mes réflexions ; j’y trouvai des motifs de consolation et de nouvelles alarmes ; c’est dans cet état que je reçus votre chère lettre.

Ah ! monsieur, que je suis touchée des vœux et des prières que vous faites pour Évelina ! que je suis reconnoissante des bénédictions que vous répandez sur moi ! — Je dois vous quitter pour me jeter entre les bras de mon père légitime ! Ô vous, qui avez été le guide, l’ami et le protecteur de ma jeunesse, vous qui avez eu soin de mon enfance, qui avez formé mon esprit, qui m’avez conservé la vie ! — c’est vous seul que mon cœur avoue pour père, c’est à vous seul que je jure une obéissance, une gratitude, une tendresse éternelle !

J’augure assez mal de l’entrevue à laquelle je suis appelée ; mais quelle que soit l’importance de cet objet, je suis entièrement occupée dans ce moment d’un incident dont je dois vous rendre compte incessamment.

Je n’ai pas manqué d’informer madame Selwyn du contenu de votre lettre. Elle me parut bien aise de vous voir de son avis, et elle fixa d’abord notre départ à demain matin. La chaise poste fut arrêtée pour une heure après minuit.

Elle me dit ensuite de faire ma malle pendant qu’elle s’amuseroit à conter quelques sornettes à madame Beaumont, pour la préparer à notre départ.

En allant dîner je retrouvai mylord Orville de tout aussi bonne humeur qu’auparavant ; il s’assit à côté de moi, plaisantant sur mon goût pour la retraite, et il auroit été en droit de me répéter ce qu’il m’a dit dernièrement, qu’il perdoit ses peines à me divertir. En effet, l’entreprise eût été difficile : j’étois triste et abattue ; l’idée d’une entrevue solemnelle, — celle d’une séparation douloureuse, — pesoit trop à mon cœur, pour que je fusse maîtresse de mon esprit. Je regrettai même l’espèce d’explication que j’avois eue avec mylord Orville ; pourquoi falloit-il que nous quittassions l’un et l’autre le ton réservé que nous semblions nous être imposé.

Il fut question pendant le repas de notre voyage à Londres, et cette nouvelle parut consterner mylord Orville. Un nuage épais se répandit sur sa physionomie, et il devint presque aussi pensif et aussi tranquille que moi.

Madame Selwyn, occupée de ses préparatifs, se retira en sortant de table, et me pria de lui rassembler quelques livres qu’elle avoit laissés dans la salle à visites. Je m’y rendis pour les chercher, mais quelle fut ma surprise de voir que mylord Orville m’y avoit suivie. Il tira la porte après lui, et en s’approchant de moi d’un air inquiet, il me dit : « Est-il vrai, miss Anville, que vous partez » ?

« Je crois que oui, mylord ».

« Faut-il que je vous perde si subitement, au moment où j’y pensois le moins » !

« La perte n’est pas grande, mylord ».

« Se peut-il, miss, que vous doutiez de ma bonne-foi » !

« Je ne comprends pas », répondis-je en continuant à chercher, ce que madame Selwyn a fait de ses livres. —

« Ah ! si j’osois me flatter que vous me permissiez de vous prouver jusqu’où va la sincérité de mes intentions » !

« Permettez, mylord, que j’aille trouver madame Selwyn ».

« Quoi ! vous me quittez (et il me retint en même temps par la main) sans me donner la plus légère espérance de vous revoir ? Enseignez-moi du moins, ma trop aimable amie, à supporter votre absence avec un courage digne de celui que vous montrez vous-même ».

« De grace, mylord, laissez-moi ».

« Oui, s’écria-t-il en se jetant à genoux, oui, je vous laisserai, si vous le voulez ainsi ».

« Que faites-vous, mylord ? au nom du ciel, levez-vous. Mylord Orville à mes genoux ! Non, je ne vous croyois pas assez barbare pour vous jouer de moi ».

« Me jouer de vous ! ah ! que j’en suis éloigné ! Non, miss ; je vous estime, je vous admire, je vous respecte plus que personne au monde. Vous êtes l’amie que mon cœur s’est choisie, et à laquelle il rapporte tout son bonheur. Vous êtes la plus aimable et la plus parfaite des femmes, et vous m’êtes mille fois plus chère que mes paroles ne sauroient l’exprimer ».

Je n’entreprendrai point de vous décrire, monsieur, ce que je sentis dans ce moment ; je respirois à peine, je doutois presque si j’étois en vie, tout mon sang se glaça dans mes veines, et je n’eus plus la force de me soutenir. Mylord Orville se releva en sursaut ; il approcha un fauteuil, et j’y tombai presque sans connoissance.

Nous restâmes plusieurs minutes sans parler. Mylord Orville me voyant cependant un peu revenue, rompit le silence ; il me demanda pardon en bégayant de sa vivacité. Je voulus m’en aller ; mais il me retint par force.

Essaierai-je de tracer la scène qui suivit ? comment vous la rendre, quoiqu’elle soit gravée profondément dans mon cœur ? Mais les discours d’Orville, ses protestations, étoient trop flatteurs, pour que je ne prenne pas plaisir à les répéter. J’avois cherché plusieurs fois à quitter la chambre, il s’y opposa avec opiniâtreté ; — en un mot, monsieur, je ne pus tenir contre ses instances réitérées, — et il réussit à m’arracher le secret le plus sacré de mon cœur.

Je ne sais depuis quand nous étions ensemble, mais madame Selwyn, impatientée apparemment de ma trop longue absence, vint me chercher, et, en ouvrant la porte, elle trouva… mylord Orville à mes genoux. Jugez, monsieur, de ma honte et de mon trouble ! Orville fut déconcerté autant que moi ; il se leva un peu confus, et madame Selwyn se donna le temps de nous regarder l’un après l’autre sans dire mot. Enfin elle adressa la parole au lord : « Avez-vous eu la bonté, lui demanda-t-elle de son ton de sarcasme, d’aider miss Anville à chercher mes livres » ?

« Oui, répondit-il en affectant de plaisanter, et j’espère que nous ne serons plus long-temps à les trouver ».

« Vous êtes trop bon, mylord, et il y auroit de l’indiscrétion à vous faire perdre votre temps » ! Puis, se tournant vers une des croisées, elle y prit les livres qu’elle avoit demandés ; et nous en distribuant à chacun un volume, elle ajouta : « Tenez, de cette manière ma commission nous aura occupés tous trois, et nous ne ressemblerons pas mal aux domestiques du Tambour nocturne ». Elle sortit en nous lançant un regard très-expressif.

J’aurois dû la suivre ; mais mylord Orville me pressa de demeurer encore un instant : il lui restoit, dit-il, quantité de choses intéressantes à me dire.

« Non, mylord, lui répondis-je, je dois vous quitter, je ne suis demeurée, hélas ! que trop long-temps ».

« Regrettez-vous si-tôt les bontés que vous avez eues pour moi » ?

« Mylord, je ne sais plus ce que je fais, je suis tout hors de moi-même ».

« Une heure d’entretien dissipera toutes vos inquiétudes, et me confirmera mon bonheur. Quand puis-je espérer, miss, de vous voir sans témoins ? Serez-vous demain matin à la promenade » ?

« Non, mylord, je ne veux pas m’exposer une seconde fois au reproche d’avoir donné un rendez-vous ».

« Est-ce donc pour M. Macartney seul que vous réservez cette faveur » ?

« M. Macartney est pauvre, et il m’a des obligations, à ce qu’il croit du moins : sans quoi… ».

« La pauvreté, il est vrai, n’est pas un titre que je puis alléguer ; mais, si c’en est un que de vous avoir des obligations, j’ai plus de droits qu’il n’en faut pour vous demander un tête-à-tête ».

« Mylord, il m’est impossible de rester plus long-temps avec vous. Que dira madame Selwyn » ?

« Ne lui ôtez pas le plaisir de faire ses conjectures ; — mais dites-moi, je vous prie, êtes-vous sous sa direction » ?

« Oui, pour le moment ».

« J’ai encore mille questions à vous faire ; mais il en est une sur-tout qui m’intéresse essentiellement. Miss Anville dépend-elle d’elle seule, ou bien existe-t-il quelqu’un dont je dois rechercher le consentement » ?

« Ah, mylord ! j’ignore presque moi-même à qui j’appartiens ».

« Souffrez donc que je hâte l’instant qui doit éclaircir ces doutes, l’instant où vous appartiendrez seule au fidèle Orville ».

Je fis un nouvel effort pour rompre cette conversation, et je sortis pour m’enfermer dans ma chambre. J’étois trop agitée pour rejoindre madame Selwyn. Quelle scène, mon cher monsieur ! l’entrevue qui se prépare pour demain ne sauroit m’affecter davantage. — Être aimée de mylord Orville ; — être honorée du choix d’un cœur tel que le sien, — oh ! ce bonheur est trop grand pour moi : j’en ai pleuré de joie ; j’en ai pleuré à chaudes larmes.

Dans cette heureuse inquiétude, j’attendis l’heure du goûter. Il fallut redescendre ; et, à ma grande satisfaction, je trouvai la salle remplie de monde : on en remarqua moins ma confusion.

On joua jusqu’à l’heure du soupé ; mylord Orville mit ce temps à profit pour m’entretenir en particulier.

Il observa que j’avois les yeux rouges, et il me pressa de lui en dire la raison : quand je lui eus fait l’aveu de ma foiblesse, mes larmes étoient prêtes à couler encore, tant il mit de bonté dans les expressions de sa reconnoissance.

Il voulut aussi savoir si mon voyage ne souffroit point de délai ? Je lui répondis que non, et alors il me demanda la permission de me suivre en ville :

« Qu’osez-vous proposer, mylord » ?

« Oui, je veux que nos liaisons soient connues le plutôt possible ; je dois cette attention à votre délicatesse, et le public verra du moins que vous n’étiez pas faite pour écouter tel et tel soupirant indigne de vous ».

« Ce seroit donc m’exposer de nouveau aux censures de ce même public, si je souscrivois à votre demande ».

« Et n’est-il pas juste que je hâte l’instant heureux où les scrupules, les convenances ne mettront plus d’obstacle à notre union, où il me sera permis d’être à vous pour toujours, de ne plus vous quitter ?

Je passai cet argument sous silence, et mylord Orville me répéta combien il desiroit d’être du voyage.

« Ce que vous exigez, mylord, est absolument impossible, et n’est pas même en mon pouvoir. Le voyage que je vais entreprendre me privera vraisemblablement de la liberté d’agir par mes propres volontés ».

« Je ne comprends pas trop ce que vous voulez dire ».

« Je ne saurois m’expliquer davantage pour le présent ; la tâche d’ailleurs seroit trop pénible ».

« Jusqu’à quand me garderez-vous, miss, cette cruelle réserve ? quand commencerez-vous à m’honorer de la confiance que vous avez daigné me promettre » ?

« Soyez sûr, mylord, que ma réserve n’est point affectée ; mes affaires sont dans une situation des plus embrouillées ; le récit en est long et tragique. — Si cependant, mylord, un court délai vous faisoit de la peine — ».

« Pardonnez, adorable miss Anville, mon impatience ; — vous ne me direz rien de ce que vous souhaiterez me cacher ; — j’attendrai tranquillement votre confidence : — seulement j’espère de votre bonté que vous ne me laisserez pas languir trop long-temps ».

« Je ne prétends pas, mylord, vous cacher mes secrets, il ne s’agit que de reculer cette explication ».

Orville voyant que j’étois résolue à lui refuser la permission de m’accompagner à Londres, me pria de lui accorder celle de m’écrire ; il ajouta qu’il osoit se flatter que j’honorerois ses lettres d’un mot de réponse.

Le souvenir des deux lettres que nous nous étions écrites précédemment décida bientôt ma réponse, elle fut entièrement négative.

« Si je ne craignois point de passer pour présomptueux, je vous avouerois, miss, que je n’ai pu m’imaginer que cette proposition vous déplairoit. Je pensois qu’elle nous aideroit à supporter les maux de l’absence ».

Je fus frappée du ton sérieux de cette réflexion. « Et pouvez-vous prétendre, lui répondis-je, que je sois assez étourdie pour m’exposer à vous écrire une seconde fois ?

« Une seconde fois ! Vous me surprenez ».

« Avez-vous donc oublié si vite la sotte lettre que j’eus l’imprudence de vous envoyer pendant mon dernier séjour à Londres » ?

« Je n’en ai pas la moindre idée ; que que veut dire tout ceci » ?

« Il vaut mieux, mylord, laisser là cette matière ».

« Cela est impossible, et je ne serai tranquille qu’après que vous aurez expliqué ce mystère ».

En effet il me pressa tant que je lui rendis un compte fidèle de ce qui s’étoit passé relativement à ces deux lettres. Jugez de mon étonnement, monsieur, quand il m’assura de la manière la plus positive, que loin de m’avoir jamais écrit une ligne, il n’avoit ni vu, ni reçu une lettre de ma part.

Cette étrange découverte nous occupa l’un et l’autre pendant le reste de la soirée. J’ai promis à mylord Orville de lui montrer la lettre qui m’a été adressée en son nom ; elle servira peut-être à lui en faire connoître l’auteur.

Après le souper, la conversation prit un tour général.

N’est-il pas vrai, mon très-cher monsieur, que vous me félicitez de bien bon cœur des aventures de cette heureuse journée ? Je m’en souviendrai toujours avec joie et reconnoissance. Mylord Orville, je le sais, est bien dans votre esprit ; vous avez pris de lui une opinion avantageuse : ainsi j’espère que vous ne désapprouverez point la franchise de la conduite que j’ai tenue avec lui. Je me flatte donc que le choix de votre Évelina obtiendra l’agrément de son meilleur ami ; — c’est l’unique souhait qui lui reste à former.

Je crois, au reste, être à l’abri de tout reproche ; mon alliance avec mylord fait honneur à ceux auxquels j’appartiens ou pourrai appartenir dans la suite.

Adieu, mon cher monsieur ; je vous écrirai dès que je serai arrivée à Londres.