Évelina (1778)
Maradan (2p. 276-306).


LETTRE LXXVII.


Suite de la lettre d’Évelina.
Clifton, 7 octobre.

Je me suis trompée, mon cher monsieur, en vous annonçant que je ne vous écrirai plus de Clifton ; mon voyage a été différé, et j’ignore jusqu’à quand.

J’ai vu aujourd’hui mylord Orville au déjeûné ; il me pria de lui accorder un moment d’entretien avant mon départ, et il me demanda la permission d’oser venir me joindre au jardin. Je ne lui répondis point ; mais il est possible que mes yeux lui aient dit que je ne désapprouvois pas cette entrevue. Il m’importoit d’avoir des informations plus claires au sujet de la lettre. Je m’éclipsai donc le plutôt possible, et je montai pour faire une courte toilette ; mais, avant que d’arriver dans ma chambre, j’entendis madame Selwyn qui me crioit d’en bas : « Miss Anville, si vous allez à la promenade, je vous accompagnerai ; dites, s’il vous plaît, à Jenny qu’elle m’apporte mon chapeau ».

Pour éviter ce contre-temps, je me glissai, sans être vue, dans l’antichambre, où je me proposois d’attendre tranquillement jusqu’à ce que madame Selwyn eût pris d’autres arrangemens ; mais, ce projet réussit mal, et je fus interrompue par sir Clément Willoughby.

Au moment où cette visite me survint, je tenois à la main la lettre que je voulois montrer à mylord Orville : j’eus la maladresse de la laisser tomber, et sir Clément, plus alerte que moi, s’empressa de la relever ; il alloit me la rendre, quand, par un malheureux hasard, il remarqua la signature ; il se mit à lire tout haut le nom d’Orville.

Piquée de cette indiscrétion, je voulus lui arracher la lettre, mais il eut la hardiesse de me la refuser ; et comme il vit que je la redemandois avec quelque vivacité, il osa me dire : « Bon Dieu ! miss Anville, se peut-il que vous attachiez tant de prix à cette épître » ?

Cette question impertinente ne méritoit point de réponse ; mais sir Clément n’en demeura pas là : il se mit en devoir de serrer la lettre, et alors je lui fis entendre que j’exigeois absolument qu’il me la rendît.

« Vous me direz donc auparavant, reprit-il, si, depuis cette lettre, vous en avez reçu d’autres de la même personne ».

« Non, jamais ».

« Et me promettez-vous aussi, miss, que vous n’en recevrez plus de lui dans la suite ? Ce seul mot, ma chère, et je serai le plus heureux des hommes ».

« Monsieur, il est question que vous me rendiez la lettre ».

« Quoi ! sans lever mes doutes, sans me tirer de l’incertitude cruelle où vous me voyez ? Du moins, je saurai auparavant s’il est bien vrai que l’odieux Orville ne vous a écrit que cette fois ».

« Et quel droit avez-vous de me prescrire des conditions » ?

« Que d’inquiétudes, ma chère, pour cette abominable lettre ! En conscience, vaut-elle la peine que vous vous en chagriniez un instant » ?

« Mais encore, monsieur, elle m’appartient, et je veux, une fois pour toutes… ».

« Je dois donc penser que le contenu mérite tout votre mépris, et qu’elle ne vous intéresse que par le nom de l’auteur ».

« Comment, sir Clément, — vous osez ! — des soupçons » ! —

« De grace, miss, vous rougissez, — vous vous troublez. — Ciel ! seroit-il vrai que mes craintes fussent fondées » ?

« Je ne sais, monsieur, ce que vous prétendez dire ; mais je vous prie instamment de me rendre ma lettre, et de vous modérer un peu ».

« La lettre ! ah ! je vous proteste que vous ne la reverrez plus ; il falloit la brûler le moment même où vous l’avez reçue » ! Et aussi-tôt il la déchira en grinçant les dents.

Je demeurai stupéfaite des excès de ce furieux, et j’étois sur le point de le quitter ; mais il me retint par ma robe. « Non, s’écria-t-il, vous ne vous en irez pas ; je ne suis fou qu’à demi, et vous devez achever votre ouvrage. Mylord Orville connoît-il vos sentimens ? répondez, dîtes qu’oui, et je promets de vous fuir pour toujours ».

« Au nom du ciel, laissez-moi, sir Clément ; vous me mettez dans la nécessité d’appeler du secours ».

« Oh ! appelez, appelez, cruelle ! il vous faut des témoins de votre triomphe ; qu’ils viennent ! mais vous rassembleriez ici l’univers entier, que je ne vous quitterois pas avant que vous m’ayez répondu. Encore une fois Orville sait-il que vous l’aimez » ?

En tout autre temps, une question aussi brusque m’auroit embarrassée ; mais, dans ce moment-ci, elle m’intimida, et je me contentai de répondre aux extravagances de sir Clément, que, dans la suite, peut-être je pourrois satisfaire sa curiosité, mais que, pour le présent, je le priois de me laisser.

« Il suffit, reprit-il, je vous entends : l’artifice d’Orville l’emporte ; j’ai été la dupe de son sang-froid et de son flegme, et vous l’avez rendu le plus heureux des hommes. — Encore un mot, et je finis. — Vous-a-t-il promis de vous épouser » ?

Le monstre ! cette question insolente me fit rougir d’indignation ; j’eus assez de fierté pour ne pas répondre.

« Je vois clair maintenant, je suis perdu pour toujours ». En prononçant ces paroles, il se frappa le front de la main, et se promena à grands pas et dans une extrême agitation.

Il ne dépendoit plus que de moi de sortir ; mais je n’en eus pas le courage : un mouvement de compassion me retint encore, et c’est dans ce moment que je vis entrer madame Beaumont suivie de Lady Louise et de M. Coverley.

« Excusez, dit la première à sir Clément, si je vous ai fait attendre ; mais… ».

Elle n’eut pas le temps d’achever ; sir Clément, trop confus pour savoir ce qu’il faisoit, prit son chapeau, et décampa brusquement sans dire mot à personne.

Il emporta toute ma pitié ; cependant j’espère et je souhaite de ne pas le revoir de si-tôt. Mais que faut-il, mon cher monsieur, que je pense de ses propos singuliers au sujet de la lettre ? Ne diroit-on pas qu’il en est lui-même l’auteur ? Comment auroit-il su, sans cela, qu’elle est d’un contenu aussi méprisable ? D’ailleurs, hors sir Clément, je ne connois aucun être vivant qui eût pu tirer quelque avantage de cette supercherie. Je me rappelle aussi qu’il passa à ma porte le moment après que j’eus donné mon billet à la servante du logis : apparemment qu’il l’avoit gagnée pour le lui remettre, et me faire parvenir ensuite une réponse de sa façon. Voilà la seule explication que je puisse donner à cette affaire. Oh ! sir Clément, si, par vous-même, vous n’étiez déjà assez malheureux, comment pourrois-je vous pardonner une ruse qui a été pour moi une source de chagrins ?

Son départ subit causa une surprise générale.

« Voilà une conduite des plus extraordinaires », s’écria madame Beaumont.

« En vérité, ajouta lady Louise, je n’ai rien vu de pareil ; — cela est horrible, — cet homme a perdu la tête. — Il m’a tout effrayée » !

Bientôt après, madame Selwyn nous amena mylord Merton. Elle me demanda un almanach ; je n’en avois point à lui offrir : « Qui donc peut m’en donner » ?

M. Coverley. « Ce ne sera pas moi, du moins ; je serois fâché de promener dans ma poche un contrôleur du temps : j’aimerois tout autant passer ma journée devant une pendule ».

Madame Selwyn. « Vous avez raison de ne pas prendre garde au temps ; vous risqueriez qu’il vous reprochât, malgré vous, l’emploi que vous en avez fait ».

M. Coverley. « Ah ! madame, si le temps ne se met pas plus en peine de moi que je ne me soucie de lui, je puis défier pour bien des années la vieillesse et les rides. Qu’on me berne, si je pense jamais qu’au présent ».

Madame Selwyn. « Et qu’avez-vous besoin de me dire cela si souvent » ?

M. Coverley. « Si souvent ? Je vous parle aujourd’hui pour la première fois ; je ne sache pas vous l’avoir dit jamais ».

Madame Selwyn. « Vous le croyez ! et moi je soutiens que vous me l’avez répété cent fois par jour. Vos paroles, vos regards, vos actions, toute votre conduite le prouvent assez ».

Je ne sais si M. Coverley sentit ce trait de satire ; mais il l’avala tranquillement. Madame Selwyn se tourna ensuite vers M. Lovel. Il lui répondit avec l’embarras que je lui remarque aussi souvent qu’elle lui adresse la parole. « Je vous assure, madame, que je n’ai pas la moindre aversion pour les almanachs, j’en ai quatre ou cinq à votre service ».

Madame Selwyn. « Oui-dà ! la collection est forte ; et m’est-il permis de savoir ce que vous en faites » ?

M. Lovel. « N’en faut-il pas pour savoir la date ? je ne la retiens jamais.

Madame Selwyn. « Dans quelle heureuse indifférence vous vivez ? Ne pas savoir distinguer un jour de l’autre » !

M. Lovel. « Parbleu, je fais comme tant d’autres.

Madame Selwyn. « Ne vous fâchez pas, monsieur ; ce n’est qu’une petite digression. Je vouloir savoir seulement si nous avons pleine lune, car je suppose qu’elle influe sur les têtes de notre maison ; elles me semblent un peu dérangées ce matin. D’abord j’ai entendu dire à mylord Orville que des occupations importantes l’empêchoient de sortir, et depuis une demi-heure je le vois qui rode seul dans le jardin. J’avois prié miss Anville de m’accompagner à la promenade ; je la cherche dans toute la maison, et à la fin je la trouve assise dans l’antichambre les bras croisés. Il n’y a qu’un moment que sir Clément Willoughby me dit avec sa politesse ordinaire, qu’il venoit passer la matinée avec nous, et je le rencontre sur l’escalier, comme s’il étoit poursuivi par les furies ; je veux lui parler, mais il ne me répond pas, et sans faire la moindre excuse, il se sauve aussi promptement qu’un voleur qui a le guet à ses trousses ».

Madame Beaumont. « Je vous proteste que je ne comprends rien non plus à ce sir Clément. Une telle grossiéreté de la part d’un homme de condition me passe ».

Lady Louise. « Il ne m’a pas mieux traitée. J’allois lui demander de quoi il s’agissoit, il s’est enfui comme un éclair. J’en suis tout étourdie, tout effrayée. Je suis sûre que j’en suis pâle. Ne le trouvez-vous pas, mylord Merton » ?

M. Lovel. « Le teint des lys vous va à merveille, madame, et les roses en doivent rougir de dépit ».

Madame Selwyn. « Par exemple, je serois curieuse de savoir comment vous vous y prenez pour faire rougir les roses ».

M. Coverley. « En effet, cette façon de rougir a besoin d’une petite explication ».

Mylord Merton. « Oh ! pour vous, Jack, vous ne devez pas vous en mêler lorsqu’on parle de rougir, c’est un sujet où vous êtes novice ».

Madame Selwyn. « Si c’est d’après l’expérience que vous parlez, mylord, vous êtes sans contredit plus en état que personne d’approfondir la matière ».

Mylord Merton. « De grace, madame, tenez-vous-en à Coverley ; c’est-là votre homme : vous savez que je n’aime pas pérorer ».

Madame Selwyn. « Fi donc ! mylord, un sénateur, un membre de la première assemblée du royaume, négliger l’art oratoire » !

M. Lovel. « L’étude et l’application n’est pas absolument ce qu’on exige dans la chambre haute ; c’est une besogne qu’on nous laisse à nous autres communes ; et si ce n’étoit par respect pour un lord, pour un de mes supérieurs, j’oserois ajouter que c’est chez nous aussi qu’on trouve les meilleurs orateurs ».

Madame Selwyn. « Découverte admirable, monsieur Lovel ! mais sans votre remarque et l’aveu de mylord Merton, j’aurois cru qu’un pair du royaume et un habile logicien étoient des termes synonymes ».

Mylord Merton esquiva la réponse par une pirouette, et il demanda à lady Louise s’il lui plaisoit de prendre l’air avant de dîner ?

« En vérité, reprit-elle, je n’en sais rien moi-même. La chaleur me fait peur, et d’ailleurs je ne suis pas des mieux ; j’ai les nerfs si foibles, la moindre chose les démonte. La brutalité de sir Clément m’a totalement dérangée, je m’en ressentirai long-temps. — Ma santé est bien chétive, n’est-il pas vrai, mylord » ?

Mylord Merton. « Votre constitution est délicate ; mais aussi, qui voudroit d’une amazone » ?

M. Lovel. « J’ai l’honneur d’être entièrement de votre avis, mylord, et je me suis senti en tout temps une antipathie insurmontable pour ces femmes qui se distinguent, soit par la force de leur esprit, soit par une constitution robuste ». (Ces paroles furent accompagnées d’un coup d’œil malin lancé à madame Selwyn.)

M. Coverley. « Vous avez raison, messieurs, et j’aimerois tout autant une figure de bois qu’une logicienne ».

Mylord Merton. « Tout homme de bon sens sera d’accord avec vous. Une femme a-t-elle besoin de quelque chose de plus pour se faire aimer, que la beauté et un bon caractère ? Toute autre qualité est déplacée chez elles, et je les dispense, sur ma foi, de jamais prononcer un mot raisonnable ».

Madame Selwyn. « Vous connoissez sans doute, messieurs, une ancienne règle, qui conseille aux hommes de ne jamais s’engager avec une femme qui leur est supérieure en jugement et en connoissances. Or, d’après ce principe, on auroit de la peine peut-être à vous satisfaire, tous tant que vous êtes ; je ne vois qu’une seule ressource pour vous, et c’est, si je ne me trompe, l’hôpital des fous de Swift ».

Combien d’ennemis cette dame ne s’attire-t-elle pas par son goût démesuré pour la satire ! Mylord Merton lui répondit par quelques coups de sifflets, M. Coverley fredonna un air, et M. Lovel, après s’être mordu les lèvres, ne put s’empêcher de dire : « Que si madame Selwyn n’étoit pas d’un sexe à qui l’on doit des ménagemens, il seroit tenté d’avouer que son extrême sévérité devient par fois un peu grossière ».

Un domestique annonça une visite à lady Louise, cérémonial qu’elle exige scrupuleusement ; je saisis cette occasion pour me glisser hors de la chambre ; et n’osant plus aller au jardin après les propos que j’avois entendu tenir à madame Selwyn, je me rendis droit à la salle des visites.

On y conduisit bientôt après M. Macartney, qui étoit venu demander mylord Orville ; il se réjouit beaucoup de me trouver seule, et il m’avoua qu’il ne s’étoit servi de ce prétexte que pour se procurer un moment de conversation avec moi.

Je m’informai d’abord s’il avoit vu son père ?

« Oui, madame, et je me crois obligé de vous rendre compte de notre entrevue.

» Il n’a fait aucune difficulté de me reconnoître, dès qu’il a eu lu la lettre de ma mère ».

« Grand Dieu ! quel rapport entre votre situation et la mienne ! Et vous a-t-il reçu avec bonté » ?

« Je ne devois guère m’en flatter, après l’accident malheureux qui m’a chassé de Paris ».

« Et sa fille, l’avez-vous vue aussi » ?

« Non, madame, cette consolation m’a été refusée ».

« Et par quelle raison, je vous prie » ?

« Peut être étoit-ce par prudence, — peut-être aussi par un reste de ressentiment que mon père conserve encore de l’offense qu’il a reçue. J’ai demandé la seule permission de me présenter à sa fille en qualité de frère, d’oser l’appeler du tendre nom de sœur ; mais je n’ai pu obtenir cette satisfaction. Vous n’avez point de sœur m’a dit sir John, vous devez oublier qu’elle est au monde : ordre bien dur, bien difficile à suivre ».

« Non, vous avez une sœur, c’est moi qui vous en réponds, m’écriai-je avec une émotion que je n’eus pas la force de contenir ; une sœur qui prend le plus vif intérêt à tout ce qui vous regarde, et à qui il ne manque que les occasions pour vous prouver son amitié et son estime ».

« Que veut dire ceci, madame ? expliquez-vous, je vous supplie ».

« Mon véritable nom n’est pas Anville ; sir John Belmont est mon père, — il est le vôtre, — et je suis votre sœur. Voyez si nous ne nous devons point une tendresse mutuelle. Les liens de l’amitié ne sont pas les seuls qui nous unissent, ceux du sang nous rapprochent de plus près. Déjà je sens pour vous toute l’affection d’une sœur, — peut-être la sentois-je déjà avant que je susse que je vous appartenois. Mais, mon frère, mon cher frère, vous ne me répondez pas ! balanceriez-vous à me reconnoître ? En vérité, je ne reviens point de ma surprise ; tout ce que j’entends me paroît un songe.

» Quoi ! je vous retrouve, mon frère, et vous ne voudriez pas… ».

Il saisit ma main que je lui tendois. « Ah ! laissez-moi plutôt vous demander s’il est possible que vous daigniez m’avouer ; moi, cet inconnu, cet infortuné, qui ne connoissois d’autre ressource que votre générosité, moi qui n’ai été sauvé du précipice que par vos bienfaits ! Oh ! madame, pouvez-vous sans rougir consentir à reconnoître ce même homme pour frère » ?

« Cessez, cessez ce langage ; est-ce ainsi que vous devez parler à une sœur ? n’avons-nous pas des obligations mutuelles à remplir ? et ne me permettriez-vous point d’espérer de votre part tous les services que vous seriez en état de me rendre ? — Mais, avant tout, dites-moi ; où avez-vous laissé notre père » ?

« Il est ici aux eaux depuis hier matin ».

J’aurois poussé plus loin ces informations, si mylord Orville n’étoit pas survenu. Il fut un peu surpris de me trouver tête-à-tête avec M. Macartney, et il se seroit retiré sans doute, si je ne l’avois pressé d’entrer.

Nous nous regardâmes tous sans rien dire, et je crois que chacun de nous fut un peu décontenancé. M. Macartney rompit enfin le silence, et fit ses excuses à mylord Orville de la liberté qu’il avoit prise de se servir de son nom. Le lord reçut ce compliment assez froidement ; et n’ayant pas jugé à propos d’y répondre, M. Macartney prit congé de nous.

Dès qu’il fut loin, mylord Orville entra en conversation : « N’ai-je pas abrégé la visite de M. Macartney » ?

« Point du tout, mylord ».

« Je m’étois flatté de rencontrer miss Anville dans le jardin, — mais j’ignorois qu’elle eût d’autres engagemens ».

Avant que j’eusse le temps de répondre, un domestique vint m’avertir que la chaise de poste étoit prête, et que madame Selwyn m’attendoit. Je lui fis dire que j’irois la joindre dans l’instant, et effectivement je voulus sortir ; mais mylord Orville m’arrêta avec vivacité. « Est-ce ainsi, miss Anville, que vous me quittez » ?

« Que puis-je y faire, mylord ? peut-être une occasion plus favorable. — Non, madame, ceci en est trop, malgré tout le flegme de ma philosophie. Et où trouverai-je cette belle occasion que vous me faites espérer ? La chaise n’est-elle pas à la porte ? n’êtes-vous pas sur votre départ ? ai-je pu savoir seulement où vous comptez vous rendre » ?

« Tranquillisez-vous, mylord, mon voyage sera différé ; M. Macartney m’a annoncé des nouvelles qui le rendent maintenant inutile ».

« M. Macartney paroît avoir beaucoup de pouvoir sur votre esprit ; mais, si je ne me trompe, il est bien jeune pour être votre conseiller ».

« Est-il possible, mylord, que M. Macartney puisse vous donner le moindre ombrage » ?

« Je reconnois et j’admire, très-chère miss Anville, la pureté de vos sentimens. Votre cœur est au-dessus de tout ce qui s’appelle artifice ; il ne connoît pas même les soupçons. Ce seroit vous faire injustice, ce seroit me la faire à moi-même, que de douter un instant de cette bonté qui vous a captivé pour jamais mon estime. — Et, malgré cela, me pardonnerez-vous si j’avoue que je suis un peu surpris, — peut-être même alarmé de ces fréquentes visites d’un jeune homme de l’âge de M. Macartney » ?

« Mylord, il est aisé de me justifier ; ce M. Macartney est mon frère ».

« Votre frère ! vous m’étonnez ! Et par quelle singulière idée faites-vous un mystère de sa parenté » ?

Madame Selwyn entra dans le même moment. « Ah ! vous voilà, s’écria-t-elle ; mylord a-t-il la complaisance de prêter la main aux préparatifs du voyage, — ou plutôt vous aide-t-il à le retarder » ?

« Je serois heureux, madame, reprit le lord, si un tel retard ne dépendoit que de moi ».

Je fis part ensuite à madame Selwyn du message que m’avoit apporté M. Macartney ; aussi-tôt on décommanda la voiture, et je suivis madame Selwyn dans sa chambre, où nous tînmes conseil sur le parti qu’il nous restoit à prendre. Peu de minutes suffirent pour décider mon amie ; elle se mit à écrire le billet suivant :

À sir John Belmont, baronnet.

« Madame Selwyn présente ses devoirs à sir John Belmont, et lui demande dans la matinée un moment d’entretien sur une affaire de très-grande importance ».

Elle ordonna à son domestique de rendre ce billet à son adresse ; après quoi elle alla trouver madame Beaumont pour l’informer que notre voyage avoit été différé.

La réponse de sir Belmont ne tarda pas à nous être rendue ; la visite de madame Selwyn fut acceptée dans la matinée même.

Elle auroit désiré que je la suivisse immédiatement, mais je la suppliai de m’épargner le trouble d’une entrevue aussi peu ménagée, et de m’en préparer auparavant les voies. Elle n’y consentit qu’à regret, et se décida enfin à partir seule, accompagnée de son domestique.

Son absence ne fut pas de deux heures, mais ce temps me dura un siècle ; mille conjectures, mille craintes roulèrent dans mon esprit. J’étois restée seule dans ma chambre ; l’inquiétude où j’étois ne me permit de voir personne, pas même mylord Orville.

Dès que j’apperçus madame Selwyn de ma fenêtre, je volai à sa rencontre dans le jardin ; elle me conduisit dans un des berceaux.

Le mécontentement que je démêlai dans sa physionomie, ne me présagea rien de favorable du succès de sa commission. Son silence augmenta encore mes appréhensions, et je lui demandai d’une voix tremblante, si j’osois me flatter d’avoir retrouvé un père.

« Hélas ! non, ma chère », me répondit-elle brusquement.

« Eh bien ! madame, repris-je assez tranquillement, partons sans délai : — vous me conduirez à Berry-Hill ; là, du moins, je serai sûre de trouver un père qui me recevra ».

Lorsque nous fûmes revenues un peu de notre consternation, madame Selwyn consentit à me rendre compte de son entrevue ; et quoiqu’elle ait mis dans ce récit toute la vivacité que vous lui connoissez, j’essaierai pourtant, monsieur, de vous en rapporter les détails mot à mot.

J’ai trouvé, me dit-elle, sir John seul dans sa chambre ; il m’a reçue avec toute la politesse possible. Je n’ai pas balancé un instant de lui annoncer le motif de ma visite ; mais il n’en fut pas plutôt instruit, qu’il me demanda d’un air arrogant, si j’avois pu prendre sur moi de réchauffer cette ancienne et ridicule histoire.

Je lui fis sentir que le mot ridicule n’étoit point ici à sa place, et qu’il devoit choquer tous ceux qui sont au fait des circonstances horribles de cette ancienne histoire, dont il parloit avec tant de légèreté. « Les actions, ajoutai-je, que je prétends vous rappeler, monsieur, seroient dignes de figurer dans le caractère atroce d’un Néron et d’un Caligula ». Il essaya plusieurs fois de tourner mes insinuations en plaisanterie ; mais je poursuivis à lui représenter, avec toute la fermeté possible, l’énormité de son crime : mes reproches le piquèrent au vif, et il s’écria avec autant de vivacité que d’impatience :

« Arrêtez, madame, je n’ai besoin des conseils de personne, dans l’affaire dont il s’agit. — Réparez donc vos torts, repris-je, vous en avez le pouvoir. Votre fille n’est pas loin d’ici, elle demeure à Clifton ; faites-la venir ; avouez à la face de l’univers la légitimité de sa naissance, et justifiez ainsi la réputation d’une épouse trop long-temps outragée. — Madame, m’a-t-il répliqué, vous vous trompez si vous soupçonnez que j’aie attendu l’honneur de votre visite pour m’acquitter de la réparation que je devois au souvenir de cette dame infortunée ; son enfant a été l’objet de mes soins depuis sa plus tendre enfance ; je l’ai recueillie dans ma maison, elle porte mon nom, et elle sera mon unique héritière ». Ce récit me parut pendant un moment trop absurde pour mériter une attention sérieuse, mais sir Belmont m’assura très-fortement que c’étoit à moi à qui on en avoit imposé, puisque la femme même qui avoit soigné lady Belmont dans sa dernière maladie avoit conduit sa fille à Londres, et la lui avoit remise, avant qu’elle eût atteint l’âge d’un an. « Dans ce temps-là, continua-t-il, je n’étois guère disposé à confirmer le bruit qui s’étoit répandu de mon mariage ; je fis donc partir ma fille pour la France, et je lui donnai pour surveillante la femme qui me l’avoit amenée. Lorsque cette enfant fut parvenue à un âge plus avancé, je l’ai fait entrer dans un couvent, où elle a reçu une éducation convenable à son état ; je viens de la retirer, et elle vit actuellement dans ma maison, où elle jouit du titre et des droits d’un enfant légitime. De cette manière je crois avoir payé à la mémoire de sa mère le tribut qui lui étoit dû ; je pense qu’il m’a coûté assez cher ». Ce récit avoit tout l’air d’une fable, et je ne me fis aucun scrupule de dire à sir Belmont que je n’en croyois pas le mot. Il tira la sonnette pour demander son perruquier, et me fit ses excuses de ce qu’il étoit obligé de me quitter ; mais il m’invita de reprendre ma visite demain matin, qu’alors il se proposoit de me faire faire la connoissance de miss Belmont, au lieu de me donner la peine de la lui présenter. Je me suis levée très-indignée contre lui, et me suis retirée en lui annonçant que je ne manquerois pas de rendre sa conduite aussi publique qu’elle est déshonorante.

Tels furent les détails que me rapporta madame Selwyn. Jugez, monsieur, quelle impression ils firent sur moi ! Je n’y comprends absolument rien. Quoi ! cette miss Belmont que j’ai vue à Bristol passe pour être la fille de mon infortunée mère ; elle tient la place qui est due à votre Evelina ! Qui peut-elle être, et sur quoi prétend on fonder une pareille imposture !

Madame Selwyn ayant terminé cet entretien, m’abandonna à mes réflexions. Vous sentez bien, monsieur, qu’elles ne furent pas des plus gaies. J’avois écouté avec constance un récit qui n’étoit que trop propre à m’affliger ; dès que je fus laissée à moi-même, l’idée d’être rejetée avec tant de dureté se présenta à mon esprit dans toute sa force.

Je demeurai dans cette situation mélancolique, quand tout-à-coup la voix de mylord Orville vint me tirer de ma rêverie : « M’est-il permis d’entrer, dit-il, sans interrompre miss Anville » ? Je ne m’y opposai pas, et il, prit une chaise à côté de moi.

« Je crains, miss, reprit-il, que vous ne m’accusiez d’être importun ; mais j’ai tant de choses à vous dire, tant de choses à apprendre de vous, et si peu d’occasions de vous voir seule, que vous ne devez ni être surprise, ni vous offenser de l’empressement avec lequel je mets tous les momens à profit. Vous êtes sérieuse, miss, ajouta-t-il en prenant ma main ; regretteriez-vous d’avoir différé votre voyage ? J’espère que non, et j’ose me flatter, que ce qui est pour moi une source de joie, ne sauroit vous faire de la peine. — Mais qu’avez-vous donc ? vous êtes si pensive ; y a-t-il quelque chose qui vous afflige ? Que ne suis-je en état de vous consoler ? — puissé-je être digne de partager vos chagrins » !

J’étois trop émue pour ne pas être sensible à l’honnêteté de ce procédé ; je ne pus répondre au lord que par mes larmes : « Juste ciel ! s’écria-t-il, vous m’inquiétez ; de grace, ma très-chère amie, ne me cachez pas plus long-temps les motifs de vos chagrins ; — souffrez que je vous aide à les supporter. Rassurez-moi, je vous supplie ; dites-moi du moins que vous ne m’avez point retiré votre estime ; — que vous ne regrettez point les bontés que vous avez eues pour moi ; — que je suis toujours à vos yeux le même Orville, à qui vous avez permis de vous offrir l’hommage de son cœur ».

« Mylord, répondis-je, votre générosité m’accable ». Je pleurois comme un enfant. Les espérances qui me restoient du côté de mon père étant totalement renversées, je sentis plus que jamais combien l’attachement du lord étoit désintéressé, et cette réflexion fut un nouveau poids pour mon cœur.

« Mylord, ajoutai-je dès que je fus capable de parler, vous ne savez pas sur qui votre choix est tombé ! Orpheline depuis mon enfance, je ne dépends que des bontés d’un ami qui a bien voulu prendre soin de ma misère ; c’est à sa pitié que je dois jusqu’à la subsistance. Je suis rejetée, désavouée par ceux à qui j’appartiens le plus près. Ah ! mylord, dans ces circonstances, puis-je mériter la distinction dont vous m’honorez ! Non, non, je sens trop douloureusement la distance immense qui nous sépare. Vous devez m’abandonner à mon malheureux sort ; — je dois rentrer dans l’obscurité, — j’irai retrouver mon ami, mon meilleur, mon unique ami, et je verserai dans son sein tous mes chagrins. — Vous, mylord, vous placerez mieux… ».

Je n’eus pas la force d’achever ; mon cœur frémit de l’arrêt que j’allois prononcer contre moi, et ma bouche s’y refusa.

« Non, jamais, s’écria mylord Orville avec chaleur ; mon cœur vous appartient, et je vous jure un attachement éternel. Après ce que vous m’avez dit, madame, je dois m’attendre au récit le plus affligeant des cruautés qu’on vous a fait souffrir, j’y suis préparé ; mais je suis convaincu d’avance que, quelles que soient vos disgraces, vous n’en avez mérité aucune. Oui, miss Anville, vos malheurs vous rendent plus chère à mon cœur. Puis-je savoir où je trouverai cet ami généreux, dont vous m’avez enseigné à respecter les vertus ; je volerai vers lui, je lui demanderai son consentement à notre union, et des liens indissolubles joindront désormais nos destinées : mon unique étude sera de vous faire oublier vos maux passés, et de vous venger de l’injustice du sort ».

Je me proposois de répondre au lord, quand j’apperçus madame Selwyn, qui vraisemblablement avoit écouté une grande partie de notre conversation. « Oui, ma chère, me dit-elle, toujours ce goût champêtre ; je croyois que depuis long-temps vous aviez quitté cette retraite solitaire, et je vous ai cherchée dans toute la maison. — Mais je comprends maintenant ; le moyen le plus sûr de vous trouver, c’est de s’informer de mylord Orville. Que je ne trouble pas au reste vos méditations ; vous composiez sans doute quelque pastorale ». Et après nous avoir tenu ce propos piquant, elle se retira.

Je voulus sortir du berceau, mais mylord Orville me prévint ; « Permettez, me dit-il, que j’aille suivre moi-même madame Selwyn ; il est temps de mettre fin à ses conjectures, je lui parlerai à cœur ouvert, si vous y consentez ». Je ne m’y opposai point, et il me quitta. Pour moi, je retournai dans ma chambre, et j’y restai jusqu’à l’heure du dîné. Après le repas, madame Selwyn me demanda un moment d’entretien. Dès que nous fûmes seules, elle me présenta une chaise, et me pria de m’asseoir, en m’appelant Milady.

Je la suppliai de m’épargner.

« La pauvre petite innocente ! reprit-elle ; vous ne me comprenez donc pas ? Mon intention n’est que de vous familiariser avec votre nouveau titre ; il doit en effet vous paroître neuf, et vous pourriez vous y méprendre ».

Après qu’elle eut joui assez long-temps de ma confusion, et donné pleine carrière à ses plaisanteries, elle me félicita très-sérieusement sur l’attachement du lord, et m’informa qu’il lui avoit témoigné le desir le plus sincère de voir notre mariage s’accomplir au plutôt. Elle lui a raconté toute l’histoire de ma vie, et loin de s’en rebuter, il n’en a montré qu’un plus grand empressement à hâter notre union, sans attendre le résultat de nos démarches auprès de ma famille. « À présent, continua madame Selwyn, je vous conseille, ma chère, de l’épouser sur-le-champ ; rien de plus précaire que le succès de nos négociations avec sir Belmont ; et d’ailleurs, il ne faut pas trop se fier aux jeunes gens de l’âge de mylord Orville : dans des affaires de cette importance, on ne doit pas leur laisser le temps de réfléchir ».

« Quoi ! madame, vous voudriez que j’usasse de surprise » ?

« Vous ferez tout ce qu’il vous plaira ; heureusement qu’il y a, de part et d’autre, un peu de Don-Quichotisme, sans quoi vos délais pourroient tourner à votre plus grand désavantage ! Mylord Orville m’a paru aussi romanesque, que s’il fût né et élevé à Berry-Hill ».

Elle me proposa ensuite un expédient dont elle se promet beaucoup d’effet, c’est que je l’accompagne dans la visite qu’elle doit faire demain matin à mon père.

L’idée seule de cette entrevue me fit trembler, mais madame Selwyn m’en représenta la nécessité absolue ; elle est d’avis qu’il convient de pousser cette malheureuse affaire avec vigueur, ou d’y renoncer entièrement. La force de ses raisons m’entraîna, et je me crus obligée de souscrire à sa volonté.

Vers le soir nous avons fait un tour de promenade dans le jardin ; mylord Orville ne me quitta pas plus que mon ombre ; il me dit qu’enfin on l’avoit mis au fait des détails que je lui ai cachés jusqu’ici ; qu’il étoit bien aise d’être tiré d’une incertitude qui l’avoit beaucoup tourmenté, mais qu’il n’en étoit pas moins inquiet pour mon repos. Je l’informai aussi du plan que madame Selwyn a projeté pour demain matin, et je lui avouai combien j’en redoutois l’exécution. Il me pressa de lui abandonner la conduite de cette affaire, et me proposa de nous unir avant cette entrevue.

Je fus sensible à cette nouvelle preuve de sa générosité, mais je lui fis remarque que je m’en rapporterai là-dessus entièrement à votre avis, monsieur ; que d’ailleurs j’étois bien sûre qu’avant de prendre des engagemens aussi solemnels, vous me conseillerez d’attendre l’issue d’une affaire qui ne sauroit plus demeurer long-temps incertaine ; que cette précaution me paroissoit nécessaire jusqu’à ce que je susse de l’autorité de qui je dois proprement dépendre dans la suite. Le reste de notre conversation roula entièrement sur cette redoutable entrevue et sur les craintes qu’elle m’inspire ; elle a été depuis le sujet de toutes mes pensées.

J’approche donc de ce moment si long-temps attendu, si long-temps desiré, de ce moment terrible où il me sera permis de me jeter aux pieds d’un père ; titre auguste et sacré que je ne prononce qu’en tremblant. Je brûle de connoître ce père, je languis de l’aimer. Ô ciel ! prête-moi ton appui dans ce moment de crise !