Évelina (1778)
Maradan (2p. 191-195).


LETTRE LXV.


Suite de la lettre d’Évelina.
30 septembre.

J’ai à vous annoncer, monsieur, un étrange événement, qui ouvre un vaste champ à nos conjectures.

Nous fûmes hier au soir à l’assemblée. Mylord Orville avoit pris des billets pour tous ceux de notre société ; il me fit l’honneur de danser avec moi, et on en fut surpris. Chaque jour est marqué d’une nouvelle preuve de sa politesse ; le lord saisit actuellement chaque occasion pour m’appeler son amie et sa sœur.

Mylord Merton avoit offert à lady Louise un billet, qui fut refusé avec dédain ; elle est toujours fort en colère contre son amant, et il n’a pu obtenir l’honneur d’une seule danse. Elle n’a pas quitté sa chaise de la soirée, elle n’a pas même daigné parler. La conduite de cette dame à mon égard est encore la même, également froide et impérieuse ; le mépris est peint dans ses yeux. Sans mylord Orville, mon séjour à Clifton seroit des plus tristes.

M. Coverley, M. Lovel et mylord Merton vinrent nous joindre dans la salle du bal ; le dernier avoit l’air d’un homme qui fait pénitence ; et il fut très-assidu auprès de lady Louise, mettant tout en usage pour l’appaiser, mais sans pouvoir y réussir.

Mylord Orville ouvrit le bal ; il dansa le menuet avec une jeune demoiselle qui s’attira d’autant plus d’attention, qu’elle paroissoit ici pour la première fois. Elle est jolie, d’une physionomie douce et intéressante.

Lady Louise fut curieuse de savoir qui elle étoit ; M. Lovel lui rapporta qu’elle s’appeloit miss Belmont, et qu’elle avoit de grands biens ; qu’elle se trouvoit aux eaux depuis hier.

Je fus frappée du nom que j’entendis prononcer, mais je le fus bien davantage quand j’appris que cette étrangère étoit fille et héritière unique de sir John Belmont. C’est du moins ce que M. Lovel assura positivement à madame Beaumont.

Vous jugez bien, monsieur, que cette découverte devoit être pour moi un coup de foudre ; madame Selwyn, qui s’apperçut de mon trouble, vint d’abord vers moi, et me dit de me tranquilliser, qu’elle tâcheroit d’approfondir ce mystère.

Jusqu’ici je n’ai pas su que madame Selwyn étoit instruite de mes affaires ; elle m’a avoué aujourd’hui qu’elle avoit très-bien connu ma mère, et qu’elle est au fait de toutes nos disgraces.

Elle a beaucoup questionné M. Lovel sur la jeune étrangère ; et, selon les informations qu’il nous en a données, cette demoiselle arrive tout récemment d’un voyage qu’elle a fait avec sir John Belmont, qui est également de retour à Londres ; elle est logée chez une tante nommée madame Paterson, et on dit qu’elle est à la veille de faire un héritage considérable.

Je ne saurois vous dépeindre, monsieur, la sensation que ce récit produisit sur moi. Que veut dire tout ceci ? Vous a-t-on jamais parlé d’un second mariage de sir Belmont ? Dois-je croire qu’il a adopté une étrangère, tandis qu’il rejette son enfant légitime ? — Je ne sais que penser, et je me perds dans un abîme de réflexions plus effrayantes les unes que les autres.

Madame Selwyn a passé plus d’une heure dans ma chambre, pour délibérer avec moi. Elle me conseille de me rendre incessamment à Londres, d’y aller trouver mon père, et de lui demander une explication. J’ai trop de ressemblance, dit-elle, avec ma mère, pour que sir Belmont puisse balancer de me reconnoître dès qu’il m’aura vue. En attendant, je ne déciderai rien ; je ne prétends agir que d’après vos directions.

Je ne vous parle point de la soirée d’hier : je ne suis occupée aujourd’hui que d’un seul objet, et il m’intéresse trop pour que je puisse penser à autre chose.

J’ai prié madame Selwyn de garder, un secret absolu sur tout ceci ; elle me l’a promis, et je la crois trop raisonnable pour ne pas en sentir toute l’importance.

Mylord Orville doit-s’être apperçu de mon trouble, mais je ne m’aviserai point de lui en dire la raison. Heureusement qu’il n’étoit pas avec nous lorsque M. Lovel nous donna ces informations.

Madame Selwyn me dit, que si vous approuvez le plan de mon voyage à Londres, elle consent à m’y accompagner. J’aurois voulu qu’elle m’eût épargné cette offre ; je préférois mille fois d’entreprendre cette course sous les auspices de madame Mirvan.

Adieu, mon très-cher monsieur, je suis sûre que vous ne tarderez pas à m’écrire. J’attends vos lettres avec la plus vive impatience.